Chine / (2/3) Lettres de l’autre partie de la planète : De la spiritualité


15.09.2019

Voici le deuxième texte d’une série consacrée à la commémoration du 70ème anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine.



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L’auteur dans un temple taoïste en Chine.

1. De la spiritualité chinoise

Il y a plusieurs années que, par curiosité, je fréquente ce qu’on appelle l’Extrême-Orient, notamment la Chine.

Il me semble utile d’évoquer ce qui m’a frappé le plus et en premier. Bien entendu, je présenterai des observations générales substantielles, non le résultat d’une recherche académique. Je fournirai certaines données particulières non par stupide et inutile étalage d’érudition, mais pour montrer combien, en Occident, immense est l’ignorance de la Chine, et combien nous perdons ainsi un enrichissement dans le domaine intellectuel.

En rédigeant ce texte, je n’oublie pas qu’auparavant, en communiquant verbalement ces informations en Algérie, je fus généralement vu comme un « mécréant », un « kafar ». J’expliquais néanmoins que je me limitais simplement à informer sur une réalité existante, qu’en outre le prophète Mouhammad conseilla : « atloubî al’ilma wa laou fi sînne » (Demande la science même en Chine). Par conséquent, les propos exposés dans ce texte vont de pair avec le respect de toute croyance et opinion, dans la mesure où elle n’est pas cause de nuisance à autrui.

En Chine, j’ai trouvé une situation spirituelle absolument nouvelle, complètement inattendue,  totalement inimaginable, inconnue dans l’autre partie de la planète, celle appelée « Occident », d’où je venais. J’entends par « Occident » l’Europe entière, le sud de la Méditerranée, dont le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne et le continent américain, bref cette partie de la planète dominée par l’une des trois religions monothéistes.

En Chine, il existe, certes, des croyants de cette foi (essentiellement Chrétiens et Musulmans) ; mais ils forment une infime minorité dans la population.

Cependant, la majorité des Chinois (ethnie han majoritaire et les 56 ethnies minoritaires) ignore jusqu’au mot « Dieu ». Depuis l’Antiquité, les gens se référent au 天 (Tiān), qui signifie « ciel ». Donc une chose concrète naturelle.

Le mot comprend deux éléments : 大 qui représente l’être humain, et 一, une barre au-dessus, qui suggère le ciel. Pratiquement, donc, 天 (Tiān), c’est le ciel qui se trouve au-dessus de l’être humain.

C’est du ciel, en tant que réalité concrète, que tout vient : bienfaits et malheurs. Du ciel vient le soleil pour réchauffer ou causer des sécheresses catastrophiques ; du même ciel proviennent la pluie bienfaitrice ou les orages destructeurs. C’est logique, étant donné la prédominance de l’agriculture qui dépend du climat, autrement dit de l’état du ciel.

Mais il n’y a rien d’autre dans ce ciel, pas de divinité telle qu’on l’entend en « Occident ».

L’empereur tenait son pouvoir du « Ciel », il en était le « Fils ». Là, aussi, on est dans le concret. Selon l’état bénéfique ou maléfique de la météorologie céleste, le pouvoir du souverain est bon ou mauvais. Donc, encore une fois, rien de supra-naturel, rien de métaphysique.

L’une des interprétations possibles du caractère chinois signifiant « souverain », « roi » est 王 (Wáng). Le dessin comprend trois lignes horizontales : la supérieure représenterait le ciel, la moyenne, les êtres humains, et l’inférieure, la terre. La ligne verticale qui les unit correspondrait au souverain dont le rôle, précisément, est de concilier ces trois éléments. Là, encore, on est dans le concret. Celui qui ne sait pas unir ces trois éléments ne peut se prétendre souverain.

Depuis des millénaires, ce peuple chinois vit généralement de manière harmonieuse, sur le plan spirituel. Bien entendu, des controverses existaient et continuent à exister entre diverses écoles de pensée, toujours tendant à une morale indiquant des comportements sociaux concrets. Très rarement ces controverses se sont manifestées de manière violente. Le cas le plus grave fut commis par Che Huang Ti, l’empereur unificateur de la Chine : il jeta au feu des ouvrages d’intellectuels et fit ensevelir vivants leurs auteurs.

Autrement, en Chine, quand le sang a coulé, durant les nombreuses guerres, il le fut de manière sincère, autrement dit non en évoquant une Volonté Divine, mais en parlant de territoire à occuper ainsi que de ressources naturelles et de main d’œuvre à exploiter. Envahisseurs et résistants s’affrontaient par les armes, au nom de leur territoire, sans brandir aucun Livre ni signe Sacré, tels l’étoile de David, la croix ou le croissant, se référant à une religion et donc à un Dieu particuliers.

Dans le domaine spirituel, le peuple chinois a produit deux conceptions, confucianisme et taoïsme, puis, ensuite, a adopté une conception venue de l’Inde : le bouddhisme. Ce ne sont pas des religions, mais des conceptions d’ordre éthique, spirituel.

Le mot occidental « religion », dont l’étymologie est incertaine, pourrait venir du latin relego, (relier, mettre ensemble). Mais on ignore d’où vient la connotation évoquant un message ou commandement extra-humain, divin. Par ailleurs, en Islam, dans Wikipédia on lit : « le terme dîn, qui peut être considéré comme équivalent de celui de religion, désigne avant tout les prescriptions de Dieu pour une communauté. »

En chinois, « religion » se dit 宗教 (zōng jiào). Il est composé de deux termes.

Le premier 宗 est, à son tour, composé de deux caractères : 宀 qui signifie toit (de maison, donc par extension « maison », et 示, qui signifie quelque chose qui vient (se révèle) d’en haut (du ciel).

Le second caractère 教. Il est composé de trois éléments. 爻 (mélanger ou entrelacer) ; 子 (bébé) ; 攴 (une main tenant un bâton).

Donc l’expression宗教, qui correspond au terme occidental « religion » signifie : dans une maison (un lieu fermé 宀 ), entrer en action (爻) avec un enfant (子, quelqu’un qui ne possède pas de connaissance), par l’emploi d’un bâton (攴, imposition), pour lui montrer quelque chose qui vient d’en haut (示), ce haut étant, rappelons-le, 天 (Tiān, le Ciel).

Dès lors, on se rend compte de deux faits. 1) les termes occidentaux ne traduisent pas correctement ceux chinois ; 2) les mêmes termes occidentaux réduisent ceux chinois à une conception auto-centrée occidentale, qui ne correspond pas à la conception chinoise.

C’est que l’Occident emploie des abstractions, telles « Dieu », là où les Chinois n’utilise que le matériel concret (Ciel). Je viens d’en citer les deux exemples : « Tiān » (ciel) et « zōng jiào » qui n’équivalent absolument pas à « Dieu » et « religion ».

Par ces deux exemples, j’espère rendre concrets et compréhensibles cinq aspects : 1) ce qui sépare fondamentalement la conception mentale-intellectuelle-spirituelle occidentale de celle chinoise ; 2)  connaître l’une en ignorant l’autre, c’est connaître uniquement la réalité d’une moitié de l’humanité ; 3) seulement en connaissant les deux conceptions différentes de ces deux parties de l’humanité qu’on peut employer convenablement le terme : « l’humanité » Autrement, la vérité objective devrait obliger à se limiter à dire : « La moitié de l’humanité à laquelle j’appartiens croit… etc… » ; 4) les gens d’Occident devraient en venir à la modestie de ne pas se considérer comme étant « l’humanité entière » et « universelle » mais simplement sa moitié, car existe une autre moitié qui ne partage pas la même conception mentale-intellectuelle-spirituelle, qui en est même l’opposé, l’une abstraite et métaphysique, l’autre concrète et matérialiste ; 5) enfin, c’est uniquement en se familiarisant avec les conceptions de ces deux parties d’humanité qu’on peut se permettre de parler et d’écrire en employant le terme « l’humanité ». Par conséquent, cette dernière ne se réduit absolument pas à celle occidentale ; elle n’en est que la moitié !

C’est pourquoi il faut réfléchir quand, en Occident, on entend ou on lit des expressions du genre « l’universalité de », par exemple, chez les théologiens (Dieu, le Déluge universel, le péché originel, les anges, Satan, etc.), chez Platon (l’Idée), chez Kant l’ « impératif catégorique », chez Hegel l’ « Esprit », ou chez Freud (le complexe d’ œdipe).

Considérons, également, avec plus de recul les recherches et affirmations de scientifiques occidentaux, notamment biologistes, à propos de l’existence d’une partie du cerveau qui expliquerait l’ « innéité » de l’esprit religieux, ou de psychologues, pour lesquels existerait une espèce d’ « instinct » religieux.

Certes, un sentiment du mystérieux (parce qu’inconnu) et sa perception-présentation sous forme de « sacré » existe partout sur la planète. Toutefois, le sacré occidental est spécifique parce que presque sinon entièrement conditionné par la religion, de manière extra (meta)-physique. Ce n’est pas le cas en Chine. Nous verrons pourquoi et comment en évoquant des horloges.

Tenons à l’esprit, également, l’écriture. Au contraire de celles occidentales, celle chinoise se compose de caractères qui, dans leur majorité, correspondent à des objets ou actions concrets. Dans la vie d’un Chinois tout ce qui n’est pas concret, empiriquement constatable n’intéresse pas, n’est pas concevable. C’est un peuple matérialiste dans le sens correct, noble du terme. On objecterait : « Ha ! Ha !… Et l’esprit marchand des Chinois, avec les tromperies qui vont avec ? » Réponse : le texte présent examine une conception générale, et non son application dans un seul domaine particulier. Ajoutons que l’esprit marchand est universel, dans son aspect de tromperie, et ceci quelque soit la conception intellectuelle pratiquée.

On imagine facilement la totale perplexité d’un Chinois si on lui raconte des faits tels les suivants : la « Genèse, » du point de vue biblique, avec l’histoire d’Adam et d’Eve ; Yahvé qui a préféré un « peuple élu » auquel il a offert une « Terre Promise » au détriment d’autres peuples que le peuple « élu » avait le droit de massacrer ; Jésus conçu par un « Esprit saint » et « Fils de Dieu » mais non par l’accouplement de deux êtres humains ; l’affirmation que le Coran est la parole de Dieu et non d’un homme particulièrement doué en écriture, ou une controverse sur le fait que le même Coran a été « créé » ou est « incréé » de tout temps.

Élargissons l’examen. En Occident, tout le malheur de l’humanité vient du « péché originel ». Absolument rien de cela en Chine.

En Occident, le problème fondamental est celui du « Bien » et du « Mal », de leur existence et de leur lutte permanente, l’un excluant totalement l’autre. On retrouve ces deux concepts aussi bien dans les conceptions gréco-romaine que judéo-chrétienne-musulmane ; ce dernier groupe sous forme d’anges du « Bien » et d’anges du « Mal » dont le représentant archétypal est Satan.

En Chine, existe des conceptions autres. Deux forces animent l’univers, mais elles forment d’une part une unité complémentaire, d’autre part une lutte contradictoire. Ces deux forces sont tout-à-fait matérielles : le yīn (forme traditionnelle 陰 ; forme simplifiée 阴) et le yáng (forme traditionnelle 陽 ; forme simplifiée 阳).  La première mention connue de ces deux concepts se trouve dans un ouvrage écrit, estime-t-on, environ 600 av. J.-C : le 道德經 (dào dé jīng, livre de la voie et de la vertu). L’œuvre aurait été écrite par Lao Ze, qui serait le fondateur du taoïsme.

Revenons aux deux forces (en Occident, on dirait « concepts » ou « substances »).

Le premier caractère chinois (yīn) est composé de deux éléments : 阝(simplification du caractère 阜 : mur, colline) et 侌 (deux éléments : l’un 今signifiant aujourd’hui, et l’autre 云, nuage) dont la forme simplifiée est 月 (lune). C’est donc la partie du mur soumise à l’obscurité-froideur de cet astre.

Le second caractère chinois (yáng) est composé, également, de deux éléments. Le premier est le même que dans le premier caractère, 阝(mur, colline) ; le second élément est, au contraire, 昜 (soleil 日, créant des ombres 勿) dont la forme simplifiée est日 (soleil). Donc, c’est la partie du mur soumise à la lumière-chaleur de cet astre.

En élargissant la signification, on arrive à ceci. Le yīn, de couleur noire, correspond au principe « négatif » (pour parler en terme occidental), et, pour parler à la chinoise, ce qui reçoit quelque chose, tel le ventre de la femme, la terre, l’obscurité, le froid. Le yáng, de couleur blanche, correspond au principe « positif », ou, plutôt, ce qui donne quelque chose, tels le soleil, le sperme de l’homme, la lumière, la chaleur. Bref, tout ce qui est « positif » dans l’univers et dans la vie correspond au yáng, et de « négatif », au yīn.

Notons que cette distinction ne contient aucune notion péjorative ou morale. Ainsi, la femme est yīn, tandis que l’homme est yáng. C’est que l’homme (le mâle) donne l’élément vital à la femme (femelle) qui le reçoit et le gère.

Revenons aux deux forces, qu’en Occident on appellerait également « éléments ». Elles ne s’opposent pas de manière tranchée. Comme le symbole le suggère (voir photo en haut du présent texte), il y a du « noir » dans la partie blanche, et, inversement, du « blanc » dans la partie noire. Donc pas d’absolu : rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. Si on recourt au langage occidental, on dirait : dans le « Mal » peut exister (ou se transformer ou remplacer) du « Bien », et inversement. On est donc totalement étranger à la conception occidentale manichéenne du « Bien » (ou de l’ « Ange » rien que bon) d’un coté, et du « Mal » (ou de l’ « Ange » rien que mauvais) de l’autre.

Cependant, ici, une nuance : le Dieu des religions monothéistes peut-être aussi bien bon (donnant du « Bien » aux bons) que méchant (punissant avec du « Mal » les méchants).

Revenons aux deux forces chinoises. La forme en « S » des parties blanche et noire suggère le mouvement permanent de ces deux éléments, s’interpénétrant l’une l’autre.

Avec le yīn et le yáng, nous avons une sorte de matérialisme dialectique. En voici les caractéristiques : 1) unité complémentaire de deux forces ; 2) interdépendance, l’une ne pouvant pas exister sans l’autre ; 3) contradiction et donc lutte entre elles ; 4) possible remplacement ou transformation (yī, mutation) de l’une en l’autre : exemple, le soleil remplace la lune, le jour se transforme en nuit,  un bien peut se transformer en mal, et vice versa.

Le Yīn, représenté en noir, évoque le principe féminin, la lune, l’obscurité, la fraîcheur, la réceptivité, etc. Le Yáng, quant à lui, (laissant apparaître le fond blanc), représente entre autres le principe masculin, le soleil, la luminosité, la chaleur, l’élan, etc. Cette dualité, qui n’a rien de manichéen, peut également être associée à de nombreuses autres oppositions complémentaires : telles que souffrance / jouissance, aversion / désir, agitation / calme, rondeur / anguleux ; etc.

Et qu’est-ce qui anime ces deux forces ?… Le 气 (qì), gaz. Le dessin du caractère chinois suggère le soufflement de l’air. En effet, sans souffle (respiration) pas de vie. On est dans le concept de « souffle » de vie pour tout ce qui est vivant dans la nature. Rien d’autre.

Enfin, le signe représentant la présence et l’action des deux forces, Yīn et Yáng, est représenté par le symbole Tào, 道 (voir photo en haut). Pour simplifier, signalons que le Tào est un terme polysémique indiquant plusieurs notions occidentales : chemin, méthode, but ; le terme comprend également la vertu cardinale, en étant accompagné de l’autre terme 德 Te *c) : vertu.

Venons à ce qu’on appelle la « cause première ». En Occident, on parle de « souffle originel », dont l’auteur est Dieu. D’où l’on comprend que si un Occidental déclare à un Chinois que, sur terre et dans l’univers, tout dépend d’une volonté unique divine (Yahvé, Dieu, Allah), ce Chinois le regardera avec les yeux écarquillés : il ne comprend pas ce que l’Occidental a évoqué, parce qu’il ne le constate pas empiriquement dans la nature.

Si le même Occidental évoque les textes fondateurs des religions monothéistes, pour le Chinois il s’agit simplement de fables, parce qu’ils évoquent des choses matériellement invérifiables. En terme de réalité, le Chinois accorde un crédit seulement à des récits historiques comme l’  « Iliade », et à des œuvres d’imagination comme l’ »Odyssée » ou « Les mille et une nuits ».

Pour un Chinois, le pape des Catholiques est un personnage très énigmatique : s’il croit à ce qu’il affirme, c’est qu’il a renoncé à sa faculté de raisonner, laquelle considère uniquement les faits empiriquement vérifiables ; si, au contraire, sa raison fonctionne, alors il ne croit pas à ce qu’il déclare. Reste la question : peut-on imaginer une personne placée si haut dans une hiérarchie sociale (et intellectuelle), sans être incapable d’employer sa raison ?

Intéressons-nous aux conceptions spirituelles chinoises, dans leur appropriation concrète.

Depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, il est courant de voir des personnes emprunter à deux ou plusieurs conceptions leur personnelle vision spirituelle, de manière syncrétique. En matérialistes conséquents, les gens prennent ce qui convient à leur vie concrète partout où ils pensent trouver quelque chose d’utile.

C’est dire que parler de « tolérance » en Chine n’a pas de sens. Tolérer, c’est croire à la « supériorité » de sa propre conception, tout en daignant consentir à accepter l’existence d’une autre, en sous-entendant qu’elle est inférieure (puisqu’on y adhère pas). Rien de pareil en Chine. On admet les différences spirituelles comme on trouve normal la pluralité des fleurs, tout simplement. Le Chinois peut être indifféremment confucéen, taoïste ou bouddhiste, ou pratiquant une synthèse de deux ou des trois conceptions à la fois. Pour le Chinois, l’essentiel est que ce qu’il conçoit comme conception lui soit, dans sa vie concrète, utile dans le bon sens du terme.

C’est dire que les conceptions existantes en Chine n’ont nul besoin, comme en Occident, de « dialogue inter-religieux ». N’ayant quasi jamais eu de guerres et de conflits entre elles, elles n’ont pas besoin de se « tolérer » réciproquement. Elles vivent simplement côte à côte, laissant chaque personne libre d’en prendre ce qui lui plaît. Ainsi s’explique le respect de conceptions différentes telles que le Christianisme ou l’Islam. À ce propos, certains dénoncent la répression à laquelle sont soumises les pratiquants de ces deux religions. Le problème n’est pas d’ordre spirituel, mais politique : le gouvernement veille à ce que la religion ne soit pas instrumentalisée pour remettre en question le système politique.

Bien entendu, après l’apparition de chacune de ces trois doctrines laïques (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), il s’est trouvé une minorité qui en a profité.  Elle a employé ses connaissances en la matière pour former un clergé parasite. Il ne travaille pas, mais vit, d’une part, des largesses de personnalités riches, de  même confession, lesquelles obtiennent ainsi une reconnaissance utile à leurs activités professionnelles, et, d’autre part, des offrandes présentées par les fidèles.

D’où la présence de magnifiques temples, parfois trop impressionnants par l’étalage de fastes trop ostentatoires. Personnellement, j’en estime la dextérité des artistes, mais je dédaigne la profusion de richesses (or et autres pierreries) et je regrette l’emploi de démons aux visages effrayants (politique du bâton contre les « mauvais » fidèles), et de bonnes divinités (politique de la carotte pour les « bons » fidèles).

Le Temple des Lamas

Évidemment, les temples sont ouverts aux visites de touristes, comme aux fidèles venant se livrer à des prières. J’ai remarqué quelque chose à signaler. Dans le comportement et le regard des fidèles ordinaires, aucune crispation fidéiste, aucun accoutrement distinctif, mais des gestes simples, calmes, doux, beaux à voir. Et pas de cloches d’église ni de muezzin à travers un haut-parleur. Les fidèles savent le moment de leurs prières.

L’atmosphère est sereine. On entre librement dans n’importe quel temple, qu’on fasse partie de ses fidèles ou pas. Bien entendu, en habit décent et avec un comportement respectueux de l’endroit. Qui veut acheter et brûler des bâtons d’encens ou s’agenouiller devant une statue est libre de le faire. Ou bien on peut simplement contempler le lieu et ce qu’il contient.

À propos des statues qu’on y trouve, une remarque. Elles ne représentent pas une « divinité » : le terme n’existe pas en chinois, comme on l’affirme en Occident, mais on parle de « sage ». C’est comme si, en Occident, on révérait une statue du « sage » Socrate ou du « sage philosophe » Platon ; en terre d’Islam, une statue du « sage » Ibn Rochd (Averroës) ; en terre hébraïque, une statue du « sage » Maïmonide.

Le peuple chinois est donc athée, dans le sens qu’il n’a pas de religion ni de Dieu unique, de nature extra-matérielle, méta-physique.

Or, en Occident, l’opinion dominante est celle-ci :  sans religion, c’est le règne du désordre, du vol et du crime. Un écrivain occidental des plus renommés a écrit sa fameuse affirmation : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ! » (Dostoïevski). Dans les pays occidentaux, la majorité  en est persuadée. D’où la condamnation des athées.

Eh bien, il n’en est pas ainsi. Si l’écrivain russe n’ignorait pas la réalité d’un pays pourtant limitrophe au sien, la Chine, il n’aurait pas exprimé une telle déclaration.

Disons plus encore. Au Moyen-Age, le Vatican envoya en Chine un missionnaire *c pour évangéliser le peuple. Après une fréquentation assidue de ce dernier, le prêtre envoya une lettre au Pape catholique. Il y affirma que ce peuple n’avait aucun besoin de religion, car il possédait des conceptions spirituelles qui lui permettaient un comportement meilleur que celui des peuples qui croient à une religion telles celles existantes en Europe. Que parmi ce peuple chinois il n’y eut jamais de guerre de religion.

Quelle fut la réaction de la hiérarchie catholique ? Elle excommunia cet honnête serviteur de la vérité. Et on s’imagine facilement le jugement d’un croyant monothéiste d’aujourd’hui : il traiterait ce prêtre de « mécréant », d’ « ennemi social », et les plus extrémistes appelleraient à son assassinat par « volonté » et « amour de Dieu ».

Qu’une moitié de l’humanité, celle vivant en Occident, ignore presque tout de la spiritualité de l’autre moitié de la même humanité, au point de considérer ses propres conceptions religieuses comme « universelles », n’est-ce pas totalement stupéfiant ?… Il est vrai qu’en séjournant en Chine, la première fois, j’avais la très bizarre impression de me trouver sur une autre planète, au sein d’une autre espèce vivante. Cela ne provenait pas uniquement de l’apparence physique des habitants, notamment les yeux bridés, mais de leurs spiritualités.

En Chine, je l’ai dit, on croit à des « esprits ». Le mot existe : 神 (shén). Là, encore, des clarifications s’imposent. Voici comment comprendre ce terme. Il est composé de deux caractères. 申 est l’indication de la prononciation (shén), tandis que la signification est donnée par l’élément 示, dont le sens sémantique est 上 (venir d’en haut : la petite barre horizontale supérieure), d’où tombent les deux gouttelettes obliques de示). À rapprocher du caractère composé 電 : il signifie une lumière (电 ) qui tombe de la pluie (雨), tel, par exemple, un éclair.

Voilà ce que, chez un Chinois, le mot 神 (shén) suggère. Dès lors, on comprend que sa traduction par le terme occidental « esprit » n’en rend pas la réelle signification. C’est que là où les  langues occidentales recourent à des concepts abstraits (métaphysiques), la chinoise est, au contraire, fondamentalement concrète, et, par conséquent, sa spiritualité. Ainsi, il y a l’ « esprit » de la montagne, de l’eau, etc.

Voici un exemple de la manière dont se forme et se conçoit un « esprit ». Au XVIè siècle, Matteo Ricci, un jésuite italien, porta en Chine des horloges, alors inconnues dans le pays. Puis il se familiarisa avec la langue et la culture au point d’être adopté comme un lettré. Après sa mort, toujours en Chine, ce personnage devint, dans la spiritualité populaire chinoise, objet de vénération comme maître des horloges et protecteur des horlogers. On est toujours dans le concret. Pas de spirituel sans base matérielle.

Cependant, il y a une croyance dans une continuité de l’existence de l’âme humaine après la mort. Le culte des ancêtres occupe une place centrale en Chine. On le comprend d’autant plus que ce peuple a plus de quatre millénaires d’histoire, et presque entièrement documentée par écrit ! Les livres existaient en Chine quand, en Europe, on ignorait encore l’écriture.

Mais, et c’est là ce qui m’a frappé le plus, moi qui viens d’une moitié de planète où la haine et le sang se répandent au nom d’une religion, en Chine, je n’ai constaté généralement nulle discussion religieuse parmi les gens, pas même spirituelle. La spiritualité y est une affaire privée, libre. L’État, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui (à l’exception de la période du fondateur de l’Empire, déjà mentionné, puis de la période dite de « Révolution Culturelle » maoïste) favorise le pluralisme et n’intervient que si une secte utilise sa croyance pour s’opposer à la politique gouvernementale. Dernièrement, un groupe a tenté d’utiliser la spiritualité afin de changer le régime en place. C’est le mouvement dit « Falun Gong ». Mal lui en prit. Il fut interdit et réprimé. Dans le Nord-Ouest du pays, certains emploient l’Islam comme instrument pour remettre en question la politique gouvernementale ; dans ce cas, aussi,  l’État réagit. Dans ces deux cas,des preuves concrètes démontrent l’implication de la C.I.A. Certes, ces observations ne tendent pas à nier des problèmes sociaux qui existent en Chine, mais seulement de dire que les autorités étatiques n’acceptent pas qu’une religion soit instrumentalisée pour un but qui ne devrait pas être le sien : politique.

Pour en revenir à l’histoire, alors que l’Occident était, dans le passé, en proie aux répressions internes, aux guerres civiles et étrangères, justifiées par une foi religieuse, voici ce qui en était ailleurs :

« À la fin du XIII ème siècle, la Chine fit partie d’un immense empire mondial, qui allait de Vienne jusqu’à Séoul. Sous la pax mongolica (…), à Guillaume de Saint Louis, le souverain mongol, Mongka, aurait dit : « Dieu nous donne plusieurs doigts de la main. Ainsi nous donne-t-il plusieurs religions. » Aussi vit-on alors en Chine côte à côte des églises nestoriennes et catholiques, des mosquées, des synagogues, des pagodes. » (1).

Aujourd’hui, l’État reconnaît officiellement cinq conceptions spirituelles : taoïsme, bouddhisme, islam, catholicisme et protestantisme. Quant à la conception majoritaire, le confucianisme, c’est une morale, un ensemble de préceptes de conduite pratique du point de vue social, politique et domestique. Notons que le confucianisme est la conception qui a été le plus souvent érigée en doctrine d’État. Ellecontient, en effet, tous les éléments de hiérarchie et d’autorité pour légitimer l’existence de cet État.

À propos de l’importance des diverses croyances dans la Chine actuelle, voici des informations trouvées sur Wikipédia.

Avant de les citer, notons ceci. Dans le texte, les termes « religion » et « dieux » sont strictement occidentaux et, – j’espère l’avoir expliqué -, n’ont pas d’équivalents dans la langue chinoise. Les mots adéquats à celle-ci devraient être « conception spirituelle » pour « religion », et, pour « dieux », êtres humains sanctifiés après leur décès. Répétons-le : dans les trois doctrines principales chinoises (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), « religion » et « dieu » n’existent pas.

C’est donc dire que la personne, appartenant à la culture gréco-romaine-judéo-chrétienne-musulmane, qui lirait des informations sur la Chine, employant des concepts spécifiques à ces cultures, croient à des similitudes avec la culture chinoise, alors qu’il n’en est rien. Cette dernière est totalement autre chose, une manière différente de concevoir spirituellement le monde.

Voici donc la citation :

« Statistiques du « Chinese Spiritual Life Survey » pour l’an 2010 :

  • Religion traditionnelle chinoise : sous ce terme sont regroupés dans certaines statistiques les taoïstes et pratiquants de la religion populaire : 932 millions ou 69,5%
    • Culte des dieux et des ancêtres : 754 millions ou 56,2%
    • Religion populaire taoïste : 173 millions ou 12,9%
    • Taoïsme : 12 millions ou 0,8%
  • Bouddhistes : 185 millions ou 13,8%
  • Chrétiens : 33 millions ou 2,4%
  • Musulmans : 21 millions ou 1,7%
  • Sans religion : environ 168 millions ou 12,6%. »

Cette présentation occidentale ne correspond pas à la réalité chinoise. Pour un Chinois est « sans religion » ce que la citation classe comme « religion traditionnellement chinoise », « Bouddhistes » et « Sans religion » ; il s’ensuit que le tout représente l’écrasante majorité.

Et même l’expression « sans religion » est erronée ; en chinois, les personnes « sans religion » sont celles qui ne sont ni chrétiennes ni musulmanes ni juives ; cependant, ces mêmes personnes possèdent leur propre spiritualité : confucéenne, taoïste, bouddhiste, animiste (notamment parmi les minorités ethniques), athée.

J’ai dit que la conception spirituelle est une question privée, du point de vue étatique. Elle l’est également dans le domaine des relations individuelles.

Dans ma fréquentation quotidienne des gens, personne ne m’a demandé de quelle religion j’étais, ni quelle croyance je professais. Même quand je fus invité par des Chrétiens ou des Musulmans. Tous suivent la règle prédominante : la spiritualité n’est pas un argument de discussion, mais un élément strictement privé. Seul compte le comportement concret, bénéfique ou nocif.

Et si je pose à une personne des questions concernant sa spiritualité, d’abord elle est étonnée parce que c’est le genre de question qu’on ne pose pas, parce qu’elle relève du domaine strictement privé. Néanmoins, tenant compte du fait que je suis un étranger, et amicalement curieux de connaître sa culture, la personne sourit, amusée, puis me répond comme elle le ferait pour un argument scientifique, avec détachement et sérénité. En aucune manière, la personne ne cherche à me convertir à sa conception.

C’est que le confucianisme, le taoïsme et  le bouddhisme ne pratiquent pas systématiquement le prosélytisme (je parle du bouddhisme chinois et non de la version du Dalaï-lama, ni de celle pratiquée en Birmanie). Les trois conceptions chinoises comptent uniquement sur l’exemple concret pour montrer aux autres leur conception. Cette absence de prosélytisme n’a rien à voir avec celle de la religion hébraïque : cette dernière base le refus du prosélytisme sur l’idée élitiste de « peuple élu », qui doit maintenir sa « pureté » en ne cherchant pas à convertir les « goïm », terme désignant les non-Juifs.

Au contraire, en Occident, généralement, toute personne non pas choisit librement, mais doit pratiquer la religion de la famille où elle naît. Pas seulement : cette personne doit, en plus, se conformer à la version particulière de cette religion, pour ne citer que les principales : traditionaliste / moderniste chez les Hébreux, catholique / protestante chez les Chrétiens, sunnite / chiite chez les Musulmans. Et gare à l’apostasie ! Gare à l’hérésie ! Gare à l’agnosticisme, et, pire, à l’athéisme ! Cela coûte généralement la rupture avec la famille, avec les amis, avec les collègues, avec l’employeur, etc. Cela peut mener à être écarté, vilipendé, licencié, agressé, assassiné. Et, pourtant, l’Occident se dit « civilisé » par rapport aux « barbares » Chinois.

Que conclure à ce très bref et sommaire compte-rendu sur la spiritualité chinoise ?… J’espère que l’Occidental se rendra compte, comme moi, que, de l’autre coté de la planète où il vit, existe l’autre moitié d’humanité ; que, depuis toujours, elle croit à des valeurs spirituelles totalement différentes ; qu’elle a autogéré son existence de manière autonome, en excluant toute intervention extra-humaine ou extra-naturelle ; que ses conceptions lui ont épargné les fleuves de sang des guerres de religion ; qu’il est temps de s’affranchir de toute forme d’auto-centrisme occidental (croire à sa propre conception spirituelle comme étant celle de l’humanité entière) ; que l’auto-centrisme, donnant la fausse illusion de l’universalité, enferme l’esprit dans des limites, causes d’angoisse et de conflits sanguinaires ; qu’enfin, il est temps de se rendre compte de l’existence de différences spirituelles, lesquelles, au lieu de provoquer des haines et des massacres, sont ou devraient être des facteurs non pas de tolérance (j’ai expliqué le sens négatif de ce terme), mais de respect réciproque.

Dès lors, on peut comprendre le motif pour lequel les dirigeants de l’ « Occident » ont toujours maintenu une « muraille » idéologique et informationnelle pour empêcher leurs peuples de connaître la réalité spirituelle de la Chine. En effet, imaginons ces peuples occidentaux découvrir que l’on peut vivre normalement sans Dieu ni religion, et même mieux : que cela évite de verser des mers de sang au nom de ce même Dieu et de cette même religion. Quelle catastrophe serait, alors, cette découverte de la part des citoyens pour juger leurs castes dirigeantes politiques et cléricaux ! Parmi les méfaits de l’ignorance, celle de la spiritualité chinoise en est une.

Terminons avec un mythe indien, j’entends le peuple que les Européens ont exterminé dans le continent appelé Amérique, et dont il ne reste que des « réserves ». Les Indiens racontent que la vérité était toute contenue dans un miroir, suspendu dans le ciel. Un jour, il tomba sur terre et se brisa en morceaux. Chaque peuple en prit une partie, en croyant détenir le miroir en entier, et, donc, la Vérité toute entière. L’histoire a montré les funestes conséquences de cette conviction unilatérale.

Heureusement, en Chine, cette légende n’existe pas. Dans ce pays, la règle est : Libre à toi de croire à la spiritualité qui te convient, à condition qu’elle ne  nuise pas à ton prochain, et en espérant qu’elle t’est réellement utile dans ta vie.

Est-ce perdre son temps que de connaître et de méditer cette conception spirituelle de l’autre partie de l’humanité ? Pour cela, il n’est pas nécessaire d’apprendre la langue chinoise, ni de devenir sinologue, mais simplement de trouver des informations sur internet. (à suivre)

Kaddour Naïmi

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(1) Pierre Do­Dinh,   in  « Confucius   et   l’humanisme   chinois »,  Ed. Seuil, coll. Maîtres spirituels, Paris, 1958,  p. 172.


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