LIVRES / ETERNEL «SYSTÈME» !

      par Belkacem Ahcene-Djaballah   

                                           Livres

Le ravin de la femme sauvage. Roman de Laredj Waciny. Enag Editions, Alger 1997. 171 pages, 160 dinars

Un journaliste espagnol, Vasques Cervantès de Al-Méria («Don Quichotte»), descendant de Cervantès arrive à Alger par bateau de marchandises avec, certes, un visa, mais sans «tampon» des autorités portuaires qui atteste de son entrée légale sur le territoire (un oubli de la Paf ?). Il est sur les traces de son ancêtre, captif dans cette ville au XVIe siècle. Il entre en contact avec le responsable, au ministère de la Culture, chargé des affaires culturelles algéro-hispaniques, H’ssissen, lui aussi, descendant, par une grand-mère (Hanna), d’immigrés andalous, vieille femme perdue dans ses chimères. Ceci en pleine décennie noire (années 90).

Par mesure de sécurité et faute de chambre dans les hôtels (toutes transformées en chambres dites sécuritaires), le journaliste est hébergé au domicile du fonctionnaire.

L’aventure picaresque au cœur d’une ville (et d’une vie) asphyxiées et en proie à toutes les menaces commence. Nos deux «aventuriers» vont à la recherche d’un passé enfoui dans la décharge publique de Oued Smar. On y retrouve alors, bien caché, bien entretenu, mais très bien «exploité», tout ce qui a trait au passé et même au présent du pays (antiquités, médicaments, instruments divers, produits d’alimentation rares, appareillages divers…).Tout se récupère, rien ne se perd, rien ne se crée (hélas), tout se transforme (plutôt se transporte et se répare) et tout se vend. Même les plaques commémoratives et les statues disant le passage de Cervantès captif à Alger ! Il s’agit seulement d’avoir ses «entrées». Un monde souterrain qui fait et défait toute l’économie et fait vivre toute une société, avec ses parrains et ses hommes de main, ses réseaux et clients, tentaculaire, impitoyable et que rien ne peut menacer ni même bouger : un (le?) «Système» quoi !

En fin de parcours, «Don Quichotte», journaliste d’un pays ami, est expulsé après un court mais traumatisant séjour dans des «sous-terrains» assez sombres de la ville (à l’image de son ancêtre) et le pauvre ex-haut fonctionnaire va se voir licencier et même en butte à pas mal de tracasseries dont celle d’accusation d’accointance avec un «espion» étranger. Seule solution l’exil par la harga ? Impitoyable système !

L’Auteur : Né en 1954 dans la région de Tlemcen. Nomade impenitent entre Tlemcen, Oran, Damas, Alger, Los Angelès et Paris où, à partir de 1994, il a enseigné la littérature à la Sorbonne. Auteur de plusieurs romans traduits en plusieurs langues, dont le français. Il a obtenu, aussi, plusieurs prix littéraires, dont le Grand prix de la littérature arabe.

Sommaire : Roman/Glossaire/Postface (par Leila Sebbar)/L’auteur répond aux questions d’Algérie Littérature Action

Extraits : «Raconter, pour moi, aujourd’hui, c’est me dégager de cette lourdeur qui m’emplit le cœur et la mémoire» (p 13), «Ce qui est fascinant dans ce pays, c’est son pouvoir de renaître, de se réinventer quand tout le monde croit que c’est la fin. Mais son plus grand mal, c’est son incapacité de se gérer convenablement» (p 141), «Les Beni Kalboun ont une manière extraordinaire de se reproduire et de se régénérer, comme l’hydre. S’ils sortent par la fenêtre, tout petits, humiliés, lézardés, il faut les attendre de l’autre côté parce qu’ils ne tarderont pas à revenir par la grande porte, lavés de tous soupçons» (p 154).

Avis : Un travail méticuleux sur la mémoire, mais aussi une réflexion politique au scalpel. Et, aussi, une manière de dire le mal par le rire et la dérision. On commence à lire et on ne s’arrête plus. Dommage, à l’époque, les mises en pages étaient quelque peu bâclées rendant difficile la lecture. Pour Leila Sebbar, «une fiction révélatrice de ce que chaque Algérien sait, sans le savoir, et qu’il colporte sans preuve».

Citations : «La mer ne laisse jamais de traces mais des sensations et des peines invisibles. Elle ne ressemble pas à la terre. Elle efface tout et ne garde en elle que le bruit éternel du fracas des anciennes vagues» (p 22), «Une grande révolution devient petite et médiocre quand elle tombe entre les mains des petits et des médiocres» (p 132), «Quand le mal parvient à son paroxysme, il n’y a de choix qu’entre la folie et la dérision» (p 166, réponse aux questions d’Algérie Littérature Action), «Avant, c’était la piraterie et la mer qui nourrissaient la caste des deys et des beys, aujourd’hui, ce sont les souterrains pétroliers qui ont pris le relève» (p 167, réponse aux questions d’Algérie Littérature Action).

L’Impasse des invalides. Roman de Waciny Laredj. Enag Editions, Alger 2015, 450 dinars, 197 pages (Pour rappel. Fiche déjà publiée)

Une petite ville de l’intérieur du pays. Elle a la «chance» de ne jamais «insulter» le président et d’avoir un de ses citoyens ministre… de l’Intérieur. Elle va se retrouver «bombardée» wilaya alors qu’elle est dépourvue des moyens adéquats. N’empêche !

Pour s’imposer, première chose à faire après tout une nuit de débat des autorités avec la population, dans le cadre de la démocratie participative : il s’agit d’ériger un monument, symbole des sacrifices révolutionnaires et de la virilité de ses hommes. Un mouflon bien en cornes et aux attributs de sa virilité lourds et visibles «imposants et pendants». Une course contre la montre s’engage car on a hâte d’inaugurer le monument pour enfoncer encore bien plus la ville voisine et parce qu’à Alger, il faut des «évènements».

Barokh, un artiste-sculpteur modeste mais fidèle à sa ville et à son cimetière (qu’il entretient avec respect, amour et art) se voit confier l’entreprise. Tâche réussie mais voilà, les c… ont disparu, détruites certainement par des «citoyens» malveillants. Plusieurs fois.

Hélas, pour une histoire de c… mal réparées (elles ne sont plus en bronze ou en marbre comme prévu, suite aux destructions), la réussite n’est plus au rendez-vous et le zélé artiste se voit rapidement mis au ban de l’ingrate société dirigeante de la ville (il est dépouillé de ses biens et accusé presque d’accointance avec l’étranger), alors que les attributs pendants du monument, vite abandonné sur une placette donnant sur une impasse, sont assez vite récupérés par les femmes stériles de la région qui, elles, ne voient que les formes viriles et symboliquement fertilisantes.

L’Auteur : Voir plus haut

Avis : Un titre évocateur. Chaque phrase, chaque mot a, aussi, son poids politique. Parfois difficile à déchiffrer. Une fin pessimiste.

Citations : «La destinée d’une nation peut être suspendue à un petit détail délaissé. Un fil de rasoir. Les Arabes ont perdu toutes leurs guerres avec les Israéliens à cause des détails auxquels ils n’ont jamais donné le moindre intérêt» (p 40), «Un cimetière, c’est comme une ville où tous les corps dorment pendant que les âmes circulent» (p 55), «Notre religion nous apprend que la vie n’est qu’une épreuve, l’essentiel est là-bas où toutes les âmes se valent. Le seul critère, c’est le travail et ce qu’on a fait de bon ou de mauvais pendant l’épreuve de vie» (p 56), «Quand on est diplômé et qu’on travaille dans un café ou quand on est un artiste et qu’on vit dans une tombe, cela veut dire que le pays est malade» (p 106).


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