Un nouveau piège de l’endettement du Sud au Nord –

   par Eric Toussaint , Milan Rivié

Partie 1 Évolution de la dette extérieure des PED entre 2000 et 2018

 

Fin des années 1990, à l’aube du troisième millénaire, les pays en développement (PED) sortent d’une crise de la dette sans précédent, les « décennies perdues du développement », qui avait été initiée en 1982 par l’annonce du défaut de paiement du Mexique. Entre 1980 et 1999, il y a eu pas moins de 280 opérations de restructuration de la dette.

Face à la pression populaire et à l’ampleur de la crise, à cette époque, les créanciers ont mis en place des financements d’urgence ou des initiatives d’allègement de dettes. Depuis 1982, ces mesures servent surtout à assurer la continuation du service de la dette afin que les créanciers ne soient pas affectés par une suspension généralisée des paiements de dettes comme cela était arrivé dans les années 1930.

De plus, les nouveaux crédits accordés par les institutions multilatérales comme le FMI et la Banque mondiale sont assortis de conditionnalités qui ont largement affaibli les États et ont renforcé leur dépendance à l’endettement extérieur.

Ces politiques néolibérales ont également entraîné une dégradation des services publics de santé et cela a des conséquences très graves sur la capacité des pouvoirs publics à affronter la pandémie du Covid19.

De plus, la levée des protections douanières et la suppression des aides aux petits producteurs locaux les ont gravement affectés. Sans compter que, entre 2000 et 2018, la dette extérieure totale des PED a triplé et 18 pays sont en suspension de paiement partiel ou total. Une nouvelle crise de la dette est en cours même si son extension et son approfondissement sont ralentis par la poursuite de la politique des taux d’intérêts très bas, proches de zéro, au Nord.

Si la crise est ralentie, c’est parce que cette politique des bas taux d’intérêt appliqués par les banques centrales du Nord combiné à l’injection massive de liquidités dans les circuits financiers par les mêmes banques centrales a pour conséquence que le grand capital du Nord continue à acheter des titres de la dette du Sud.

Le grand capital du Nord (ainsi que les capitalistes du Sud) continue à acheter des titres du Sud car ils offrent des rendements beaucoup plus élevés que les titres de la dette publique du Nord. Les capitalistes du Nord sont convaincus que si un grand nombre de pays du Sud est amené à suspendre le paiement de la dette en conséquence de la crise mondiale qui provoque une chute de leurs revenus en devises, le FMI et la Banque mondiale accorderont massivement de nouveaux prêts afin d’empêcher une situation généralisée de cessation de paiement. Ils sont persuadés qu’en tant que créanciers privés, ils seront prioritaires pour recevoir les remboursements car les crédits du FMI et d’autres organismes seront accordés à la condition que l’argent prêté serve en priorité à rembourser les créanciers privés. Et si, malgré tout, ils doivent faire face à certaines pertes, les capitalistes du Nord savent qu’ils pourront compter sur l’aide des puissants États du Nord sous la forme d’allègements d’impôts et d’aides financières. Pour les capitalistes, c’est : « Face : je gagne, pile : tu perds ». Ils gagnent à tous les coups ou presque.

Dans la première partie de cette série consacrée à l’évolution de la dette depuis le début des années 2000, nous analyserons en particulier les rapports entre le stock de la dette et les transferts nets. Les parties suivantes étudieront les menaces sur la dette des PED d’un point de vue global et par région.

 1. Architecture de la dette extérieure des PED

Commençons par étudier l’architecture de la dette extérieure des PED du point de vue des créanciers (nous avons arrondi les chiffres fournis par la Banque mondiale concernant l’endettement des PED en 2018) :

et du point de vue des débiteurs :

 2. Évolution de la dette extérieure des PED entre 2000 et 2018

2.1 Liste des PED par catégories de revenu

Population des 135 PED en 2019 : 6 438 millions

  • Dont population des pays à faible revenu [1] en 2019 : 668 millions
  • Dont population des pays à revenu intermédiaire [2] en 2019 : 5 769 millions

Liste des 29 PED à faible revenu [3] : Afghanistan, Burkina Faso, Burundi, Centrafrique, Corée du Nord, Erythrée, Ethiopie, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Haïti, Liberia, Madagascar, Malawi, Mali, Mozambique, Niger, Ouganda, République démocratique du Congo, Rwanda, Sierra Leone, Somalie, Soudan, Soudan du Sud, Syrie, Tadjikistan, Tchad, Togo, Yémen.

Liste des 106 PED à revenu intermédiaire [4] : Afrique du SudAlbanie, Algérie, Angola, ArgentineArménieAzerbaïdjan, Bangladesh, Belize, Bénin, Bhoutan, Biélorussie, Bolivie, Bosnie-HerzégovineBotswanaBrésilBulgarie, Cambodge, Cameroun, Cap Vert, ChineColombie, Comores, Congo, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Cuba, Djibouti, Dominicaine Rép.Dominique, Égypte, Équateur, Eswatini, FidjiGabon, Ghana, GéorgieGrenadeGuatemalaGuinée équatorialeGuyana, Honduras, Inde, IndonésieIrakIranJamaïqueJordanieKazakhstan, Kenya, Kiribati, Kirghize Rép., Kosovo, Laos, LibanLibye, Lesotho, Macédoine du NordMalaisieMaldives, Maroc, Marshall (Îles), Mauritanie, Mexique, Micronésie, Moldavie, Mongolie, Monténégro, Myanmar, Namibie, Népal, Nicaragua, Nigeria, Ouzbékistan, Pakistan, Palestine, Papouasie-Nouvelle-Guinée, ParaguayPérou, Philippines, RussieSainte-LucieSaint-Vincent et Grenadines, Salomon (Iles), Salvador, SamoaSamoa américaines, São Tomé et Principe, Sénégal, Serbie, Sri Lanka, Suriname, Tanzanie, Thaïlande, Timor oriental, Tonga, Tunisie, TurkménistanTurquieTuvalu, Ukraine, Vanuatu, Vietnam, Venezuela, Zambie, Zimbabwe.


Tableau 1 : Évolution du stock de la dette et du transfert net (extérieure totale et publique) des PED entre 2000 et 2018

Total PED (dette à long-terme)
Dette extérieure totale Dette extérieure publique Dette due à la BM
Stock total Transfert net Stock total Transfert net Stock total Transfert net
2000 1 695,49 – 103,29 1 251,67 – 30,18 192,42 8,07
2001 1 664,51 – 53,23 1 227,63 – 45,95 195,32 7,46
2002 1 678,11 – 78,04 1 264,93 – 57,59 204,93 – 0,02
2003 1 802,47 – 2,39 1 321,96 – 61,15 215,88 – 2,33
2004 1 908,25 17,47 1 362,27 – 36,55 224,13 2,34
2005 1 914,74 35,83 1 247,33 – 53,87 215,34 2,95
2006 2 072,05 84,08 1 212,16 – 84,79 189,87 – 0,01
2007 2 433,46 347,36 1 321,55 12,16 200,12 5,47
2008 2 690,78 62,32 1 372,37 – 25,72 206,87 7,33
2009 2 831,74 48,78 1 476,09 36,30 223,78 17,25
2010 3 084,27 571,81 1 612,27 104,30 241,55 22,50
2011 3 541,84 545,39 1 750,44 76,89 246,00 64,66
2012 3 979,33 373,02 1 960,36 133,31 255,88 11,95
2013 4 410,65 608,87 2 173,52 152,71 270,61 13,98
2014 4 713,42 317,70 2 330,10 126,48 274,56 14,88
2015 4 708,52 – 537,47 2 349,13 17,16 282,70 17,29
2016 5 012,75 – 9,45 2 490,14 58,25 291,62 13,57
2017 5 379,44 479,82 2 816,13 177,60 315,73 12,85
2018 5 519,20 218,91 2 933,94 44,48 324,91 14,77

Montant de la dette extérieure publique des pays à faible revenu :

  • en 2000 : 79 milliards de dollars
  • en 2018 : 118 milliards de dollars

Montant de la dette extérieure publique des pays à revenu intermédiaire :

  • en 2000 : 1 173 milliards $US
    - Dont pays à revenu intermédiaire inférieur : 427 milliards $US
    - Dont pays à revenu intermédiaire supérieur : 745 milliards $US
  • en 2018 : 2 816 milliards $US
    - Dont pays à revenu intermédiaire inférieur : 1 031 milliards $US
    - Dont pays à revenu intermédiaire supérieur : 1 785 milliards $US


2.2 Explications sommaires

Le tableau 1 porte sur la période 2000-2018 [5]. Cette longue période comporte les mesures d’allègement de dettes appliquées par les créanciers publics (les États du Nord, le FMI, la Banque mondiale, les autres banques multilatérales régionales) suite à la crise de la dette du Tiers-Monde [6] débutée dans les années 1980.

La colonne 2 présente l’évolution du stock de la dette extérieure totale à long terme de l’ensemble des PED pour lesquels la Banque mondiale fournit des données [7] (dette à long terme, dette due et garantie par les pouvoirs publics des PED ainsi que la dette due par les entreprises privées des PED). Intitulée « dette extérieure publique », la colonne 4 présente l’évolution du stock total de la dette extérieure à long terme seulement due et/ou garantie par les pouvoirs publics des PED. La colonne 6 intitulée « dette à l’égard de la Banque mondiale » présente l’évolution du stock de la dette extérieure à long terme des PED due à la Banque mondiale (BIRD et IDA).

Les colonnes 3, 5 et 7 présentent le transfert net sur la dette sur les trois types de stocks évoqués ci-dessus.

Le transfert net sur la dette représente la différence entre ce qu’un pays reçoit sous forme de prêts et ce qu’il rembourse (capital et intérêts compris, appelé également service de la dette). Si le montant est négatif, cela signifie que cette année-là, le pays a remboursé davantage de prêts qu’il n’en a reçu.


2.3 Interprétation du tableau

On peut distinguer deux périodes. Une première courant de 2000 à 2007-2008. Une seconde courant jusqu’en 2018.

Première période : De 2000 à 2007-2008, la dette extérieure totale stagne puis augmente à un rythme mesuré à compter de 2003. De 1 695 en 2000, elle atteint 2 433 milliards de $US en 2007. La dette extérieure publique reste quant à elle à un niveau constant sur l’ensemble de la période, passant de 1 252 en 2000 à 1 322 milliards de $US en 2007.

Dans le même temps, le transfert net (de la dette extérieure totale et publique) est largement négatif. Cela signifie que les PED remboursent plus qu’ils n’empruntent.

Plusieurs facteurs conjoncturels entrent en compte. Une majorité de PED vient de vivre ou subit encore une crise majeure de l’endettement et est limitée dans ses agissements. Bien que suivant une pente descendante entre 2000 et 2008, les hauts taux d’intérêt des principales banques centrales attirent les investissements vers les pays occidentaux tout autant qu’ils refroidissent les velléités d’emprunt des PED. Dans cette conjoncture, les liquidités à investir sont plus rémunératrices dans les pays du Nord. Pour les pays du Sud, c’est essentiellement une période de reflux des capitaux. Sévèrement impactés par les plans d’ajustement structurel exigés par les créanciers, plusieurs PED procèdent en parallèle à des remboursements anticipés pour se libérer des conditionnalités des créanciers officiels (créanciers bilatéraux et multilatéraux). C’est le cas notamment du Brésil, de l’Argentine, de l’Uruguay, des Philippines, de l’Indonésie, de la Thaïlande, du Nigeria, de l’Algérie ou encore de la Russie qui profitent d’un rebond du prix des matières premières dès 2005 pour utiliser les devises étrangères engrangées au remboursement de la dette extérieure.

En l’espace de 6 années, les PED remboursent aux créanciers 370 milliards de $US, l’équivalent de 2 plans Marshall. Pourtant, la dette extérieure (totale et/ou publique) ne diminue pas.

Seconde période : A compter de 2008, la situation s’inverse sensiblement. En 10 ans, la dette extérieure va plus que doubler. De 2 691 à 5 519 milliards de $US pour la dette extérieure totale. De 1 372 à 2 934 milliards de $US pour la dette extérieure publique.
La courbe des transferts nets est renversée, elle devient positive. Les PED empruntent plus qu’ils ne remboursent.

Plusieurs facteurs sont à considérer. Le principal concerne les effets de la crise des subprimes. En 2007, la bulle des crédits subprimes éclate aux États-Unis. Très vite, la crise se propage à l’ensemble des grandes banques occidentales, toutes interconnectées. Le monde financier panique et craint un effondrement du système. Appelés à la rescousse, les États du Nord sauvent ces banques par un endettement public massif permis par l’intermédiaire des politiques de quantitative easing [8] appliquées en urgence par les principales banques centrales (Réserve fédérale des États-Unis, Banque centrale européenne, etc.). Les taux d’intérêts directeurs des banques centrales atteignent des niveaux historiquement bas. De 4,75 % et 4,25 % en 2007, les taux de la Fed et de la BCE passent respectivement à 0,25 % et 1 % en 2009, puis 0,5 % et 0,05 % en 2015. Soulagés, les investisseurs cherchent alors à investir leurs importantes liquidités dans les secteurs les plus rémunérateurs. La dette des PED leur offre cette perspective. Côté créancier, les profits à réaliser auprès des PED sont supérieurs à une économie occidentale en crise. Côté emprunteur, ils bénéficient de taux d’intérêt plus intéressants qu’à l’accoutumée. Dans le même temps, on assiste de 2008 à 2013 au « super cycle des matières premières », avec des prix aux sommets inégalés jusque-là. En conséquence, les PED augmentent leurs réserves de change grâce à leurs revenus d’exportation en hausse. Disposant d’une conjoncture favorable, ardemment courtisés par les investisseurs et poussés par les institutions financières internationales à recourir aux financements privés pour développer leurs infrastructures, les PED sont incités à s’endetter massivement, principalement via l’émission d’obligations sur les marchés financiers. Pour les pays du Sud c’est une période d’afflux de capitaux.


Les parties suivantes étudieront les menaces sur la dette des PED d’un point de vue global et par région.



 

Notes

[1Sont considérés par la Banque mondiale à faible revenu, les pays ayant un PIB par habitant inférieur ou égal à 1 035 $US.

[2Sont considérés par la Banque mondiale à revenu intermédiaire, les pays ayant un PIB par habitant compris entre 1 036 $US et 12 535 $US. La catégorie est elle-même subdivisée entre les pays à revenu intermédiaire inférieur (PIB par habitant compris entre 1 036 $US et 4 045 $US, et les pays à revenu intermédiaire supérieure ayant un PIB par habitant compris entre 4 045$US et 12 535 $US).

[3La liste des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire se réfère à celle déterminée par la Banque mondiale. Voir « World Bank Country and Lending Groups », consulté le 28 juillet 2020. Disponible à : https://datahelpdesk.worldbank.org/knowledgebase/articles/906519-world-bank-country-and-lending-groups

[4Les pays à revenu intermédiaire supérieur sont soulignés.

[5Au moment de la rédaction du chapitre, les chiffres disponibles sur le site de la Banque mondiale courent jusqu’au 31 décembre 2018.

[6Nous faisons ici en particulier référence à l’initiative pays pauvres très endettés (I-PPTE) et à l’initiative pour un allègement de la dette multilatérale (I-ADM), respectivement lancées en 1996 et 2005 à destination de 39 pays.

[7Sauf mention contraire, les données fournies dans ce chapitre sont issues de l’International Debt Statistics de la Banque mondiale. Y sont référencés 122 pays en voie de développement. Parmi les pays pour lesquels la Banque mondiale ne fournit pas de données : Cuba, Irak, Libye, Corée du Nord. Pour de plus amples détails voir : https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/32382/9781464814617.pdf?sequence=7&isAllowed=y

[8Le quantitative easing consiste en une politique de rachats massifs des titres de la dette privée et publique permise par la création monétaire et ayant pour objectif affiché de relancer l’économie suite à une période de crise. Pour une analyse critique voir Éric Toussaint, « 2007-2018 : Les causes d’une crise financière qui a déjà 11 ans », CADTM, 25 juillet 2018. Disponible à : https://www.cadtm.org/2007-2018-Les-causes-d-une-crise-financiere-qui-a-deja-11-ans

Auteur.e

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Auteur.e

Milan Rivié CADTM Belgique
milan.rivie @ cadtm.org

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Un nouveau piège de l’endettement du Sud au Nord – Partie 2

Menaces sur la dette extérieure des Pays en développement

Dans la partie précédente, nous avons vu que l’endettement extérieur des pays en développement (PED) connait deux phases entre 2000 et 2018. De 2000 à 2007-2008, la dette stagne ou augmente modérément en parallèle de transferts nets négatifs. De 2008 à 2018, c’est l’inverse, la dette double et les transferts nets sont positifs. Dans cet article, nous analysons différents facteurs qui influencent directement la capacité des PED à poursuivre le remboursement de la dette.

Dès lors qu’il est légitime et investi dans des secteurs productifs, utiles et essentiels à la population, l’endettement n’est pas mauvais en soi. Mais la plupart du temps les pays tombent dans le piège de la dette. Face à la hausse de la dette des PED, généralement les avocats de la pensée économique dominante, affirment : les sommes empruntées vont être investies dans l’économie, générer de la croissance, des emplois, améliorer les infrastructures, augmenter le PIB et in fine produire les richesses nécessaires au remboursement de la dette en parallèle d’une amélioration des revenus. En vérité, cette interprétation fait fi du différentiel entre les sommes empruntées et celles reçues (via les généreuses commissions et honoraires ponctionnés par les créanciers, ou encore via les taux d’intérêts), des détournements d’argent public (permis par le secret bancaire, assuré et défendu par les grandes banques privées avec le soutien des gouvernements et des institutions comme la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE, les banques multilatérales régionales comme la Banque interaméricaines de développement, la Banque Africaine de développement, la Banque asiatique de développement, la Banque européenne d’investissement,…), des mécanismes commerciaux et des accords sur les investissements étrangers qui appauvrissent les États et leur population (traités de libre-échange, traités bilatéraux sur les investissements, rapatriement des bénéfices des multinationales, etc.), ou encore des chocs exogènes affaiblissant sévèrement la capacité des pouvoirs publics à défendre les populations s’ils continuent à rembourser la dette (effets catastrophiques de la crise écologique mondiale, crise sanitaire internationale, crise économique internationale,… ). Celles et ceux qui expliquent que l’endettement public est un passage obligé des pays du Sud s’ils veulent se renforcer et se développer omettent de prendre en considération le fait que les PED sont très vulnérables aux facteurs exogènes. Aucun des Pays en développement, à l’exception de la Chine – qui ne fait plus en réalité partie des PED sauf dans les statistiques de la Banque mondiale et d’autres organismes internationaux –, ne dispose d’une puissance suffisante pour agir significativement sur des variables comme les taux d’intérêt internationaux, le taux de change de la monnaie nationale contre les devises fortes, le prix des matières premières (ou ce qu’on appelle les termes de l’échange), les grands flux d’investissements, les décisions des institutions multilatérales (FMI, Banque mondiale, OMC,…). En cas de choc sur une ou plusieurs de ces variables, les PED peuvent très vite se retrouver asphyxiés ou en tout cas très fortement déstabilisés.

 1. Évolution de la dette extérieure publique des PED par type de créancier

Graphique 1 : Évolution de la dette extérieure publique des PED par type de créancier (en milliards de $US)

Dans le graphique ci-dessus, on retrouve les deux phases énoncées précédemment. En outre, on peut distinguer les créanciers, répartis ici en 3 catégories :

  • En bleu : les créanciers bilatéraux. Ce sont les prêts entre États
  • En jaune : les créanciers multilatéraux. Ce sont les prêts en provenance des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, Banques de développement)
  • En vert : les créanciers privés. On distingue : en vert foncé, les emprunts contractés sur les marchés financiers sous la forme de titres souverains vendus la plupart du temps à Wall Street ; en vert kaki, les prêts bancaires ; en vert clair, les prêts en provenance d’autres types de créanciers privés.

Tandis que les créanciers officiels détiennent grosso modo en valeur absolue un montant stable de la dette des PED, on remarque une nette augmentation de la part détenue par les créanciers privés

Tandis que les créanciers officiels (bilatéraux et multilatéraux) détiennent grosso modo en valeur absolue un montant stable de la dette des PED, on remarque une nette augmentation de la part détenue par les créanciers privés, passant de 41 % en 2000 à 62 % en 2018. Si les prêts bancaires ont certes augmenté, cette tendance s’exprime essentiellement par le poids des emprunts obligataires (= les titres souverains vendus par les PED sur les marchés financiers, principalement à Wall Street).

Au contraire des prêts des créanciers officiels, les prêts privés ont l’avantage d’être dépourvus de conditionnalités politiques. En revanche, les taux d’intérêts sont plus élevés et peuvent varier selon les notes accordées par les agences de notation ou selon l’évolution des taux d’intérêt directeur fixés par les banques centrales.

 2. Évolution des taux d’intérêts

Graphique 2 : Évolution des taux d’intérêt du Prime Rate et des principales Banques centrales [1] (en %)

En 1979, la hausse brutale des taux d’intérêts de la Fed sur décision unilatérale des États-Unis avait été l’un des deux principaux facteurs ayant déclenché la crise de la dette du Tiers Monde. Suite à la crise des subprimes en 2007-2008, les banques centrales étatsunienne et européenne ont appliqué un taux d’intérêt très faible. Sans jamais véritablement parvenir à améliorer la situation économique, elles poursuivent cette politique. Avec les nouvelles secousses financières de l’automne 2019 et les effets collatéraux de la Covid-19, cela devrait se prolonger, mais jusqu’à quand ? Si les taux venaient à augmenter, le coût du remboursement de la dette augmenterait sensiblement pour les PED. Ce risque est renforcé par le profil d’endettement en devise des PED. 75 % sont libellés en dollars étasunien, 9 % en euros, 4,4 % en yen (voir graphique 3).


Graphique 3 : Évolution de la composition de la dette extérieure publique des PED par devise (en %) 
 [2]

On remarque immédiatement en bleu l’écrasante majorité des prêts contractés en dollar étasunien (75 %). Viennent ensuite en jaune les prêts libellés en euro (9 %) puis en rouge « toutes les autres devises » (8,4 %). En nette augmentation, on peut largement supposer qu’elle repose en grande partie sur le yuan, devise de l’État chinois, aujourd’hui l’un des plus grands créanciers des PED.


Graphique 4 : Évolution des taux d’intérêt des emprunts des PED (en %)

Le graphique représente les taux d’intérêt moyens payés par les PED. En gris, ceux des créanciers privés, en orange ceux des créanciers officiels et en bleu la moyenne des deux.

La nette augmentation de la dette des PED, leurs faibles notations sur les marchés financiers, corrélées à la fin du super cycle des matières premières et au ralentissement de la croissance mondiale sur fond de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, fait craindre aux créanciers des défauts de paiement en série dès 2020

Comme indiqué dans la partie 2, on remarque une baisse des taux d’intérêt consécutive aux décisions de la Fed et de la BCE. Bien que plus faibles qu’auparavant, notons le niveau des taux d’intérêts. Au plus bas entre 2013 et 2015, ils ont atteint 3 % en moyenne, à partir de 2015 ils remontent en moyenne vers 4 %. A titre de comparaison, des pays comme la France, l’Allemagne, le Japon ou les États-Unis empruntaient en 2019-2020 soit à des taux négatifs, soit à des taux variant entre 0 et 1 %.

Fait important à souligner, ce graphique fait donc apparaître une hausse des taux d’intérêts à compter de 2015. La nette augmentation de la dette des PED, leurs faibles notations sur les marchés financiers, corrélées à la fin du super cycle des matières premières et au ralentissement de la croissance mondiale sur fond de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, fait craindre aux créanciers des défauts de paiement en série dès 2020. En conséquence, les prêteurs se « protègent » en augmentant la prime de risque qu’ils exigent des emprunteurs du Sud. Une nouvelle crise de la dette est-elle en cours ? Le piège de la dette serait-il en train de se renfermer sur les PED ? Plusieurs facteurs évoluent dans ce sens, c’est que nous allons voir maintenant.

 3. Évolution du cours des monnaies des PED

Pour estimer le coût des emprunts réalisés par une économie, il ne faut pas seulement prendre en compte les taux d’intérêt (et les primes de risque qui renchérissent le coût de l’emprunt) il faut également tenir compte de l’évolution de la valeur de la monnaie du pays endetté par rapport à la monnaie dans laquelle est libellé l’emprunt. Si un pays emprunte en dollars principalement et que sa monnaie perd par exemple 5 % de sa valeur par rapport au dollar, le poids du remboursement des dettes augmente automatiquement. Or la plupart des pays du Sud ont vu leur monnaie se déprécier par rapport au dollar au cours de l’année 2020. C’est ce qu’indique clairement le tableau numéro 2.


Tableau 2 : Évolution du cours des monnaies de 38 PED par rapport au dollar étasunien entre le 1er mars 2020 et le 3 septembre 2020
 [3]

Devise Variation (%) Valeur au 1er mars 2020 Valeur au 3 septembre 2020
MMK Myanmar [Kyat birman] 6,87 1429,64 1337,80
CLP Chili [Peso chilien] 5,84 815,36 770,38
PHP Philippines [Peso philippin] 5,06 51,04 48,58
LYD Libye [Dinar libyen] 4,44 1,42 1,36
TND Tunisie [Dinar tunisien] 4,34 2,85 2,73
MAD Maroc [Dirham marocain] 4,21 9,62 9,23
CNY Chine [Yuan renminbi (RMB) chinois] 2,10 6,98 6,84
THB Thaïlande [Baht thaï] 0,35 31,55 31,44
UGX Ouganda [Shilling ougandais] 0,22 3705,25 3697,00
IRR Iran [Riyal iranien] 0,17 42069,94 42000,00
BOB Bolivie [Boliviano] -0,31 6,91 6,93
BDT Bangladesh [Taka] -0,49 84,73 85,15
IQD Irak [Dinar irakien] -0,64 1190,01 1197,66
AFN Afghanistan [Nouvel afghani afghan] -1,21 75,78 76,71
EGP Égypte [Livre égyptienne] -1,54 15,62 15,86
INR Inde [Roupie indienne] -1,77 72,23 73,53
NGN Nigeria [Naira nigérian] -3,45 364,00 377,00
COP Colombie [Peso colombien] -4,00 3497,47 3643,38
GHS Ghana [Cedi ghanéen] -6,64 5,35 5,73
DZD Algérie [Dinar algérien] -6,64 120,12 128,67
PYG Paraguay [Guarani] -6,89 6517,64 6999,71
KES Kenya [Shilling kenyan] -6,93 101,11 108,64
PKR Pakistan [Roupie pakistanaise] -7,06 154,04 165,74
ZAR Afrique du Sud [Rand sudafricain] -7,11 15,57 16,77
MZN Mozambique [Metical] -9,31 65,21 71,90
MXN Mexique [Peso mexicain] -9,46 19,71 21,77
UYU Uruguay [Peso uruguayen] -9,58 38,57 42,65
KZT Kazakhstan [Tenge kazakh] -9,66 381,52 422,31
RUB Russie [Rouble russe] -10,98 67,06 75,33
ETB Éthiopie [Birr éthiopien] -12,35 32,28 36,83
CDF Congo/Kinshasa (RDC) [Franc congolais] -13,77 1694,59 1965,29
TRY Turquie [Lire turque] -16,33 6,23 7,44
BRL Brésil [Real brésilien] -16,46 4,49 5,37
ARS Argentine [Peso argentin] -16,67 62,15 74,58
AOA Angola [Kwanza angolais] -19,47 492,22 611,20
ZMW Zambie [Kwacha zambienne] -23,34 15,06 19,64
VES Venezuela [Bolivar souverain] -77,97 73617,09 334183,06
ZWL Zimbabwe [dollar du Zimbabwe] -78,48 17,95 83,40


Carte : Évolution du cours des monnaies par rapport au dollar étasunien entre le 1er mars 2020 et le 3 septembre 2020
 [4]

Le tableau 2 et la carte ci-dessus présentent l’évolution du cours des monnaies de 38 PED et de l’ensemble du monde par rapport au dollar étasunien entre le 1er mars 2020, période où la pandémie de la Covid-19 est devenue mondiale, et le 3 septembre 2020, date de rédaction de la présente sous-partie.

A l’exception des pays du Nord, des PED de la zone euro, des 15 pays la zone FCFA (en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et les Comores), de pays ayant indexés leur devise sur celle des États-Unis (par exemple l’Équateur) et de la Chine, on remarque que l’écrasante majorité des monnaies des PED se sont dépréciées au cours de cette période. En réalité, cette dépréciation était en cours depuis 2015. Elle s’est accélérée avec les conséquences économiques collatérales du coronavirus.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution.

La diminution des réserves de change de la banque centrale réduit sa capacité à effectuer le paiement de la dette souveraine en dollars ou dans une autre devise forte. Au point que le pays est forcé de se déclarer en incapacité de paiement, c’est-à-dire en défaut total ou partiel de paiement. C’est ce qui s’est passé en Argentine et au Liban en 2020

Les classes dominantes du Sud ont clairement une part de responsabilité car elles organisent la fuite des capitaux. En effet les classes dominantes locales achètent des dollars (ou une autre devise forte) pour placer « leur » argent en sécurité dans les pays du Nord ou dans un paradis fiscal tropical au lieu de l’investir dans l’économie de leur pays. Cet achat de dollar avec la monnaie locale renchérit le dollar par rapport à cette monnaie. Cela amène la banque centrale du pays en question à essayer de limiter la dépréciation de la monnaie locale en la rachetant avec les dollars qu’elle a dans ses réserves. Cela a pour effet de diminuer ses réserves de change. C’est ce qui se passe en Turquie depuis 2015. C’est aussi ce qui s’est passé de manière dramatique au Liban en 2020. La diminution des réserves de change de la banque centrale réduit sa capacité à effectuer le paiement de la dette souveraine en dollars ou dans une autre devise forte. Au point que le pays est forcé de se déclarer en incapacité de paiement, c’est-à-dire en défaut total ou partiel de paiement. C’est aussi ce qui s’est passé en Argentine et au Liban en 2020.

D’autres acteurs sont responsables de la dépréciation de la monnaie locale : par exemple les grandes entreprises étrangères qui rapatrient massivement leurs bénéfices vers la maison mère située dans le Nord ou bien les fonds d’investissement étrangers qui revendent les actions qu’ils ont achetées précédemment dans la bourse du pays en question. Un autre facteur qui joue contre la monnaie locale, c’est la chute des exportations et donc des revenus en dollars tirés de la vente des produits exportés sur le marché mondial.

Un autre facteur explique cette dépréciation/dévaluation des monnaies du Sud par rapport au dollar : la chute brutale du prix des matières premières dès 2015 (voir partie 3 de cette série). Largement destinées à l’exportation, une baisse de leur prix signifie en conséquence une baisse proportionnelle des recettes des États, et déséquilibre en négatif leur balance commerciale (rapport entre les recettes d’importations et d’exportations). Dès lors, les réserves en devises étrangères nécessaires au remboursement de la dette extérieure se contractent d’autant.

En parallèle, avec les dépréciations, la quantité de monnaie locale devant être convertie en dollars afin de rembourser la dette extérieure (ou intérieure si elle est indexée sur le dollar, ce qui est assez commun) augmente très fortement, selon un simple mécanisme arithmétique. De fait, même si les taux d’intérêt restaient à des niveaux historiquement bas (voir partie 2), les pays devraient puiser de plus en plus dans leurs réserves de change pour rembourser la dette. Comme les revenus d’exportations diminuent suite à la crise économique mondiale aggravée d’une manière brutale et monumentale par les effets de la Covid-19, la situation devient critique pour toute une série de PED y compris de pays dit émergents comme l’Afrique du Sud (- 7,11 %), l’Argentine (- 16,67 %), le Brésil (- 16,46 %), l’Inde (- 1,77 %) ou encore le Mexique (- 9,46 %). Plusieurs des pays concernés sont déjà en situation de surendettement ou de suspension de paiement.

Dans la partie 3, nous analyserons l’évolution du prix des matières premières, le calendrier des remboursements des dettes, les facteurs aggravants générés par la crise mondiale liée au coronavirus.



 

Notes

[1Le Prime rate, ici en bleu, est le taux interbancaire pratiqué par les banques pour les prêts à court terme qu’elles s’accordent. Il est habituellement supérieur de 3 points au taux établi par la FED. Sont indiqués, en orange, les taux d’intérêt fixés par la Réserve fédérale des États-Unis, en gris par la Banque centrale européenne et en jaune par la Banque centrale du Japon. Dollar US, euro et yen sont les 3 principales devises d’emprunt.

[2Ont été retenus sur ce graphique les principales devises d’échange indiquées par la Banque mondiale. En bleu le dollar étasunien, en vert les droits de tirages spéciaux du FMI (DTS – panier de devises), en gris le yen japonais, en jaune l’euro et en rouge « toutes les autres devises ». Pour une meilleure lisibilité du graphique et en raison de leur proportion inférieure à 1 %, nous avons écarté le franc suisse (0,38 %), la livre sterling britannique (0,27 %) et les « devises multiples » (0,53 %).

[3Données récoltées sur le site internet FXTOP. La devise de référence est le dollar étasunien au 3 septembre 2020. Consultées le 3 septembre 2020. Disponible à : https://fxtop.com/fr/tendances-forex.php

[4Plus la couleur tend vers le rouge et le noir, plus la devise nationale s’est dépréciée par rapport au dollar étasunien. Plus la couleur tend vers le vert foncé, plus la devise s’est appréciée par rapport au dollar étasunien. Consulté le 3 septembre 2020. Source : https://fxtop.com/fr/carte-mondiale-taux-change-devises.php

Auteur.e

Eric Toussaint docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2000, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Auteur.e

Milan Rivié CADTM Belgique
milan.rivie @ cadtm.org

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