Faire émerger la nation algérienne sans sa darija ?

Par Abdou Elimam (*)

Les marches pacifiques et déterminées, qui depuis le 22 février font la une des médias et l’admiration du monde entier, ont une caractéristique commune qui tombe sous le sens. Et cette caractéristique se retrouve sous les slogans synthétiques qui sont : 


قلنالهم الشوربة مالحة بدلولنا المغارف

– «on s’est plaint que la soupe était salée, ils nous ont changé les cuillères» —, d’une part ; et — تروحو قاع «vous partez tous !», de l’autre. Si ces deux slogans résument bien l’état d’esprit des manifestants, ils revalorisent, en même temps, une forme linguistique à la fois populaire, spontané et très largement partagée. Sur la forme, elle tombe sous le sens (puisque c’est ainsi que l’on parle entre nous), et sur le fond elle exprime «par les tripes» ce que nous autres ressentons. C’est en ces termes – avec çà et là des slogans en arabe des médias — que la rue s’invite sur l’espace de la légitimation politique, que le «langage des jeunes» sert de matrice à la confection des mots d’ordre et des slogans, que la darija (que je préfère appeler «maghribi») s’impose comme la langue populaire consensuelle. Le terrain nous confirme – si besoin est – que la langue de socialisation et de fraternisation (à Alger, Annaba ou même à Tizi Ouzou,), c’est bel et bien la darija. Elle constitue le symbole le plus puissant de cette nation émergente.
C’est dans ce même contexte que l’APS du 26/03/2019 nous apprend que M. S. Belaïd (président du Haut-Conseil de la langue arabe – HCLA) s’inquiète du langage des jeunes tel qu’il se pratique sur les réseaux sociaux. Il serait choqué par ce qu’il nomme «l’hybridation linguistique», cette sorte de «fusion de types d’expression tirés des différentes langues quotidiennes, à savoir l’arabe classique, le dialecte et les langues étrangères» et suggère que l’on assiste ces jeunes gens dans l’épuration de telles «expressions». A cet effet, il préconise la «préservation de la pureté de la langue arabe».
Disons-le sans détour, de tels arguments relèvent du fantasme. Voyons cela de plus près. L’hybridation linguistique est reconnue dès lors qu’il y a contacts suivis de langues diverses ; la sociolinguistique appelle ce phénomène le «code switching». La question est donc de savoir qu’est-ce qui provoque et encourage l’hybridation de la forme de cette communication spontanée ? 
La réponse du HCLA consiste à prescrire, à fortes doses, le recours à la seule langue arabe présentée comme rempart et source d’épuration linguistique, à la fois…  Or, qui dit épuration, dit rejet/déni de ce que notre compatriote appelle «le dialecte», entre autres.
Il nous faudra bien nous rendre à l’évidence que la stratégie sexagénaire d’arabisation n’aura réellement produit qu’un illettrisme «trilingue» de masse : on ne sait plus écrire ni en arabe, ni en français, ni en tamazight. A quoi rime de reproduire la même politique dont les résultats désolent la population entière. Une telle politique linguistique nécessiterait un audit sérieux et rigoureux afin d’établir de manière formelle un bilan qualitatif sans concession. De l’analyse de ces résultats, peut-être serait-il possible d’entrevoir d’autres voies. 
Notons, toutefois, que si tout le monde s’accorde bien à déplorer les piètres résultats de l’école, les raisons (officielles) invoquées en cachent la cause centrale : l’élève algérien est dépossédé de sa langue maternelle dès son entrée à l’école. 
Très tôt, l’Institution scolaire devient pour l’élève un lieu de clivage et de conflit interne (d’où le sentiment de «haine de soi») car on lui présente la langue arabe comme la langue de Dieu, dilemme avec lequel il lui incombera de composer… toute sa vie. Or, la vérité est que personne ne connaît la langue de Dieu et que notre disposition naturelle à acquérir nos langues maternelles est précisément un don de la Création !
 Les humains sont démunis pour produire une langue naturelle pérenne : toutes les tentatives (dont l’espéranto est la plus connue) ont échoué car ces «langages» sont incapables de se reproduire par la naissance, à l’instar de ce qu’il se passe avec la darija/maghribi ou du kabyle, par exemple. 
La langue du Coran ne se reproduit pas à la naissance car elle jouit d’un statut particulier qui la met à l’abri de l’intrusion des hommes, et cela dure depuis quinze siècles (admettre un tel constat, c’est déjà s’orienter vers une réserve sage). Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre cette forme linguistique sacralisée avec la langue des médias arabes qui est un patchwork de moules syntaxiques anglosaxons qui a su gagner une respectabilité institutionnelle. Cela étant dit, elle n’est parvenue à devenir ni langue de naissance ni langue de socialisation d’aucun Arabe – cela n’est-il pas étrange ?
Paradoxalement, les défenseurs de l’arabisation craignent pour leur langue de référence ; ils la trouvent fragile ! C’est cela qui explique le reproche fait à cette jeunesse qui se penche «vers la langue la plus forte, oubliant ainsi leurs langues et leur personnalité», pour reprendre les propos de M. S. Belaïd. Vision bien défaitiste provenant du représentant d’une institution linguistique aux prétentions  globalisantes. Mais ne feindrait-il pas de ne pas réaliser que la «langue forte» de ces jeunes, c’est précisément la darija ?
A ce défaitisme, nous opposons le respect de la singularité culturelle nationale pour une meilleure arabisation. C’est aussi ce que préconisent des institutions internationales telles que la Banque mondiale ou l’Unesco qui ont salué l’introduction des langues natives dans les système éducatifs ; d’autant plus que les résultats obtenus sont tout bonnement spectaculaires. La mise en place d’une telle politique serait simple et facile : il suffirait d’intégrer la darija dans le système scolaire durant les trois ou quatre années du primaire, ensuite on introduit l’arabe. La même chose pourrait se faire dans les zones amazighophones avec tamazight les premières années, avant d’introduire l’arabe. Ce bilinguisme positif permettrait une réussite assurée à la compétence linguistique en arabe car les langues maternelles seraient préservées et du même coup, la personnalité (voire l’algérianité) des élèves serait valorisée. Car «centrer l’enseignement sur l’apprenant», comme le préconisent tous les didacticiens du monde, revient à respecter et à honorer la langue maternelle de ce dernier et d’y prendre appui pour développer de nouvelles connaissances et de nouveaux savoir-faire.  
Que la derija puisse enfin être reconnue en tant que langue inaliénable de tous les Algériens  constituera, me semble-t-il, le jalon essentiel de cette refonte républicaine en cours de gestation. En effet, comment  penser la démocratie en rejetant la forme naturelle d’expression des citoyens ? Il serait temps, à l’aube de cette deuxième république émergente, que l’on décolonise nos esprits et que l’on intègre – sans complexe — ce fait d’histoire et de culture nationales. C’est bien ce que la jeune génération fait, et cela augure d’un avenir plus serein.
A. E.

(*) Linguiste, auteur de Le maghribi, alias ed-darija. La langue consensuelle du Maghreb, éditions Franz-Fanon.

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