Filmer la grève, « un outil pour peser dans le rapport de force »

     par Sophie Eustache

En avril 2019, une grève des éboueurs de l’entreprise Pizzorno éclate à Vénissieux. Pendant les 17 jours que dure cette grève, la doctorante en sociologie Lina Cardenas filme le quotidien du piquet de grève et enregistre une série d’entretiens avec les travailleurs. De ce travail naît le documentaire « Grève au royaume des ordures », coréalisé avec Jordane Burnot, et un article intitulé « Caméra aux poings. Images dans la grève : des usages pluriels dans la lutte syndicale » (Images du travail, travail des images, n°12, février 2022), sur la construction médiatique de la grève et la place de l’image dans la construction d’un rapport de force.

Acrimed : Comment avez-vous été amenées à suivre cette grève des éboueurs de l’entreprise Pizzorno à Vénissieux, en avril 2019 ?

Lina Cardenas : Je travaille sur la formation syndicale à l’union syndicale Solidaires. J’ai été amenée à suivre cette grève dans le cadre de ma thèse, je m’intéresse aux acteurs qui contribuent à organiser ce type de grève, de mobilisation. J’ai accompagné la lutte en tant que doctorante mais aussi en tant que militante sur les piquets de grève.

Jordane Burnot : J’ai suivi la grève de loin, et je suis arrivée dans un second temps de la réalisation. C’est Lina qui a fait la plupart des images sur le piquet de grève. Au départ, l’idée n’était pas forcément de faire un documentaire, mais Lina avait tourné assez d’images pour faire un film, alors le syndicat a souhaité produire un format plus long. Je suis arrivée au moment de mettre en forme toutes ces images pour en faire un documentaire. Aujourd’hui, on est encore en train de les utiliser autrement, notamment dans le cadre de la formation syndicale.

Acrimed : Lina, tu es arrivée sur le piquet de grève directement avec l’envie de filmer, ou ça a été une demande des grévistes pour contrebalancer le traitement médiatique qui était fait de la mobilisation ?

L. C. : Ce n’était pas une demande des grévistes. J’utilise l’image, la caméra comme une méthode d’enquête, je l’utilisais déjà sur mon terrain, sur des mobilisations, des formations, différents types d’espaces syndicaux et militants. Et c’est aussi parce qu’au sein de l’organisation syndicale Solidaires, il y a une volonté de filmer les luttes, les formations et de rendre compte de l’activité des militants. Mais dans cette grève, c’est moi qui ait dit aux militants : « On va aller sur le piquet, je vais prendre la caméra, on verra ce que ça donne, ça créera au moins un outil de mémoire interne. » Au début les salarié.es en grève me prenaient pour une journaliste.

Acrimed : Tu étais accueillie comment, quand on te prenait pour une journaliste ?

L. C. : C’était plutôt un bon accueil, mais pour moi un peu gênant parce qu’ils pensaient que j’étais le relai des médias, que leur lutte allait apparaître dans la presse. Sauf que j’arrivais, je disais : « J’ai une grosse caméra mais désolé, c’est que pour les archives du syndicat, au mieux pour un documentaire. » Concernant le fait de les filmer, certains n’ont pas eu de problème pour apparaître dans les images. Pour d’autres, j’ai dû discuter avec eux sur le piquet de grève pendant plusieurs jours avant de réussir à faire des entretiens sur leur quotidien, leur vie, etc. De manière générale j’ai été très bien accueillie avec ma caméra, et puis le fait qu’ils pensent que j’étais une journaliste montre qu’ils souhaitaient la présence de journalistes pour avoir un relai médiatique de leur lutte.

Acrimed : C’est un paradoxe que vous notez dans l’article. Il y a à la fois un traitement défavorable et caricatural de la grève et malgré ce traitement, une volonté de la part des grévistes de voir venir les journalistes…

J. B. : j’ai travaillé sur pas mal d’autres luttes et c’est quand même une constante, notamment sur la présence d’une caméra dans les luttes. Il y a en effet une défiance quant au traitement de la lutte, mais il y a aussi une volonté de témoigner d’une manière générale, et aussi de se servir des médias pour peser dans le rapport de force. Parce qu’aujourd’hui, c’est un vecteur essentiel des luttes, et même avec une bonne médiatisation, – je pense notamment à la médiatisation de la grève des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles –, c’est parfois très long d’obtenir une victoire. Je ne sais pas si c’est tant paradoxal que ça, c’est le résultat de ce qu’est en effet le traitement médiatique des luttes par les médias mainstream, mais c’est aussi la conscience que ce traitement-là est fondamental pour la victoire. Ce qui est paradoxal, c’est que les journalistes qui s’intéressent aux luttes font rarement le travail de fond. Ils regardent le conflit social sous le même angle, sans le mettre en perspective ni s’interroger sur celles et ceux qui participent à la lutte. Même quand ils vont sur le piquet de grève, ils restent très peu de temps. C’est précisément le temps long qui permet de faire émerger une parole intéressante et un peu moins formatée. C’est aussi comme ça que la confiance émerge… Lina est restée toute la grève sur le piquet, elle était là à 6h du matin, elle restait toute la matinée, et c’est là qu’un rapport différent se crée et qui permet le documentaire. Mais les journalistes, ils viennent, ils restent très peu de temps, ils attendent une petite phrase choc, leur sujet va durer 3 minutes, si c’est un papier il va faire 3 lignes et il va y avoir une citation, en général sans grand intérêt, sans grand rapport avec la lutte. Quelque chose d’un peu spectaculaire. Ça c’est toute la différence entre la démarche que nous on a sur les luttes quand on les filme, et une démarche journalistique mainstream.

L. C. : Dans la préparation des luttes et dans les outils qui peuvent être investis, il y a toujours la place des médias, certes on sait qu’ils vont avoir un traitement qui n’est pas celui qu’on veut mais en fait, ça fait peur à l’employeur, il déteste apparaître dans la presse, à côté du mot « grève », à côté du mot « revendication ». Donc c’est vraiment un outil, pour menacer le patron : « si vous n’écoutez pas nos revendications, on va appeler les médias », il déteste ça. Un exemple : quand la grève a commencé à l’entreprise de Vénissieux, ils ont enlevé directement le panneau avec l’enseigne de l’entreprise. Il était immense à l’entrée. L’image est quelque chose de très important pour l’entreprise, et le fait que moi j’arrive avec une caméra, ils détestaient ça. Je ne pouvais pas filmer le patron, je n’avais pas le droit de rentrer dans l’entreprise, et l’huissière m’a demandé de sortir de façon assez menaçante. Même si elle est négative, limitée, ou superficielle, l’image est un outil pour peser dans le rapport de force.

Acrimed : Les grévistes ont-ils eu la parole dans la presse locale ? Et quelle était la part de la parole du patron en comparaison avec la parole des grévistes ?

J. B. : Cette grève connaît à peu près le même traitement que les autres grèves locales. Si on regarde ce qui paraît dans la presse à Marseille (car il y a souvent des grèves d’éboueurs) on observe les mêmes dynamiques. D’une manière générale, la parole est très peu donnée aux acteurs du conflit. C’est sur le désagrément pour les usagers que le traitement médiatique se concentre, dans la plupart des cas, avec des photos des poubelles dehors, les conséquences (les rats), et même au JT de France 3, ce sont des longs plans sur des poubelles très remplies et des commentaires qui expliquent à quel point c’est difficile pour les usagers, et que ça commence à poser des problèmes sanitaires. Cette grève d’éboueurs n’échappe pas du tout à cette règle.

L. C. : En effet, la parole des grévistes est absente de manière générale. Par contre, il y a des moments où elle apparaît. Par exemple quand David Kimelfeld, le président de la métropole de Lyon, commence à dire : « Pizzorno, si vous ne tenez pas vos engagements du marché, il va y avoir des sanctions ». À ce moment-là, il se réunit avec le directeur de l’entreprise pour parler de comment ils vont continuer à tenir le service, mais on trouve très peu, dans la presse, les préoccupations pour les conditions de travail. Au moment où les dix grévistes sont assignés au tribunal par l’employeur pour atteinte à la liberté de travail et diffamation entre autres), on voit de nouveau la parole de l’employeur émerger (en disant que « la grève est légale, mais pas dans ce cas, car elle entrave la liberté de travail »), mais apparaît également le discours des représentants des salariés. La parole des éboueurs en grève est plutôt absente, mais elle apparaît à des moments un peu forts du conflit. Mais ce ne sont pas les moments routiniers, quotidiens, ce sont les moments où il y a un spectacle, il y a le tribunal, des scènes particulières, c’est là où on va avoir une parole des deux côtés.

J. B. : Les grèves locales de toute façon sont très peu relayées dans la presse nationale, et dans la presse locale, c’est toujours trois lignes. Ce sont des formats qui ne permettent pas de faire une information digne de ce nom.

Acrimed : Il y a eu une conférence de presse organisée par les grévistes. Est-ce que cette conférence a eu un effet sur le traitement médiatique ?

L. C. : Je n’ai pas eu l’impression en lisant les articles de presse que ça avait changé quoi que ce soit dans le traitement de la presse locale, il n’y a pas eu de mise en avant de la parole sur les conditions de travail.

J. B. : Ça n’a pas eu d’effet médiatique, alors même qu’il y avait des discours très forts, qui disent des choses de la société d’aujourd’hui, de l’organisation du service public, de la sous-traitance, des conditions de travail des plus précaires, des « héros du nettoyage ». Là où ça a opéré quelque-chose d’intéressant, c’est sur la prise de conscience par les grévistes eux-mêmes, les travailleurs, les gens du syndicat qui étaient là, de l’importance de leur propre parole.

L. C. : Rue89 Lyon a fait un dossier intéressant, mais le reste, pas du tout.

Acrimed : Quelle a été l’influence sur le traitement médiatique de la production d’images par les grévistes et toi Lina ? Ont-ils, grâce à ces images, réussi à mettre leur lutte à l’agenda médiatique ?

L. C. : La présence de la caméra en soit, c’est dérangeant. L’employeur se demande aussi si je suis une journaliste, donc il pense qu’il y a une journaliste qui vient tous les jours à 5h du matin sur le piquet de grève, et moi je joue là-dessus. Je filme tout ce qu’il se dit. Parfois, j’ai même dit que j’étais journaliste. Ce qui a été aussi intéressant, c’est qu’un militant de Solidaires a tenu tous les jours un fil Twitter actualisé. C’est un outil qui n’est pas très investi par l’organisation syndicale et encore moins par les grévistes, c’est un militant qui est là en soutien qui a été d’une énorme importance pour la médiatisation de la grève. Du coup, tous les jours, il y avait une info, à partir de 5/6h du matin. Ça a été repris et par des journalistes et par des habitants. Ça a permis de créer un lien avec les habitants. Je l’ai analysé comme ça, sur le moment, ça a joué un rôle super important dans le rapport de force. Et en fait, sur la question de l’image, un des éléments dans le protocole de fin de conflit c’était d’enlever les drapeaux syndicaux à l’entrée de l’entreprise. Que ce soit inscrit dans le protocole de fin de conflit dit beaucoup sur la peur qu’ils ont que cette lutte soit relayée dans les médias et les réseaux sociaux propres aux acteurs de la grève .

J. B. : Ils ne devaient pas médiatiser ce qu’ils ont obtenu, c’est noté noir sur blanc dans le protocole d’accord.

L. C. : Ils ne voulaient pas qu’on communique sur la grève, sur ce qui a été obtenu. Mais grâce à la médiatisation il y a eu des contacts avec d’autres villes où il y a l’entreprise. Des travailleurs qui voulaient aussi créer des sections syndicales à Pizzorno.

Acrimed : L’usage des réseaux sociaux permet parfois de mettre à l’agenda médiatique des questions qui étaient complètement invisibles des journalistes…

L. C. : On le dit dans l’article. Les images du compte Twitter de Solidaires Rhône ont été utilisées dans le dossier du tribunal judiciaire. Il y a eu quand même un usage des images de Twitter dans d’autres arènes de la lutte.

J. B. : Très récemment, quand il y a eu la tentative de dissolution d’un groupe antifasciste (Groupe antifasciste Lyon et environs – Gale), le dossier pour la dissolution du groupe était constitué presque uniquement de citations des réseaux sociaux. C’était pareil pour le collectif Palestine Vaincra. C’est la preuve que les réseaux sociaux deviennent un acteur absolument central des luttes, y compris du point de vue du pouvoir, qui pense que le danger vient davantage de là que de la rue, finalement.

L. C. : Les journalistes reprenaient les informations du compte Twitter, soit pour les paraphraser dans certains articles soit pour illustrer. Ce qui était assez drôle parce qu’on se disait que finalement on fait le boulot des journalistes. Ça peut être bien parce que parfois ils relaient nos propres informations.

J. B. : Ils ne font plus d’enquête…

Acrimed : Deux intérêts se rencontrent. Les grévistes ont tout intérêt de voir leurs infos reprisent telles quelles, et les journalistes n’ont tellement plus de moyens matériels, humains, de temps pour travailler, qu’ils ont intérêt à recevoir des infos prémâchées.

L. C. : Ça me fait penser à la relation avec les journalistes qui sont venus. Il y a différents types de relation : par mail, il y a une liste établie auparavant pour envoyer les communiqués de presse. Mais il y a eu des journalistes qui se sont déplacés, c’étaient des pigistes. C’était intéressant, parce qu’au final, on parlait de leurs conditions de travail. Pourquoi ils ne pouvaient pas faire leur travail ? Pourquoi avaient-ils repris des images que moi j’avais faites ?

Acrimed : Comment on permet à des gens qui ne sont pas des professionnels de la parole publique de s’exprimer, alors qu’ils ont tendance à considérer leur parole comme non légitime ?

L. C. : Déjà, j’ai beaucoup discuté avec les grévistes, avant de poser des questions sur leur quotidien. Il y a un lien de confiance qui s’est créé, du fait de ma présence, ils voient que je suis une alliée, et pas une journaliste qui va reproduire leur parole de façon déformée. Même s’il y a entre eux et les journalistes cette relation de besoin et de crainte. Je pense que pendant ma thèse et mon militantisme, j’ai été beaucoup avec des militants qui donnent une importance énorme à la parole sur le quotidien du travail. Je pense que ça m’a influencée, sur comment poser des questions, quels types de question poser, comment interroger les gens et les mettre en confiance. Au début, je demande. On me répond directement : « Je n’ai rien à dire, ce n’est pas intéressant, je ne saurai pas répondre à tes questions », etc. Moi je dis : « Si, c’est sur ton quotidien, ton travail, tu n’auras aucun problème à répondre. » Sinon ils te renvoient vers le représentant syndical. C’est lui qui va répondre. Et de fait, les journalistes qui sont venus sur le piquet, ils interrogeaient le représentant. Je voulais aller au-delà de ça, dans le documentaire on a voulu limiter les images ou les interviews des représentants, dans l’idée de donner la parole aux autres salariés. Donc concrètement, j’allais leur parler, leur demander de filmer. « Est-ce que tu peux me raconter ta dernière journée de travail, qu’est-ce qu’il s’est passé hier ou avant de commencer la grève ? » Donc des questions très concrètes, et les grévistes se mettaient à parler des accidents de travail, de ce qui leur était arrivé la semaine dernière, de leurs chaussures, vraiment de choses précises. Et puis, à un moment donné, je leur ai donné le micro. « En fait, c’est toi qui sait mieux poser les questions. » Je suis tombée sur quelqu’un qui s’est pris au jeu, qui a voulu interroger ses collègues.

J. B. : Au bout d’un moment, tu donnes le micro à un gréviste, mais parce que ça fait déjà un moment qu’il te suit et à chaque fois que les autres répondent ils reposent des questions parce qu’il sait mieux que toi sur quoi rebondir, parce que c’est son quotidien à lui.

L. C. : Ça m’a semblé super intéressant, parce que de fait, je connaissais la lutte, leurs conditions de travail mais, par exemple, quand un des salariés raconte qu’il s’est brûlé, le salarié qui l’interroge rebondit et demande : « Et le lendemain, ils t’ont dit quoi ? Ni un merci, ni un machin ? ». Peut-être que j’aurais rebondi, mais pas forcément. Le fait de leur avoir donné la caméra m’a permis de savoir quelles autres questions je pouvais poser. Mais ça a aussi joué dans la libération de la parole et la mise en confiance, c’est leur collègue qui les interroge donc c’est plus facile.

Acrimed : Vous avez tourné une journée de ramassage des ordures. Pourquoi ça a été nécessaire d’aller montrer leur quotidien, au-delà des entretiens ?

J. B. : Il y avait énormément d’images sur le piquet, on avait quand même envie de montrer les gestes du travail, les bruits. Pour nous, c’était important de montrer le corps au travail. La grève c’est l’inverse du quotidien du boulot. Pour les filmer, on est passées par les grévistes, qui étaient très contents qu’on vienne les filmer, mais parce qu’on ne faisait pas un truc misérabiliste. Ils savaient que c’était pour parler de leur lutte et illustrer leur travail.

Acrimed : Quelle a été la réception du documentaire par les grévistes ?

L. C. : On a organisé une projection avec les grévistes, entre les confinements. J’ai filmé la réception du film. Il y avait de l’émotion de la part des grévistes, c’est la remémoration d’un moment collectif important et difficile. Ceux qui ont pris la parole pendant la projection ont dit avoir vécu de nouveau le moment. Ils ont mis l’accent sur le fait que le moment de grève leur a permis de faire connaissance, vu qu’il y a différentes tournées et horaires. La projection a également été une discussion sur comment la grève s’est organisée et qu’est-ce qu’elle a permis. Ils insistaient sur ça, de se rendre compte qu’ils ont des conditions de travail similaires. Pour beaucoup, c’était la première grève, ils ont vécu ça comme un moment important d’apprentissage.

J. B. : Sur le plus long terme et sur la construction d’un récit, il y a un truc qu’on ne dit pas dans l’article, mais que j’ai beaucoup vu. Y compris là, même le récit qu’on a fait avec ce documentaire, qui est plus intime, qui explore un peu plus la réalité du travail des éboueurs, il fige aussi un moment donné un récit. Sur d’autres films que j’ai fait sur des luttes, je me dis toujours que moi aussi je suis en train de livrer une vérité autour de cette lutte, qui elle va rester, encore plus longtemps que les articles de presse, parce que ce sont des objets qui ont une durée de vie normalement plus longue. Je trouve que c’est une question, quand on produit des images avec une autre perspective que les images hégémoniques, qui est intéressante à soulever, et avec laquelle il faut être vigilantes. Nous aussi, avec ce film, on a produit un récit de cette grève. Dans quelques années, pour les propres grévistes, leur mémoire va être influencée par le re-visionnage du film. Quand tu produis des images, y compris avec les meilleures intentions du monde, c’est quelque chose dont il faut avoir conscience.

L. C. : Ce récit de la lutte a été retravaillé avec les propres acteurs. C’était collectif, donc il y avait des choses qu’il fallait enlever ou pas trop montrer, et ça, ça rejoint la problématique de la place des acteurs. Que fait le syndicaliste, qui n’est pas dans l’entreprise, qui joue un rôle très important pour certaines choses, comme par exemple tenir les médias sociaux (Twitter) ? Une fois que cet acteur part, il n’y a plus l’usage de Twitter, donc comment on fait ? La parole, aussi : qui est en mesure de prendre la parole ? On se rend compte que c’est surtout les militants qui viennent de l’extérieur, parce qu’ils ont déjà vécu plein de grèves, parce qu’ils savent certaines choses que les nouveaux grévistes ne savent pas, et parce que les grévistes attendent de cette figure extérieure, un peu experte, qu’on leur dise ce qu’il faut faire. Ce n’est pas facile parfois de savoir quelle place doivent avoir ces acteurs extérieurs. Mais du coup, ça crée derrière, pour le montage, des choix. On a dû à des moments discuter : peut-être que l’animateur syndical qui vient de l’extérieur, on l’enlève un petit peu pour favoriser l’image des grévistes. Ça pose des questions qui ne sont pas faciles à résoudre. Le choix, ça a été de donner toute la place aux acteurs de la grève, aux principaux concernés. C’est pour ça qu’on a eu cette démarche de leur donner la parole. Mais c’est sûr que le documentaire peut être construit autrement avec une place plus importante d’autres acteurs de la grève. On construit une image de la lutte et des valeurs de l’organisation syndicale.

J. B. : Quand tu fais un film, ce sont des questions qui arrivent toujours. Il y a des choix qu’il faut assumer. Quand je fais des films sur des luttes, de manière consciente, j’invisibilise une partie des acteurs parce que je pense qu’ils ont voix au chapitre partout, et j’arrive aussi avec une conception de la lutte. Elle change souvent au contact des gens. J’ai fait un film sur un squat à Lyon, il y avait plein de militants blancs en soutien, ils apparaissent très peu dans le film. Ils disparaissent par rapport à leur présence constante. C’est choisir un point de vue qui est moins défendu. C’est un parti pris important pour moi.


Propos recueillis par Sophie Eustache.


           Devrions-nous avoir des semaines de travail de 15 heures ?

Photo : Un ouvrier du bâtiment. Crédit : Joshua Berson / Flickr Traduction André Frappier avec l’utilisation de Deepl.

Parce que nous n’avons pas réussi à réduire progressivement le temps de travail, comme l’envisageait Keynes, il est peu probable que nous parvenions à une semaine de travail de 15 heures d’ici 2030. Mais les conditions environnementales et sociales ont suscité une évolution vers une semaine de travail de quatre jours.

tiré de Rabble |

La semaine de travail de cinq jours est une relique anachronique d’une époque où les conditions étaient bien différentes de celles d’aujourd’hui.
En 1930, le célèbre économiste John Maynard Keynes prédisait que les progrès technologiques, le ralentissement de la croissance démographique, l’augmentation du capital (ou « biens matériels ») et l’évolution des priorités économiques rendraient possibles et souhaitables les quarts de travail de trois heures ou la semaine de 15 heures d’ici 100 ans.

Puis, il a écrit : « L’amour de l’argent en tant que possession – par opposition à l’amour de l’argent en tant que moyen d’accéder aux plaisirs et aux réalités de la vie – sera reconnu pour ce qu’il est, une morbidité quelque peu dégoûtante, une de ces propensions semi-criminelles, semi-pathologiques que l’on remet avec un frisson aux spécialistes des maladies mentales ».

Keynes prévient toutefois que « l’âge des loisirs et de l’abondance » peut être accueilli avec crainte : « Car nous avons été trop longtemps entraînés à nous battre et non profiter de la vie. C’est un problème redoutable pour l’individu ordinaire, sans talents particuliers, de s’occuper, surtout s’il est déraciné de son environnement habituel, des habitudes ou des conventions valorisées par la société traditionnelle. »

Il restait néanmoins optimiste : « Je suis sûr qu’avec un peu plus d’expérience, nous utiliserons les nouvelles richesses de la nature d’une manière tout à fait différente de celle dont les riches les utilisent aujourd’hui, et nous tracerons pour nous-mêmes un plan de vie tout à fait différent du leur ».

Nous sommes à huit ans de la prédiction centenaire de Keynes. La technologie a progressé, plus que ce qu’il aurait pu imaginer. La croissance démographique a ralenti, mais ne s’est pas stabilisée. Le capital a augmenté, même si une grande partie de la richesse a été accaparée et monopolisée par une minorité. Et les crises environnementales et sociales ont amené beaucoup de gens à remettre en question les priorités économiques. Alors, pourquoi avons-nous encore des horaires de travail similaires à ceux d’il y a 70 ans ?

La réponse réside en partie dans l’adoption, après la guerre, du « consumérisme » comme modèle économique. Elle peut également être liée à la préoccupation soulevée par Keynes : la « crainte » que les gens ne sachent pas comment occuper leur temps libre.

Mais avec tant de gens qui se sentent dépassés par un équilibre déséquilibré entre le travail et la vie privée, ce dernier point n’est pas un problème insurmontable. Les femmes, en particulier, ressentent cette pression. Contrairement à ce qui se passait dans les années 1950, la plupart d’entre elles ont rejoint la population active, mais, comme à l’époque, elles assument encore la majeure partie des tâches ménagères et des soins aux enfants.

Keynes faisait la distinction entre les besoins « absolus » et « relatifs ». Ces derniers, affirmait-il, « satisfont le désir de supériorité » et « peuvent en effet être insatiables ». Mais Joseph Stiglitz, économiste à l’université Columbia, note que la société façonne nos choix. Nous « apprenons à consommer en consommant », écrit-il, et à « profiter des loisirs en profitant des loisirs ».

Parce que nous n’avons pas réussi à réduire progressivement le temps de travail, comme l’envisageait Keynes, il est peu probable que nous parvenions à une semaine de travail de 15 heures d’ici 2030. Mais les conditions environnementales et sociales ont suscité une évolution vers une semaine de travail de quatre jours. (Le personnel de la Fondation David Suzuki bénéficie d’une semaine de travail de quatre jours depuis sa création en 1990).

L’essai le plus important se déroule au Royaume-Uni, où 3 300 travailleurs de 70 entreprises très diverses, petites ou grandes, ont récemment commencé à travailler quatre jours par semaine sans perte de salaire. L’expérience – menée par 4 Day Week Global en partenariat avec le groupe de réflexion Autonomy, la 4 Day Week Campaign et des chercheurs des universités de Cambridge et d’Oxford et du Boston College – « mesurera l’impact sur la productivité de l’entreprise et le bien-être de ses travailleurs, ainsi que l’impact sur l’environnement et l’égalité des sexes », indique un article du Guardian.

Les gouvernements soutiennent également des essais en Écosse et en Espagne, et des pays comme l’Islande et la Suède ont mené des essais concluants. Outre d’autres avantages tels que l’augmentation du nombre de jours de vacances, la flexibilité et le travail à domicile, la réduction de la semaine de travail n’améliore pas seulement la vie des gens, elle est également bénéfique pour l’environnement. Moins de personnes qui font la navette signifie une réduction de la pollution, des émissions de gaz à effet de serre et des embouteillages.

La pandémie nous a appris qu’il est possible de modifier rapidement nos modes de pensée et d’action, notamment en ce qui concerne le travail. Il est grand temps de reconnaître que ce n’est pas la consommation excessive et le labeur qui donnent un sens à la vie, mais le fait d’avoir du temps à consacrer aux amis et à la famille et de s’intéresser à d’autres choses que le travail. Cela profitera même aux employeurs en aidant le personnel à être plus heureux, plus sain et plus productif.
Nous n’atteindrons peut-être pas la semaine de 15 heures prévue par Keynes d’ici la fin de la décennie, mais nous pouvons certainement viser un meilleur équilibre.

David Suzuki est un scientifique, un diffuseur, un auteur et le cofondateur de la Fondation David Suzuki. Rédigé avec la contribution de Ian Hanington, rédacteur et éditeur principal de la Fondation David Suzuki. Pour en savoir plus, consultez le site davidsuzuki.org.

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