La crise centrafricaine, révélateur des nouvelles ambitions africaines de la Russie

L’irruption de la Russie dans la crise centrafricaine a surpris plus d’un observateur. En quelques mois à peine, Moscou, qui était peu ou prou absent du continent africain, est parvenu à s’imposer comme un des acteurs clé du conflit. De la formation des forces armées centrafricaines à la protection présidentielle, en passant par de mystérieux pourparlers avec les multiples milices armées qui se disputent l’accès aux ressources minières et diamantifères du pays, l’engagement protéiforme de la Russie révèle une ambition non dissimulée. Si l’influence de Moscou en République Centrafricaine (RCA) est vouée à s’accroiîre dans les mois à venir, ses objectifs sont loin d’être clairs. Le cas de la RCA est l’illustration la plus frappante à ce jour du retour de la Russie sur le continent africain, dont elle s’était largement désengagée depuis l’effondrement de l’URSS.

La rapide montée en puissance de la Russie en Centrafrique

La fin de l’opération française Sangaris, en octobre 2016, a laissé un vide et accru la vulnérabilité de l’Etat centrafricain qui, faute d’armée opérationnelle, est devenu plus dépendant que jamais de la Mission des Nations Unies en RCA (MINUSCA) pour garantir sa sécurité face à la prolifération des groupes armés. La présence militaire française dans le pays se résume aujourd’hui à 50 instructeurs militaires, quelques drones tactiques, et des démonstrations de force épisodiques, comme le récent survol de la ville de Kaga-Bandoro par des Mirage 2000-D basés au Tchad, qui visait à dissuader les milices ex-Seleka de reprendre Bangui. Moins de deux ans après la fin de Sangaris, le vide laissé par le départ des militaires français est en passe d’être comblé par la Russie.

Le rapprochement entre Moscou et Bangui s’est d’abord manifesté en octobre 2017, lors d’une rencontre entre le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et le président centrafricain Faustin Archange Touadéra à Sotchi. À la suite de cette rencontre, la Russie s’est engagée à armer gracieusement les autorités centrafricaines, en leur livrant notamment des milliers de fusils d’assaut et du matériel anti-aérien. En dépit de l’embargo onusien sur les armes à destination de la RCA, l’accord entre les deux pays a été tacitement approuvé par le Conseil de sécurité des Nations Unies, et la première des trois livraisons a eu lieu à Berengo, à 70 km au sud-ouest de Bangui, le 26 janvier 2018. C’est aussi à Berengo, où se trouve la résidence de l’ancien Empereur Bokassa, que se sont installés 175 instructeurs militaires russes chargés de former un bataillon de 1 300 soldats des Forces Armées centrafricaines (FACA), comme le fait la mission européenne de formation (EUTM/RCA), qui elle a déjà formé deux bataillons. Un petit contingent de forces spéciales (Spetsnaz) est également présent, peut-être pour assurer la protection du président Touadéra : lors de ses déplacements, le Président est désormais entouré par des Russes, les forces spéciales rwandaises qui l’accompagnaient jusqu’alors ayant été reléguées au second plan. La grande majorité des Russes déployés en RCA ne sont pas rattachés à l’armée mais à des firmes de sécurité privées, dont deux, Sewa Security Service et Lobaye LTD, sont actives dans le pays. Par ailleurs, un conseiller politique et de sécurité russe, Valeri Zakarov, occupe un bureau au palais présidentiel. Au total, plus de 1 000 Russes sont aujourd’hui présents dans le pays, là où Moscou ne disposait il y a encore quelques mois que d’une ambassade.

Sur le terrain, des initiatives russes en contradiction avec le soutien affiché de Moscou aux autorités de Bangui

Pourquoi une telle présence, si leur mission se limite à l’entraînement des FACA et aux livraisons d’armes approuvées par l’ONU ? Justement, il est aujourd’hui clair que tel n’est pas le cas. Depuis avril, on compte plusieurs initiatives russes dans des territoires contrôlés par les milices armées. Peu après l’opération ratée de la MINUSCA des 8-10 avril, laquelle visait à appréhender un chef de milice ex-Seleka, le Général Force, au quartier PK5 de Bangui, des hommes de sécurité russes sont venus y distribuer du matériel humanitaire. Le même mois, un convoi russe de 20 camions est entré en RCA depuis le Soudan, officiellement pour rénover des hôpitaux du nord du pays. Aucun observateur indépendant n’a cependant pu examiner la cargaison du convoi, lequel rappelle les fameux « convois humanitaires » russes à destination du Donbass ukrainien. Plus généralement, c’est d’ailleurs bien le manque de transparence qui caractérise les opérations russes en RCA. Certes, leur présence est loin d’être un secret : elle est visible et le gouvernement de Touadéra l’a ouvertement défendue à de multiples reprises, notamment lorsque les héritiers de l’Empereur Bokassa se sont indignés de la mise à disposition de Berengo aux militaires russes. Néanmoins, les deux pays sont avares de précision quant à l’étendue de la mission ; et le choix de Berengo, où les Russes disposent de leur propre piste d’atterrissage, leur permet de s’affranchir de tout contrôle international sur leurs activités et le type d’équipement militaire importé dans le pays. Ils contournent ainsi l’aéroport M’Poko de Bangui, où les Français sont présents. Certes, Moscou peut à juste titre dire être intervenu dans le pays à la demande du gouvernement, pour asseoir son autorité face aux 14 milices armées qui contrôlent aujourd’hui plus de 80 % du territoire centrafricain. Pourtant, force est de constater que certaines initiatives russes s’accordent mal avec cet objectif.

Depuis leur arrivée, les Russes ont en effet multiplié les prises de contact avec des milices armées hostiles au gouvernement de Touadéra, semant la confusion jusque chez les conseillers du Président. Dès le début, Moscou a choisi d’agir indépendamment de la MINUSCA, dont elle partage pourtant officiellement l’objectif consistant à aider les autorités centrafricaines à regagner le contrôle de leur propre territoire. Tout en conseillant Touadéra et en armant ses forces armées, Moscou a noué des contacts directs avec les milices en province, en dehors du programme de désarmement de l’Union Africaine, dans le cadre duquel un dialogue avec ces groupes est également mené. De janvier à mars, des émissaires russes ont rencontré certains des plus importants chefs rebelles, dont l’ancien président Michel Djotodia et le leader du Front Populaire pour la Renaissance de la Centrafrique (FPRC), Noureddine Adam, lequel se serait vu promettre un soutien financier de Moscou. Une délégation russe s’est également rendue à Kaga-Bandoro et a rencontré les milices ex-Seleka qui menaçaient de descendre sur Bangui. La teneur de ces pourparlers secrets est inconnue, mais l’empressement des Russes à traiter avec des groupes dont les autorités centrafricaines ne reconnaissent pas la légitimité étonne. Interrogé sur le sens de ces pourparlers, un conseiller de la présidence n’a pas été en mesure de répondre, déclarant simplement : « nous ne doutons pas de la sincérité de nos amis ». Mi-juillet, la présidence a néanmoins dû opposer un refus formel à une tentative de médiation russe impliquant plusieurs groupes armés, estimant qu’il n’y avait pas lieu de court-circuiter les pourparlers en cours sous l’égide de l’Union Africaine.

La RCA, parfait « pied à terre » russe en Afrique subsaharienne ?

L’arrivée spectaculaire des Russes en RCA n’est que l’illustration la plus fragrante des nouvelles ambitions africaines de Moscou. Alors que la Russie s’était massivement désengagée du continent après la fin de la Guerre froide, de multiples signes indiquent que ce mouvement s’est aujourd’hui inversé. Sa présence est particulièrement visible dans les pays qui, du temps de la Guerre froide, étaient alliés à l’URSS, mais pas seulement. Un regain d’activité diplomatique a été observé au Soudan, en Ethiopie, en RDC ou encore au Rwanda. Au-delà des domaines politiques et militaires, les Russes sont également de plus en plus présents économiquement sur le continent africain. En Angola, ils sont désormais actifs dans le secteur minier et envisagent d’offrir à Luanda un nouveau centre de télécommunications. En mars, suite à une tournée africaine du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, Vladimir Poutine a annoncé l’annulation de 20 milliards de dollars de la dette contractée par des pays africains vis-à-vis de Moscou. Le nouvel activisme russe a déjà essuyé des échecs, comme à Djibouti, où le projet d’utiliser une portion de la nouvelle base militaire chinoise s’est heurté au veto des autorités djiboutiennes.

Le retour des Russes est vu d’un bon œil par nombre de dirigeants africains, car la Russie n’impose pas de conditions contraignantes à ses partenaires, en matière de corruption comme de droits humains, ce qui lui permet de se positionner comme un soutien inconditionnel à des régimes dont la légitimité fait souvent défaut sur le plan intérieur comme à l’international. Ainsi faut-il comprendre la récente remise au goût du jour d’un vieil accord de coopération entre Moscou et Kinshasa, alors que le président congolais Joseph Kabila, dont le mandat présidentiel est censé avoir expiré depuis deux ans, est soupçonné par les pays occidentaux de chercher à saboter l’échéance électorale de décembre 2018 pour s’accrocher au pouvoir. Comme en RCA, la crise que traverse ce pays a été vue par Moscou comme l’occasion d’entrer dans le jeu. En pratique, la défense de la « souveraineté » promue par les Russes hors de leurs frontières se confond souvent avec la sauvegarde des régimes en place, avec ou sans l’assentiment des populations concernées. De leur côté, les Russes peuvent attendre de ces régimes un soutien sans faille à l’Assemblée Générale des Nations Unies, où ils ont souffert de leur isolement ces dernières années sur des dossiers d’importance comme la Géorgie ou l’Ukraine.

Du fait de sa position stratégique au cœur de l’Afrique Centrale, la RCA était un candidat de choix pour marquer le retour de Moscou sur le théâtre africain, d’autant plus que le pays était fermement ancré dans le camp soviétique du temps de la Guerre froide. Le président Touadéra aime d’ailleurs à rappeler que lorsqu’il était écolier, ses professeurs étaient russes, tandis que l’ancien président et aujourd’hui chef de milice Michel Djotodia a longuement séjourné à Moscou et est lui-même russophone. L’actuel retour de Moscou a été rendu possible par la situation de quasi-guerre civile qui perdure dans ce pays, l’absence des Occidentaux depuis la fin de l’Opération Sangaris et le départ des forces spéciales américaines qui, il est vrai, n’avaient été déployées dans le sud-est du pays que pour traquer les résidus de l’Armée de Resistance du Seigneur (LRA) issue de l’Ouganda voisin. Choisir la RCA est aussi un moyen de souligner le relatif échec occidental dans ce pays, où trois années d’Opération Sangaris n’ont pas permis de ramener la stabilité ni de reconquérir les territoires contrôlés par les groupes armés, malgré le rôle capital joué par la France pour protéger le gouvernement et la capitale, Bangui. La montée en puissance rapide des Russes a fait naître l’espoir qu’ils seraient pour le gouvernement de Touadéra un parrain plus efficace que ne l’a été la France, malgré la profonde ambiguïté de leur jeu vis-à-vis des milices armées.

Si les motivations de Moscou sont d’abord d’ordre géopolitique, nul doute que les ressources minières et diamantifères centrafricaines ont également attisé l’appétit russe. C’est d’ailleurs l’explication la plus évidente des contacts noués par Moscou avec les groupes armés, qui sont seuls à détenir le contrôle de ces ressources minières. Dans le centre du pays et ailleurs, les groupes armés se livrent à de féroces combats pour l’accès aux mines d’or et de diamants. Preuve de l’intérêt qu’y portent les Russes, une compagnie minière, Lobaye Invest, a été créée quelques jours seulement après la rencontre Lavrov / Touadéra à Sotchi. La compagnie est une filiale de l’entreprise de sécurité Lobaye LTD, signe que le déploiement des militaires privés et l’entrée des Russes dans le secteur minier forment un tout. Une entreprise russe a également manifesté son intérêt pour l’uranium de la région de Bakouma, auquel Areva avait pourtant dû renoncer du fait des difficultés à l’extraire. Moscou semble envisager l’accès aux ressources centrafricaines comme une forme de compensation pour ses dépenses sécuritaires dans le pays, ce qui laisse supposer que ses livraisons d’armes « gratuites », qui profitent aussi à l’industrie de l’armement russe, sont moins désintéressées qu’elles n’en ont l’air.

Pour Bangui, un partenariat non dénué de risques

Pour l’heure, l’engagement russe en RCA n’a pas eu de retombées sécuritaires visibles pour les autorités de Bangui. Les milices armées font la loi dans les provinces, et semblent en voie de reconquérir la ville de Bambari, qui a longtemps servi de plate-forme informelle pour le commerce des diamants, et dont la MINUSCA les avaient chassées en 2017. La situation sécuritaire s’est dégradée dans la capitale, où le quartier PK5 fait plus que jamais figure d’enclave échappant à l’autorité du gouvernement, et où on constate un retour des violences intercommunautaires à une échelle pas observée depuis l’été 2017. S’il est normal que l’action des Russes en matière de formation et d’armement ne porte pas tout de suite ses fruits, Moscou pourra difficilement continuer de se poser en protecteur des autorités de Bangui si la situation sécuritaire du pays se dégrade malgré la présence de ses forces, dont l’efficacité sera alors remise en cause. Les interrogations suscitées par ses liens avec les milices se renforceront, et son intervention, qui semble avoir été plutôt bien accueillie par la population de Bangui jusqu’à présent, risquerait d’apparaître comme étant essentiellement motivée par des intérêts miniers. Au vu de son engagement initial, on peut cependant faire le pari que Moscou déploiera les moyens nécessaires pour ne pas en arriver là, motivé aussi par la perspective d’un succès, même relatif, contrastant avec le semi-échec occidental. La Russie est aidée dans cette tâche par son image de puissance « anti-coloniale », dont la France ne pouvait guère se prévaloir.

Si l’objectif affiché par Moscou – venir en aide au gouvernement Touadéra – ne diffère guère de celui des Occidentaux et de la MINUSCA, Bangui court cependant de grands risques à trop miser sur la Russie, dont le comportement pourrait aboutir à conférer un surcroît de légitimité à des groupes armés violents ayant pour seule stratégie d’attiser les tensions religieuses et communautaires afin d’asseoir leur contrôle sur les ressources du pays. À moyen terme, Moscou pourrait bien utiliser ses liens avec les milices pour faire pression sur Bangui, qui se verrait ainsi dans l’impossibilité de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie. La propension du régime de Vladimir Poutine à recourir au mensonge pour masquer ses véritables intentions et la nature de son action à l’international sont connues ; l’annexion de la Crimée par des militaires sans insigne, tout comme la guerre sans merci menée aux groupes rebelles et civils syriens prétendument « terroristes » en sont l’illustration. Dès lors, il n’est pas illégitime de se demander si l’intérêt de Bangui est bien de dépendre d’un parrain aussi peu fiable et parfois duplice. Malheureusement, étant donné leur position d’extrême faiblesse liée à la longue crise politique et sécuritaire que traverse le pays, les autorités centrafricaines n’ont d’autre choix que d’accepter l’aide qu’on leur propose, d’où qu’elle vienne.

Quel que soit l’impact à long terme de son intervention en RCA, celle-ci ne laisse aucun doute quant au regain d’appétit de Moscou pour le continent africain. L’implication prochaine de la Russie dans d’autres pays et d’autres crises, comme la RDC, ne devrait plus surprendre personne.

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