Algérie / Le dilemme de l’intifadha populaire (réflexion)

28.05.2019

Dans mes écrits précédents, avant et pendant la présente intifadha populaire surgie le 22 février 2019, je soulignais l’importance stratégique de l’auto-organisation et de l’élection, sous mandat impératif, de représentants pour défendre les exigences légitimes populaires devant les détenteurs du pouvoir étatique. Après quatorze vendredis de manifestations publiques, je ne parvenais pas à comprendre la carence fatale de cette auto-organisation.

Peurs

Des contacts et conversations avec des participants au mouvement populaire m’ont fourni un premier éclaircissement. Le voici, présenté en substance.

– Nous avons, m’a-t-on déclaré, une expérience extrêmement négative des organisations et des représentants, pour le motif suivant. Les organisations ont toujours été rapidement infiltrées par des éléments de la police politique, et les représentants qu’on avait choisi étaient assez facilement achetés par les gens du pouvoir. Dès lors, nous avons peur de commettre les mêmes erreurs.

– D’accord, je comprends très bien votre crainte. Mais, je suis également très conscient de ce que toutes les expériences de rupture sociale enseignent : sans auto-organisation et représentants adéquats, aucun mouvement populaire ne peut passer de la phase négative, – à savoir contester l’oligarchie dominante en place -, à la phase constructive d’un nouveau système social, correspondant aux exigences légitimes du peuple.

– Oui, admettent mes interlocuteurs, nous comprenons la nécessité de l’auto-organisation, néanmoins, nous avons peur de tomber dans le piège auparavant évoqué.

– Mais, concernant le problème de la récupération de vos représentants par l’oligarchie dominante, le mandat impératif est une très bonne garantie pour maintenir vos représentants dans le respect de leur mission. En effet, le mandat impératif a ces caractéristiques : vos représentants seront chargés uniquement de formuler aux gens du pouvoir vos exigences, puis de vous rapporter les réponses fournies, rien d’autre. Si, par hasard, vous constaterez que vos représentants ne remplissent pas convenablement leur mission, d’une manière ou d’une autre, volontairement ou non, eh bien, vous n’avez qu’à les changer.

– D’accord ! Mais comment éviter l’infiltration de notre auto-organisation par des éléments introduits par l’oligarchie dominante ?

– C’est vrai que c’est là un sérieux problème.… L’infiltration est une méthode normale de la guerre sociale que livre toute oligarchie aux organisations populaires.

– Comment l’éviter, alors ?

– Par la définition claire de vos objectifs, avec vote majoritaire. Une fois ces objectifs décidés, toute tentative de déviation, visiblement au service de l’oligarchie, vous permettra de démasquer son promoteur comme un agent infiltré.

– Cela exige le maximum de conscience et de vigilance de notre part.

– Exactement !

– Voilà le problème : nous manquons terriblement de formation politique, donc de conscience et de vigilance citoyennes. Même les syndicats autonomes de travailleurs rencontrent des difficultés : pas seulement la lutte entre chefs, dévorés les uns les autres par le « zaimisme », à savoir vouloir être le chef incontesté, de mentalité hiérarchique autoritaire, mais l’autre problème est l’infiltration par des agents de l’oligarchie, qui sèment la confusion, le doute et le désespoir parmi les membres du syndicat autonome. Pour affronter et éliminer ces risques certains, seule la formation et la conscience politiques les plus aiguës peuvent servir. Malheureusement, nous en manquons terriblement.

– Comment expliquer cette situation ?

– Durant ces vingt dernières années de boutéflikisme, tout a été fait pour annihiler la conscience sociale et politique, et le moyen le plus performant a été l’argent ! Celui du pétrole et du gaz. Avec l’argent, toutes les consciences ont été achetées, corrompues, asservies, celle des soit disant « élites » comme celle du peuple, les juteux salaires et privilèges pour les « élites », et les subventions sociales pour le peuple. Sans parler de l’obscurantisme religieux. Qui donc a multiplié la construction de mosquées ? L’État et les affairistes privés, dans les deux cas de manière mafieuse !… N’oublions pas, pour la toute petite minorité qui ne s’est pas vendue, par respect de sa propre dignité, la peur !… La peur de la répression, de perdre son travail, d’être emprisonné sous fausse accusation, de risquer de mourir dans une prison par manque de soins.

– Qu’en est-il, alors, de cette peur ?

– Elle n’a pas tout-à-fait disparu. Oui, il y a les manifestations de rues. Mais vas dans les quartiers, parles avec les gens de ce qu’ils pensent des événements, de la nécessité de faire dégager toute la issaba [oligarchie] qui est restée, après la démission honteuse de Bouteflika, et tu constateras que la peur est encore là d’avoir des ennuis en exprimant son opinion sur cette issaba encore en place. À ce sujet, j’ajoute ceci : il est possible que ceux qui pourraient être nos représentants n’ont pas suffisamment confiance dans les autorités étatiques pour se montrer et agir, de peur qu’il leur arrive quelque chose de trop regrettable.

– Il reste, alors, d’une part, à récupérer le temps perdu en ce qui concerne la conscientisation sociale et politique, et, d’autre part, d’arriver au courage et à la sécurité d’élire des représentants malgré le risque dont tu parles.

– Ah ! Le temps et la sécurité !… Comment réaliser en quelques jours ce qui a été détruit durant des décennies, depuis l’indépendance nationale ?

– Eh bien, il n’y pas de choix : il faut commencer le plus vite possible. Par exemple, en dehors des manifestations populaires du vendredi, à auto-organiser des forums de discussion. Ils commencent à apparaître. Mais pas seulement en un seule point de la ville, par exemple au centre, mais dans tous les quartiers, systématiquement. Là est la véritable force du mouvement populaire. Car il est plutôt facile de neutraliser un forum unique dans le centre-ville, mais beaucoup plus difficile de neutraliser des dizaines, éparpillés dans le plus de quartiers possible.

– Nous sommes conscients, ou, plutôt, nous commençons à prendre conscience de cette nécessité, mais nous ne sommes pas assez nombreux pour réaliser un tel projet, qui est, évidemment, indispensable.

– À propos de nombre, combien sont les membres de ce qu’on appelle l’ « élite » qui sont avec vous, sur le terrain, combien de militants de partis politiques, d’universitaires, d’étudiants, d’intellectuels ?

– Oh, hélas ! Pas bezzaf ! Pas bezzaf ! Trop peu !

Hypothèse explicative

Voilà où en est le magnifique soulèvement populaire en Algérie, surgie voici quatorze vendredis. Et là est le dilemme : être ou ne pas être un mouvement populaire, autrement dit un mouvement capable, après avoir manifesté publiquement et magnifiquement sa présence dans les rues, capable de s’auto-organiser comme institution de contre-pouvoir afin de devenir le pouvoir authentique du peuple démocratique. Même le chef d’État-major a exprimé le souhait de voir le mouvement populaire se doter de représentants pour dialoguer avec eux (1).

Alors ?… Alors, peut-être que l’explication de cette carence, au-delà des motifs évoqués plus haut, réside plus profondément : dans le manque historique de capacité auto-organisatrice du peuple et de ses « élites ».

À l’exception de la période d’autogestion, surgie juste après l’indépendance, et l’expérience des comités de village durant le mouvement citoyen de 2001, le peuple algérien n’a connu que : 1) le zaimisme, à commencer par Messali Hadj, jusqu’à aujourd’hui ; 2) le caporalisme, tant celui du pouvoir étatique que d’un parti majoritaire de l’opposition passée : le PAGS ; 3) une « élite » politico-intellectuelle qui n’a jamais cru aux possibilités créatrices auto-organisationnelles du peuple. Aujourd’hui encore, après quatorze vendredis de manifestations populaires, extrêmement rares sont les voix qui appellent et/ou contribuent à l’auto-organisation du peuple ; la majorité des voix dites « autorisées » et « éminentes », s’auto-proclament les « sauveurs » de ce peuple, tout en lui dressant, verbalement, les plus beaux lauriers, à l’exception, bien entendu, du meilleur des lauriers :  celui d’être capable de s’auto-organiser.

C’est à contribuer à cette capacité que se reconnaissent les amis et amis vraiment sincères du peuple, car le problème fondamental est celui non pas de se servir du peuple, pour faire carrière, mais de servir le peuple pour construire une société libre, égalitaire et solidaire, caractéristiques  de la meilleure des démocraties (2).

Il reste donc à contribuer au surgissement de cette conscience citoyenne, levier stratégique pour permettre au mouvement populaire de passer de la phase contestataire à celle auto-institutionnelle.

Ceci étant dit, tout mouvement populaire dans le monde, de tout temps, a toujours souffert de carence en matière d’auto-organisation et de solidarité des « élites » politiques et intellectuelles, même dans le cas le plus exemplaire, celui espagnol (3). En 1936, lors du surgissement des « colectividad » (collectivités, équivalents à des comités d’autogestion), l’esprit auto-organisationnel y avait une histoire riche, plus que séculaire, commencée déjà dans les années 1860, grâce à l’influence d’un homme de réflexion théorique et d’action sur le terrain, nommé Michel Bakounine. Ce qu’il appelait « anarchie », rappelons-le, c’était, en fait, la destruction de ce qui était le désordre social le plus barbare, pour instituer le seul authentique ordre social, celui du règne de la liberté, de l’égalité et de la solidarité humaines.

Kaddour NAÏMI

[email protected]


(1)Dans une contribution suivante, ce problème sera exposé au vu d’une récente déclaration.

(2) Une prochaine contribution examinera le thème de la démocratie.

(3) Voir Gaston Leval, « Espagne libertaire 1936-1939 », Livre disponible librement ici : ESPAGNE LIBERTAIRE 36-39

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