Noam Chomsky : Trump sert les puissances de l’argent et consolide l’extrême droite dans le monde entier

SAYED HASAN

Noam Chomsky qualifie la politique étrangère de Trump de farce mortelle qui consolide l’alliance mondiale des dirigeants de droite.

Il n’est pas facile de comprendre la politique étrangère usaméricaine actuelle. Trump est incroyablement imprévisible et manque de tout semblant d’une vision cohérente des affaires du monde, semblant croire que tout ce qu’il faut pour transformer les « ennemis » en amis, , c’est avoir « le sens des affaires ». Entre-temps, depuis l’arrivée au pouvoir de Trump, la fin de l’hégémonie usaméricaine est en vue.

Dans cette interview exclusive de Truthout, l’intellectuel renommé Noam Chomsky – l’un des critiques les plus avisés au monde en ce qui concerne la politique étrangère des USA depuis 1945 – apporte un éclairage d’une importance considérable sur l’état actuel de la politique étrangère US, y compris les relations de Trump avec les dirigeants de la Corée du Nord, de la Russie et la Chine, ainsi que son soi-disant « Plan de paix pour le Moyen-Orient ».

http://tlaxcala-int.org/upload/gal_8369.jpg

C.J. Polychroniou: Noam, en 2016, Trump a qualifié la politique étrangère US de « désastre complet », affirmant que les administrations précédentes de l’après-guerre froide étaient guidées par des attentes irréalistes qui portaient atteinte aux intérêts nationaux des USA. Depuis son entrée en fonction, les USA se sont retirés d’une série d’accords internationaux, exigeant que les pays paient pour la protection de Washington, et cherchant à faire avancer les intérêts économiques des USA par la mise en place de droits de douane et d’un protectionnisme. Ces changements ont amené de nombreux analystes à parler d’une nouvelle ère dans les relations entre les USA et le monde. Quelle est votre vision de la politique étrangère de Trump ?

Noam Chomsky : L’un des commentaires les plus pertinents que j’ai lus sur la politique étrangère de Trump a été publié dans un article de The New Republic écrit par David Roth, rédacteur en chef d’un blog sportif : « Le spectacle d’analystes, d’experts et de façonneurs d’opinion scrutant les actions d’un homme dénué d’expertise et de capacité d’analyse est la satire acide la plus pure  mais moins à cause de l’échec de cette analyse que de son sincère égarement… il n’y a rien ici à analyser, ni sens caché, ni élisions tactiques, ni lenteurs calculées d’une campagne stratégique. »

Ce propos semble généralement exact. Après tout, nous parlons d’un homme qui rejette les informations et les analyses de son système de renseignement massif, y substituant ce qui a été dit ce matin sur l’émission de TV matinale « Fox and Friends », où tous les intervenants lui disent à quel point ils l’aiment. Malgré tout le scepticisme qui règne quant à la qualité du travail de nos agences de renseignement, il s’agit d’une pure folie compte tenu des enjeux.

Et cela continue, de manière presque surréaliste. Lors de la récente conférence du G20, Trump a été interrogé sur la déclaration de Poutine selon laquelle le libéralisme occidental est devenu obsolète. Trump a supposé qu’en parlant de libéralisme occidental, Poutine devait faire référence à la Californie, celle-ci étant située à l’Ouest des USA. Poutine « peut avoir cette impression », a répondu Trump : « Il voit ce qui se passe. Et je suppose que si vous regardez ce qui se passe à Los Angeles, où la situation est déplorable ; et ce qui se passe à San Francisco et dans quelques autres villes dirigées par un groupe considérable de libéraux […]. »

On lui a demandé pourquoi les USA étaient les seuls à refuser de s’associer au G20 pour s’engager à lutter contre le réchauffement climatique, et il a réagi en faisant l’éloge de la qualité de l’air et de l’eau des USA, ne comprenant apparemment pas la différence entre les deux.

Il est difficile de trouver un commentaire sur la politique étrangère de Trump qui déroge à cette norme impressionnante de stupidité. Les efforts visant à détecter une stratégie globale cohérente semblent en effet être une sorte de satire acide.

Non pas qu’il n’y ait pas de politique cohérente. Il y a une politique qui émerge du chaos, celle que nous pourrions attendre d’un escroc égotiste qui n’a qu’un principe : Moi ! Il s’ensuit que tout traité ou accord conclu par ses prédécesseurs (en particulier le méprisé Obama) est le pire accord de l’histoire, qui sera remplacé par le Plus Grand Accord de l’Histoire, conclu par le Négociateur le Plus Accompli de tous les temps et Plus Grand Président américain de l’Histoire. De même, toute autre action menée par le passé était erronée et préjudiciable à l’Amérique, mais sera corrigée par le « génie stable » maintenant chargé de défendre l’Amérique de ceux qui la dupent et l’assaillent de toutes parts.

Peu importent les conséquences – qu’elles soient horribles, acceptables, indifférentes – tant que cette image est préservée.

On se souvient peut-être qu’un Président qui obtient son image du monde auprès de « Fox and Friends » n’est pas un phénomène entièrement nouveau. Il y a quarante ans, un prédécesseur respecté, Ronald Reagan, découvrait le monde au cinéma et était tellement fasciné qu’il en vint même à croire qu’il avait pris part à la libération des camps de concentration nazis (sans quitter la Californie).

Tout cela nous enseigne quelque chose sur la politique moderne. Mais Trump ne peut être comparé à Reagan, pas plus que la farce ne peut être comparée à la tragédie, pour paraphraser Marx.

Il est compréhensible que la farce suscite les railleries, et certains salivent sans doute déjà à l’idée de la prochaine séance photo de Trump et de Boris Johnson en tant que première ligne de défense de la civilisation anglo-américaine. Mais pour le monde entier, c’est extrêmement grave, qu’il s’agisse de la destruction de l’environnement et des menaces croissantes de guerre nucléaire terminale à une longue liste d’autres crimes et horreurs.

La crise de politique étrangère immédiate la plus dangereuse est le conflit avec l’Iran, considéré comme la source officielle de tous les maux. L’Iran doit mettre fin à son « agression » et devenir un « pays normal » – comme l’Arabie Saoudite, qui progresse rapidement dans le monde fantastique de Trump, faisant « un excellent travail du point de vue des droits des femmes », à en croire ses déclarations au G20.

Les accusations contre l’Iran résonnent à travers la chambre d’écho médiatique sans efforts pour évaluer la validité des accusations – qui ne résistent guère à l’analyse. Quoi que l’on pense du comportement de l’Iran sur la scène internationale, selon les normes misérables des alliés américains dans la région – sans parler des États-Unis eux-mêmes –, il ne peut même pas être considéré comme un concurrent dans le derby des États voyous.

Dans le monde réel, les États-Unis ont décidé unilatéralement de détruire l’accord nucléaire iranien (JCPOA) alors qu’il fonctionnait très bien, au prétexte d’accusations ridicules auxquelles pratiquement personne n’accorde la moindre crédibilité, et d’imposer des sanctions extrêmement sévères destinées à punir le peuple iranien et à saper l’économie du pays. Les Etats Unis utilisent également leur énorme pouvoir économique, y compris leur contrôle effectif du système financier international, pour contraindre les autres Etats et entreprises à obéir aux diktats de Washington. Rien de tout cela n’a ne serait-ce qu’un semblant de légitimité. Il en va de même pour Cuba et d’autres cas. Le monde peut protester – en novembre dernier, l’Assemblée générale des Nations Unies a une nouvelle fois condamné l’embargo américain sur Cuba, à 189 voix contre 2 (seuls les États-Unis et Israël ont voté contre la résolution). Mais en vain. L’idée bizarre des Pères fondateurs selon laquelle on pourrait avoir « un respect décent des opinions de l’humanité » a disparu depuis longtemps, et les bêlements de douleur du monde passent en silence. Il en va de même pour l’Iran.

Ce n’est pas le lieu de développer la question, mais il y a encore beaucoup à dire sur la spécialité américaine de recourir à des sanctions (à portée extraterritoriale) pour punir les populations – une forme d ‘« exceptionnalisme américain » qui trouve sa place dans ce que Nick Turse appelle « le système de souffrance américain » dans son exposé déchirant sur l’assaut américain contre la population civile du Sud-Vietnam. Le droit de s’engager dans cette pratique horrible est accepté comme étant normal dans le système doctrinal américain, sans trop d’efforts pour analyser les motifs réels de chaque cas, la légitimité de telles politiques, voire leur légalité. Ce sont des questions sans importance.

En ce qui concerne l’Iran, dans le système doctrinal étatico-médiatique, la seule question qui se pose est de savoir si la victime réagira d’une manière ou d’une autre, peut-être en « violant » l’accord que les États-Unis ont eux-mêmes réduit en miettes, peut-être par une réaction quelconque. Et si c’est le cas, celle-ci sera évidemment considérée comme méritant une punition brutale.

Selon les commentaires faits par les responsables et les médias américains, l’Iran « viole » les accords. Les États-Unis « se retirent » simplement de ceux-ci. Cette position rappelle le commentaire du grand écrivain anarchiste et activiste Wobbly T-Bone Slim: « Seuls les pauvres enfreignent les lois – les riches les contournent. »

Les analystes se sont efforcés de détecter une grande stratégie derrière l’assaut américain contre l’Iran, un autre exercice futile. Il est assez facile de détecter les objectifs des racailles qui entourent Trump : pour Pompeo et Bolton, l’objectif est d’écraser le scélérat – depuis une distance respectable, afin que ce ne soit pas coûteux pour nous. Et au diable les conséquences. Trump lui-même semble voir la chose très différemment. A-t-il annulé une frappe militaire en raison de sa compassion pour 150 victimes potentielles ? Qui sait ? La seule preuve provient d’une source qui n’est pas réputée pour sa crédibilité – l’affirmation de Trump lui-même. Mais il semble évident qu’il ne veut pas d’une guerre qui gâcherait tout le plaisir et les jeux auxquels il se complait tellement, et nuirait à ses perspectives électorales. Il vaut bien mieux parvenir aux élections avec le spectre de la menace cosmique d’un ennemi maléfique que seul un dirigeant audacieux et courageux comme Trump est en mesure de confronter, pas l’une de ces mauviettes de Démocrates, qui ne sont « que » des femmes. Reagan a également compris le principe lorsqu’il a hardiment affronté la menace du Nicaragua, en mettant ses bottes de cow-boy et en avertissant que les troupes nicaraguayennes n’étaient qu’à deux jours de marche de Harlingen, au Texas, et en déclarant une urgence nationale en raison de la menace extraordinaire pesant sur la sécurité et la survie des États-Unis.

Ce n’est pas le lieu de développer cette question, mais en arrière-plan du conflit iranien, se cachent des réalités inconcevables. La prétendue menace de la possession d’armes nucléaires par l’Iran peut facilement être surmontée en adoptant la demande des États arabes, de l’Iran et du monde entier de créer une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient, politique pour laquelle les États-Unis et le Royaume-Uni ont une obligation unique, mais que les États-Unis bloquent régulièrement pour des raisons qui ne sont guère obscures : si les États-Unis reconnaissaient officiellement l’existence de l’arsenal nucléaire d’Israël, l’énorme flot d’aide à ce pays serait illégal en vertu de la loi américaine – et bien sûr, les armes de destruction massive d’Israël ne sauraient être soumises à une quelconque inspection.

Qu’en est-il des tarifs douaniers ? « Monsieur droits de douane » nous dit que ces tarifs sont conçus pour promouvoir les intérêts économiques américains, mais est-ce qu’il y croit, est-ce qu’il s’en soucie réellement, nous n’en avons aucune idée. Les déclarations politiques peuvent rarement être prises pour argent comptant, et Trump n’est pas connu pour sa véracité et sa crédibilité.

Il y a, pour le dire de manière charitable, peu de preuves permettant à Trump de se vanter, comme il le fait, que ses tarifs douaniers contraignent la Chine à verser « des milliards de dollars » au département du Trésor. « Nous n’avons jamais reçu 10 cents dans notre Trésor » sous les administrations précédentes, a-t-il expliqué. « Mais aujourd’hui, nous recevons des milliards. » Dans le monde réel, les coûts des tarifs douaniers sont supportés par les sociétés américaines (qui peuvent choisir de les compenser par une réduction des salaires) et les consommateurs, grevés d’une taxe très régressive qui touche principalement les moins nantis. En bref, les tarifs de Trump sont une autre de ses politiques qui nuisent aux travailleurs américains et aux pauvres.

Il est cependant vrai que des « milliards » sont en jeu. Une étude réalisée par la Fed de New York avec les universités de Princeton et de Columbia estime que les entreprises et les consommateurs américains ont payé 3 milliards de dollars en taxes supplémentaires en raison des droits de douane appliqués aux produits chinois et à l’aluminium et l’acier du monde entier, auxquels s’ajoutent 1,4 milliard de dollars de coûts pour les entreprises américaines liés à une perte d’efficacité en 2018.

La guerre tarifaire contre la Chine pourrait entraîner un déplacement des opérations d’assemblage de la Chine vers le Vietnam et d’autres pays où les coûts de main-d’œuvre sont encore plus bas, mais pour ce qui est de l’influence de cette politique sur l’économie américaine, la décision d’Apple il y a quelques jours de transférer l’assemblage des ordinateurs Mac Pro du Texas vers la Chine est typique de ce à quoi il faut s’attendre.

Les guerres tarifaires de Trump semblent concerner principalement la politique intérieure, conçue en vue des prochaines élections. Il doit en quelque sorte convaincre sa base électorale qu’il est le seul homme dans le pays à protéger les Américains foulés aux pieds qui souffrent du « carnage » créé par ses prédécesseurs – une situation bien réelle pour un grand nombre d’Américains, comme l’illustre dramatiquement le déclin remarquable de l’espérance de vie des Américains Blancs en âge de travailler, attribué aux « morts du désespoir », un phénomène inconnu dans les sociétés développées. L’astuce de Trump consiste à agiter un grand bâton et à en menacer les autres de conséquences désastreuses, à moins qu’ils ne cessent de torturer l’Amérique pauvre et acceptent de « jouer le jeu loyalement ». Lorsque nous mettons toutes ces gesticulations de côté, un tableau différent se dégage, un peu comme pour la prétendue « menace iranienne ». Mais ce qui compte dans ce jeu de dupes, c’est la « réalité alternative » concoctée par les prestidigitateurs.

Cette politique a un succès remarquable. C’est une erreur de « sous-mésestimer » Trump (pour emprunter le néologisme de W. Bush).Trump est un démagogue et un manipulateur avisé qui parvient à maintenir l’allégeance des foules subjuguées qui croient qu’il les défend contre les élites haïes tout en veillant à ce que la base républicaine fondamentale des gens extrêmement riches et des grandes entreprises se porte très bien, malgré quelques complaintes. Et ils sont de toute évidence en train de se remplir les poches comme des bandits avec l’aide de Trump et de ses associés.

Il est tout à fait remarquable de voir avec quelle efficacité une réalité alternative est créée. L’Iran est un cas typique, mais les succès sont bien plus vastes. Considérez l’accusation selon laquelle « la Chine nous tue », volant nos emplois, rejointe par les « voleurs mexicains ». Comment la Chine nous tue-t-elle? La Chine avait-elle mis un revolver sur la tempe du PDG d’Apple, Tim Cook, lui ordonnant de mettre fin au dernier vestige de la production d’ordinateurs Apple aux États-Unis ? Ou de Boeing, ou de General Motors, ou de Microsoft, ou de n’importe laquelle des autres entreprises qui ont transféré leur production en Chine ? Ou est-ce qu’au contraire ces décisions ont été prises par des banquiers et des investisseurs dans les salles de conseil d’entreprise à New York et à Chicago ? Et si c’est la deuxième réponse qui est la bonne, la solution à ces délocalisations est-elle de lever le poing contre la Chine, ou bien de changer le mode de prise de décision aux États-Unis – en le transférant entre les mains des parties prenantes, des travailleurs et des communautés, ou au moins en leur attribuant un rôle important, comme le suggèrerait la théorie démocratique ? Cela semble une question assez évidente. Bizarrement, elle n’est pas même soulevée, alors que le mantra officiel persiste imperturbablement.

On prétend que la Chine impose aux investisseurs des conditions injustes, exigeant le transfert de technologie (suivant en cela le modèle de développement d’autres pays, de l’Angleterre et des États-Unis aux tigres asiatiques – Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Viêt Nam et Philippines). Peut-être que oui. Si Apple et d’autres n’apprécient pas ces conditions, ils sont libres de ne pas investir en Chine. Les adorateurs de la libre entreprise et de l’économie de marché seront sûrement d’accord.

Une autre accusation est que la Chine poursuit injustement une politique industrielle en subventionnant les industries favorisées. Si tel est le cas, les dirigeants politiques et les analystes américains devraient se réjouir. Selon les doctrines économiques qu’ils professent, ce faisant, la Chine nuit à son économie en s’éloignant du mode de développement optimal du libre marché, contribuant ainsi à l’hégémonie économique américaine. Quel est donc le problème ?

Allez savoir pourquoi, ce n’est pas ce que nous entendons dans les médias et les discours politiques. Nous n’entendons pas davantage dire que ce que fait la Chine est une politique normale dans les sociétés capitalistes d’Etat occidentales, notoirement en ce qui concerne les États-Unis tout au long de son histoire, et, de façon dramatique depuis la Seconde Guerre mondiale : cette politique est à la base de la création de notre économie de haute technologie, et se poursuit aujourd’hui.

Ce qui semble être une accusation plus crédible est que la Chine violerait le régime de droits de propriété intellectuelle (ADPIC) mis en place par l’Organisation mondiale du commerce. Supposons que ce soit le cas. Plusieurs questions se posent. L’une d’entre elle est : qui y gagne, qui y perd ? Dans une large mesure, les consommateurs américains y gagnent, tandis que le Big Pharma, Microsoft et d’autres, qui se sont vus accorder des droits de brevet exorbitants et sans précédent au titre de l’ADPIC, subissent une réduction de leurs énormes profits. Cela nous amène immédiatement à une autre question : le régime des ADPIC est-il légitime ? Certes, il a été établi par un accord entre États, mais qui a pris ces décisions ? Le public avait-il son mot à dire là-dedans, savait-il seulement ce qui se passait ? Certes pas. Les « accords de libre-échange » mal nommés seraient plus justement décrits comme des « accords pour les droits des investisseurs », n’ayant souvent aucune relation significative avec le commerce, et servant, sans surprise, les intérêts de leurs concepteurs appartenant à la catégorie des investisseurs.

D’autres éléments de la complainte « La Chine nous tue » ont effectivement un sens. On s’inquiète souvent ouvertement du fait que les progrès chinois pourraient laisser les États-Unis à la traîne, par exemple, la crainte que la technologie moins chère et supérieure de Huawei puisse leur donner un « avantage injuste » dans l’établissement de réseaux 5G. Il est clair que cela doit être arrêté, selon les responsables américains, de même que le développement économique chinois en général. Leurs préoccupations rappellent celles des années 1980, lorsque des techniques de fabrication japonaises supérieures sapaient les entreprises américaines inefficaces et que le gouvernement Reagan dut intervenir pour bloquer les importations japonaises par des « restrictions volontaires à l’exportation », « volontaire » signifiant que le Japon se soumettait au diktat américain avec un revolver sur la tempe – et d’autres dispositifs permettant à la production américaine rétrograde de rattraper son retard.

Sans aller plus loin, bien qu’il existe des objectifs stratégiques détectables, une grande partie de ce qui est proposé et discuté cache quelque chose de tout à fait différent. Et il y a de bonnes raisons de convenir que le regard scrutateur des experts cherchant à détecter une grande stratégie derrière les singeries de Trump est « la satire acide la plus pure ». Mais il y a bien une stratégie. Et elle marche plutôt bien.

C. J. Polychroniou : L’un des objectifs déclarés de Trump, qui sous-tend sa compréhension de la diplomatie, est de « transformer les ennemis en amis ». Existe-t-il des preuves qu’il poursuit réellement un tel objectif diplomatique ? Je pense en particulier aux cas de la Corée du Nord et de la Russie.

Noam Chomsky : Dans ce cas, l’objectif déclaré semble réel. Il suscite le ridicule et la condamnation amère de l’ensemble du spectre politique. Mais quels que soient les motifs de Trump, la politique générale fait sens.

La Déclaration de Panmunjom signée par les deux Corées en avril 2018 a été un événement extrêmement significatif. Elle a appelé les deux Corées à avancer vers des relations amiables et à aspirer à la dénucléarisation « de leur propre chef », sans l’ingérence extérieure qui, par le passé, a souvent miné ce qui semblait être des initiatives prometteuses : il s’agit de l’ingérence répétée des États-Unis, comme le montrent les archives, faits communément éludés dans les rapports politiques et médiatiques sur la situation. Dans cette Déclaration de Panmunjon et dans les accords connexes, comme le spécialiste de la Corée, Chung-in Moon, l’a montré dans le principal journal consacré aux affaires étrangères, Foreign Affairs, les deux Corées ont pour la première fois présenté un calendrier précis et pris des mesures concrètes et prometteuses en vue de la réduction des tensions et du désarmement. De tels développements devraient être bien accueillis et soutenus.

À son crédit, Trump a largement adhéré à la requête des deux Corées. Sa récente rencontre avec Kim dans la zone démilitarisée, le franchissement symbolique de la frontière et d’éventuels accords de principe convenus entre Pyongyang et Washington sont des étapes qui, avec de la bonne volonté, pourraient avoir des conséquences salutaires. Elles pourraient faciliter les efforts des deux Corées pour s’engager sur le difficile chemin qui mène à la réconciliation, et pourraient constituer un moyen d’alléger les sanctions qui bloquent l’aide au Nord qui fait cruellement défaut et contribuent à une crise humanitaire majeure dans ce pays. Tout cela peut rendre furieux les commentateurs de tous horizons, mais s’il existe un meilleur moyen de rétablir la paix dans la péninsule et de prendre des mesures en faveur de la dénucléarisation et de la réforme au sein de la dictature nord-coréenne, personne ne nous l’a encore fait connaitre.

La Russie de Poutine n’a pas besoin d’être transformée en « amie », mais des relations de coopération avec la Russie sont une condition indispensable à la survie de l’humanité. Le bilan de Trump à cet égard est mitigé. La posture nucléaire de Mattis (février 2018) pose de très graves menaces, aggravées depuis par la décision incroyable de poursuivre le développement des armes hypersoniques. Les adversaires font de même. La bonne approche est la diplomatie et les négociations pour empêcher une trajectoire suicidaire, mais rien n’indique que cela soit envisagé. Il en va de même pour le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) négocié par Reagan et Gorbatchev, qui a considérablement réduit les risques de guerre terminale. Chacune des parties affirme que l’autre viole le traité. La bonne approche consiste à faire en sorte que des analystes neutres enquêtent sur les revendications et négocient la fin des violations établies. La pire approche consiste à se retirer du traité, comme le font les États-Unis, suivis par la Russie. Les mêmes considérations valent pour l’autre grand traité sur le contrôle des armements, New Start. Pendant tout ce temps, il semble que John Bolton, par sa malveillance constante, ait réussi à bloquer tout progrès et à conduire la politique dans des directions extrêmement inquiétantes.

C. J. Polychroniou : Quelle est votre évaluation du plan du Moyen-Orient de l’administration Trump ? Et quel rôle a joué Jared Kushner dans tout cela ?

Noam Chomsky : Je présume que Kushner en est l’architecte principal, comme cela a été rapporté. Ce qui a été rendu public jusqu’à présent est assez clair et conforme aux politiques antérieures du gouvernement qui ont autorisé la prise de contrôle du plateau du Golan par Israël et le développement du Grand Jérusalem, le tout en violation des décisions du Conseil de sécurité (alors soutenues par les États-Unis). Dans le même temps, la modeste aide américaine aux Palestiniens a été interrompue au motif qu’ils ne remerciaient pas suffisamment le patron de les avoir privés de leurs droits les plus élémentaires.

Le plan Kushner va dans ce sens. Israël doit voir exaucer les vœux les plus sincères de ses dirigeants expansionnistes. Les Palestiniens doivent être achetés par des fonds de développement fournis par d’autres (pas les États-Unis). L’ambassadeur israélien à l’ONU, Danny Danon, dans le New York Times, a résumé succinctement l’essence de « l’Accord du siècle» de Trump-Kushner : les Palestiniens doivent se rendre compte que le jeu est terminé et «capituler».

Ensuite, il pourra y avoir la paix, un autre triomphe du « grand négociateur ».

Dans ce cas, il existe un objectif stratégique sous-jacent : consolider l’alliance des États réactionnaires (les monarchies pétrolières, l’Égypte, Israël) en tant que base du pouvoir américain dans la région. C’est loin d’être une nouveauté, même si les variantes antérieures avaient des formes quelque peu différentes et étaient moins visibles qu’aujourd’hui.

Ces objectifs s’inscrivent dans une stratégie plus large consistant à former une alliance réactionnaire mondiale sous l’égide des États-Unis, comprenant les « démocraties illibérales » de l’Europe de l’Est (Orbán en Hongrie, etc.) et le grotesque Jair Bolsonaro au Brésil, qui partage notamment avec Trump la détermination à saper les perspectives d’un environnement viable en ouvrant l’Amazonie – « le poumon de la terre » – à l’exploitation par ses amis des industries minières et agroalimentaires. C’est une stratégie naturelle pour le Parti Républicain Trump-McConnell d’aujourd’hui, bien ancré à l’extrême droite du spectre politique international, même au-delà des partis « populistes » européens qui étaient considérés il n’y a pas si longtemps comme une frange méprisable.

C. J. Polychroniou : Sans vous demander de jouer le rôle d’une Cassandre, comment pensez-vous que l’histoire évaluera la position de Trump sur le changement climatique, qui est de loin le plus grand défi mondial auquel le monde soit confronté ?

Noam Chomsky : Pour citer Wittgenstein, avec un léger ajustement, « Quand on ne peut pas parler poliment, il vaut mieux se taire ».

* Chercheur au Levy Economics Institute du Bard College à New York, C. J. Polychroniou est un économiste/politologue spécialisé en économie politique internationale. Ses domaines de recherche sont la mondialisation, l’intégration économique européenne, l’économie politique de la Grèce et des USA, ainsi que la déconstruction du projet politique néolibéral.
Auteur de cinq livres, il a enseigné dans diverses universités aux USA et en Europe et y collabore à de nombreuses publications.

Interview réalisée par C. J. Polychroniou*

Source : Truthout, 3 juillet 2019

Traduction : lecridespeuples.fr



Source: https://truthout.org/articles/noam-chomsky-trump-is-consolidating-far-right-power-globally/
Date de parution de l’article original: 03/07/2019


Lire aussi :

Dde Logo

Ron Paul : Trump ne veut pas la guerre

On connaît la thèse depuis un certain temps, et toute une partie des commentateurs la soutient : malgré les apparences, les rodomontades, les menaces, Bolton, & Cie, en réalité Trump ne veut pas de conflit avec l’Iran. Il y a principalement l’argument électoral : s’il s’engage dans une guerre, Trump pourrait bien perdre l’avantage qu’on lui donne en général pour une réélection. Il y a aussi l’argument de la conviction, ou plutôt, avec Trump, l’argument “des tripes” : “intuitivement, il serait contre une guerre.

Les Iraniens, notamment, semblent croire cela, et en jouer en déployant une attitude particulièrement dure comme on l’a vu encore ces deux derniers jours avec l’arraisonnement de deux pétroliers (un relaxé), dont un d’une sociétés britannique. (Par ailleurs, riposte à la saisine d’un pétrolier transportant du brut iranien par les Britanniques.) Une autre prise de position dans ce sens (Trump ne veut pas la guerre) doit être signalée : celle de Ron Paul, l’ancien leader libertarien, trois fois candidats à la présidence (dont en 2008 et en 2012) et “vieux sage” de la politique US quand elle est plus américaine qu’américanisteInterviewé dans le cadre de l’émission ‘Going Underground’ programmée le 20 juillet sur RT.com, Ron Paul a été catégoriquement optimiste (bien entendu, c’est un anti-interventionniste encore plus qu’un non-interventionniste, et partisan du retrait de toutes les forces et engagements US à l’étranger).

« L’administration de Trump est pleine de bellicistes qui veulent l’attaque de l’Iran, avec des gens comme le secrétaire d’État Mike Pompeo et le conseiller à la sécurité nationale John Bolton qui développent de longs et péremptoires argumentaires pour une action militaire contre Téhéran. On craint que le président ne donne le feu vert à un conflit militaire à grande échelle avec l’Iran dans l’espoir de rallier un soutien interne avant les élections de 2020 ; on rappelle qu’il avait accusé en 2013 son prédécesseur, Barack Obama, de faire le même type de calcul. 
» Ron Paul, un politicien libertarien chevronné, a répondu à cela, lors de l’émission de RT ‘Going Underground’, qu’il ne croyait pas qu’un tel calcul marcherait, et que Trump le sait probablement intuitivement.
» “Bien qu’il y ait bien des points sur lesquels je critique le président, je pense sur ce point que son instinct ne le pousse pas à envisager un conflit. Je pense que s’il y avait une guerre d’ici novembre [2020], il aurait beaucoup plus de mal à gagner les élections « , a dit Ron Paul.
» “J’ai la conviction qu’un candidat partisan de la paix, lorsqu’il y en a un, a toutes les chances de gagner. Trump était déjà un candidat partisan de la paix lors de l’élection de 2016. Je suis optimiste, et je pense même qu’il est capable de chasser Bolton”. »

Pourquoi faut-il accorder de l’importance à l’avis de Ron Paul, comme nous le recommandons ? Certes, c’est un “vieux sage” de la politique aux USA quand elle parvient à se dégager de la gangue de pourriture de l’américanisme ; mais il n’est nullement assuré que la sagesse soit, aujourd’hui aux USA, la façon la plus juste de juger de la politique en cours et à venir. Par contre, il peut y avoir des occurrence certes rarissimes où, même aux USA, la sagesse peut rencontrer une situation politique selon les intérêts des acteurs (ce qui rejoint le jugement de De Gaulle dans ses Mémoires de guerre, si l’on accepte que la sagesse fait une place de choix à l’honneur et à l’honnêteté : « Tout peut, un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique »).

Mais l’essentiel n’est pas là car cet argument seul nous paraîtrait assez faible avec une personne aussi étrange de notre “étrange époque” tel que Trump nous apparaît, mi-bouffon, mi-héros de la téléréalité. Il y a surtout que Ron Paul est le père de Rand Paul, sénateur républicain du Kentucky, et comme son père hostile aux intervention extérieures. Rand Paul est devenu assez proche de Trump, et les deux hommes ratent rarement leur partie de golf commune du dimanche.

• Il y a longtemps qu’on parle de Rand Paul comme d’un conseiller occulte de Trump en matière de politique extérieure. Le 13 août 2018, Justin Raimondo consacrait une de ses dernières colonnes au rôle de Rand Paul, sur lequel il rapportait ce jugement de Politico :

« Rand Paul a l’oreille et l’affection de la personne la plus importante de la Maison Blanche : le Président Donald Trump.
» Le sénateur du Kentucky et le commandant en chef ont certes connu les tensions d’être des rivaux lors de la campagne des primaires républicaines mais ils se sont depuis liés d’un plaisir commun à se moquer des experts que le président aime à tourner en dérision, y compris ceux qui travaillent dans sa propre administration. »

• … Parmi ces derniers « experts qui travaillent dans [l’]administration » et dont se moquent Trump et Rand Paul, il y a certainement Bolton. Lorsque l’on parlait de Bolton comme secrétaire d’État, en 2016, c’était encore le temps où Rand Paul et Trump ne s’appréciaient guère et Rand Paul avait promis qu’il ferait tout pour empêcher cette nomination de Bolton, à ce poste ou à n’importe quel autre. Au printemps 2018, lorsque Bolton fut nommé, Paul ne s’est manifesté en rien, comme s’il avait “certaines garanties” ; de qui, ces “garanties” ? De son partenaire de golf, certes, Trump devenu son ami et lui promettant qu’il ne laisserait pas Bolton conduire ses délires jusqu’à leur terme.

• Et voici qu’il se trouve que le même Politico annonçait le 17 juillet que Trump avait discrètement, sinon secrètement nommé Rand Paul à la délicate fonction d’“envoyé spécial” (permanent ?) auprès de l’Iran, pour rechercher une solution négociée à la crise entre les deux pays. Peut-être cette “nomination” (?) compte-t-elle au moins pour conduire (comme première mission ?) une rencontre secrète avec le ministre iranien des affaires étrangères de passage à l’ONU (la seule portion du territoire US où il a le droit de se déplacer). Personne n’a confirmé ni démenti, ce qui tout de même une façon de replacer lourdement et sans grâce le lieu ultra-commun qu’il n’y a pas de fumée dans feu… Là-dessus, Politico termine : 

« Lorsqu’on lui a dit que le président avait adoubé une personne d’en-dehors de l’administration pour tendre la main à Zarif, un fonctionnaire de l’administration Trump qui travaille sur les questions iraniennes a bien ri en remarquant : “Il nous l’a bien mis !”. »

• Mais d’une certaine façon, on dirait que, finalement, ce sont les réponses de Ron Paul à RT.com qui constituent presque la confirmation la plus sûre du rôle secret confié à son fils. Nous voulons dire par là que la certitude affichée par Ron Paul du bien-fondé de la politique de Trump ne peut venir que d’une source sûre et bien placée, parce que Ron Paul n’a certainement pas l’habitude d’avancer à la légère de telles affirmations sur un problème d’une importance si brûlante. Et quelle meilleure source pourrait-il avoir que son fils ? Les deux Paul jugeraient, peut-être avec l’accord de Trump, qu’il s’agit là du meilleur moyen de confirmer cette nouvelle orientation Trump-Paul sans sortir du bois, sans confirmer rien d’officiel, sans brûler inutilement des cartouches dans la bataille de la communication à ciel ouvert, tout en faisant savoir d’une façon doublement indirecte et sans en dire un mot, mais à qui de droit (pensons à la doublette Bolton-Pompeo, mais aussi et à l’inverse à nombre d’observateurs étrangers), quelle orientation prend désormais la politique iranienne de Trump.

Quoi qu’il en soit, et admettant que nombre de ces éléments permettent de composer une vérité-de-situation de l’administration Trump et de la “politique” de Trump, on en arrive à l’étrange situation où ce président choisit des collaborateurs directs et officiels qui lui sont en général de tendance opposée et des collaborateurs “secrets” comme compléments de ses propres humeurs, et d’une orientation similaire à ce que ses “tripes” le poussent à faire dans certains domaines de la politique étrangère. Peut-être procède-t-il de la sorte pour “désarmer” l’opposition du DeepState, mais on a déjà observé combien cette “technique” est contestable simplement au vu de l’inefficacité, du désordre, de la grossière désorganisation du susdit DeepState (après tout, le DeepStatese se trouve, comme les USA eux-mêmes, en pleine décadence, sinon en cours d’effondrement)… Et nous voilà revenus à la case-départ de la technique Trump : désordre, insaisissabilité et tout ce qui va avec.

Il faut au moins cela pour entendre Ron Paul qui, depuis des années, tonitrue contre toutes les administrations qui se succèdent, vouent aux gémonies idem les présidents les uns après les autres, se montrer aussi indulgent, sinon sûr de sa bonne orientation, avec un personnage de la trempe-de-Trump. Étrange paradoxe : Ron Paul, homme honnête, indépendant, modeste, légaliste à la mode ancienne, soutenant un pirate, faiseur de simulacres, branquignol du fric. Il faut dire que tout ce monde paradoxal se trouve dans une contrée, dans notre “étrange-époque” qui ne ressemble à rien dans ce qui précéda, dont les progressiste-sociétaux sont en train de détruire tout ce qui rappelle son passé, des statues abattues aux grands œuvres littéraires caviardées a posteriori, pour nous offrir en guise de remplacement la folie à la vitesse de la lumière qu’on éteint. Ce qui fait l’étrangeté de certains rapprochements dans cette époque de Système-vs-antiSystème, c’est l’étrangeté encore plus grande de ce que nous offre notre destin officiel, au son martial des noces de la bienpensance et du Politiquement-Correct, – un festin de roi où le Roi est nu…

Par conséquent, toutes les supputations développées sont possibles, au nez et aux moustaches de John Bolton.

Mis en ligne le 21 juillet 2019



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *