Livres / FAMILLES, «ENTRE SOI ET ENTRE NOUS»!

       par Belkacem Ahcene-Djaballah   

                                          Livres

«Avoir un ami puissant…». Enquête sur les familles urbaines, Alger-Oran- Annaba». Essai de Fatma Oussedik. KoukouEditions, Alger/Cheraga 2022, 398 pages, 2.000 dinars

Les réalités des familles algériennes contemporaines sont -il faut désormais l’admettre- diverses et complexes. Déjà, avec l’effraction coloniale, tout s’était trouvé bouleversé, la dépossession des terres accompagnée d’une dépossession des identités, entraînant (quand ce n’est pas l’élimination physique) l’éparpillement des populations et/ou leur exil.

Depuis l’indépendance du pays en 1962, la situation a évolué encore plus rapidement. L’Etat algérien post-colonial a inscrit son action -selon les chercheurs- dans une logique empruntant à la fois au jacobinisme et au bonapartisme de l’Etat français et à son organisation centralisatrice autour de la figure du Raïs, sur laquelle s’est construit le nationalisme arabe, «s’interdisant d’entendre les réalités diverses et complexes des familles algériennes».

Une nouvelle culture de la famille allait naître, enfantant en même temps «un pouvoir qui s’épuise». «Afin de maintenir un statu quo, la réponse apportée à chaque crise a été fondée sur un césarisme», souligne Fatma Oussedik.

L’ouvrage est une enquête sur les familles urbaines de trois grandes villes du pays. Alger, la capitale, Oran et Annaba. Fatma Oussedik s’interroge, dans ce livre, sur les fondements des liens familiaux à partir de la question : «comment, et avec quoi, fait-on famille en Algérie» ?

Associant la recherche de traces à partir de documents, à des entretiens de terrain, elle tente de répondre à cette interrogation à partir de l’analyse de trajectoires familiales. Ces entretiens ont aussi montré les points d’appui dont des familles ont pu, ou peuvent encore, bénéficier, dont «un ami puissant».

Dans ses conclusions, elle présente «les affiliations, les formes d’appartenance et de présentation de soi rencontrées». Ainsi, on a :

– La Tribu…, les personnes rencontrées ayant montré une organisation sociale à laquelle ils et elles se référaient en termes valorisants et qui renvoie à la Tribu comme espace d’inscription, sociale et économique ;

– Le Clan…, car si la tribu et le «‘arch sont apparus comme des traces, à présent, le terme auquel les sujets ont le plus souvent recours est le clan («ensemble de familles associées par une parenté réelle ou fictive»)…, le premier étant celui d’Oujda ;

– L’Individu…, car, de plus en plus réduits à l’état d’individus, confrontés à des éloignements, voire à des conflits familiaux, les Algériennes et les Algériens sont contraints à penser et fabriquer leur destin et à repenser un destin collectif, des formes nouvelles d’insertion sociale ;

– La Catégorie sociale…, la population s’étant, à présent, selon l’auteure, structurée en mini publics, en particulier autour d’organisations socioprofessionnelles, «comme l’ont montré les cercles de relations sociales révélées par l’enquête».

L’Auteure : Née à Alger en 1949. Etudes de sociologie (Université d’Alger puis Université catholique de Louvain en Belgique pour obtenir son doctorat). Enseignante et chercheuse (Cread). Plusieurs travaux, ouvrages et articles publiés.

Sommaire : Avertissement/Introduction/ Première partie : Transmission et ruptures. Le cadre général (Trois chapitres)/ Deuxième partie : Le souffle des ancêtres. Les récits familiaux (La mémoire de soi – Quatre chapitres)/Troisième partie : «Avoir un ami puissant…» /Des noms et des lieux. L’analyse – Trois chapitres)/ Conclusions : Institution familiale et autorité (la tribu, le clan, l’individu, la catégorie sociale) /Annexe (Rapport du colonel Pélissier à Bugeaud)/ Bibliographie

Extraits : «Ce peuple algérien existe; il s’est maintenu, différent et semblable, à travers les siècles. Il occupe le plus grand pays d’Afrique. Comment peut-on être à la fois si grand et si fragile ? Comment marcher le long de cet abîme qui ouvre sur la dispersion ? L’estime de soi me semble la réponse à un tel questionnement» (p 10), «Dans la conscience des populations, les territoires du Beylik étaient sans héritier et n’avaient pas de propriétaires identifiables (…). C’est ainsi que la population, si attachée à la propreté des domiciles privés, se désintéresse de tout ce qui est espace public, qui appartient «au Beylik» (p 78), «Un logement acquis, du fait de relations sociales ou familiales ou de la volonté d’un responsable politique, est une part de la rente pétrolière qui doit être transmise aux enfants» (p 102), «La mémoire de chaque Algérien et de chaque Algérienne est toujours nourrie de références «en commun» : à la situation coloniale qui a prévalu durant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle mais aussi du conflit entre Algériens qui a marqué l’histoire récente» (p 127), «Si le lieu fait récit, c’est parce qu’il nous parle» (p 181), «Auparavant, l’autorité dépendait de l’âge, du savoir, sur la famille. A présent, c’est le statut social, l’éducation, les revenus, l’exercice d’un rôle politique qui accordent une place d’organisateur de maître du jeu à une personne» (p 192), «L’administration française a passé plus de cinq (5) siècles afin de transcrire les noms de famille des Français afin de protéger leur filiation et leur personnalité, alors qu’elle n’a mis que 10 années pour les Algériens» (p 249), «Historiquement, les déplacements de population ont été le résultat, y compris après l’indépendance du pays, de décisions de pouvoirs autoritaires» (p 275), «Le seul recours à la Guerre de libération dans la production du récit fondateur s’épuise à présent auprès des jeunes générations, mis à mal par les règlements de compte, mais aussi par sa dimension temporelle courte» (p 359).

Avis : Un ouvrage très, très riche en informations… et en références (historiques et scientifiques). Un titre et une couverture qui «accrochent»… et un prix de vente élevé. Ouvrage très utile aux étudiants en sociologie urbaine et, aussi, en sociologie politique. Riche bibliographie.

Citations : «Les villes ne sont pas immobiles ; elles vivent y compris dans la conscience des sujets» (p 17), «Qu’est-ce que la mémoire sinon une histoire racontée aux vivants et qui leur permet de vivre les temps présents ?» (p 27), «Les concepts ne prennent pas l’avion (…). Nous ne pouvons pas faire l’économie d’une interrogation des termes qui nous ont offert et que nous utilisons dans des contextes différents, qui sont ceux dans lesquels nous vivons et que nous sommes tenus de penser. Ou alors, ces concepts sont vides de sens, ce sont des «mots valises» (p 64), «Une mégalopole peut, malgré un nombre d’habitants important, ne pas atteindre obligatoirement le statut de métropole» (p 86), «Les lieux nous parlent et à partir d’eux s’inscrivent les récits. Ils tiennent lieu de récit et ils sont porteurs de notre histoire, de nos histoires» (p 141), «Le rapport ambigu des Algériens et des Algériennes à la «harga» : une inquiétude et une délivrance» (p 305), «Nous étions, en 1962, dans un univers qui nous apparaissait relativement clair : toutes et tous des Algériens définis par un récit nationaliste, par une morale sociale (…). Peu à peu, ce récit s’est fissuré. Nous sommes à présent chaouïas, kabyles, mozabites, algérois, islamistes, nationalistes, berbéristes. Davantage encore, aujourd’hui, nous sommes du Sud ou du Nord en nourrissant ces appartenances par des références politiques» (p 354), «En Algérie, le contenant, la forme, a pris le pas sur le fond, ses contenus multiples. Et c’est ainsi que les approches de l’identité ont été posées sur la tête (p 369).

La famille à Alger. XVIIe et XVIIIe siècles. Parenté, alliances et patrimoine. Etude de Fatiha Loualich (Préface de Bernard Vincent). Saïd Hannachi, Editions Média-Plus, Constantine, 2017 (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits)

Elle a consulté plus de quatre mille actes concernant Alger -couvrant, de manière inégale certes, la période allant du XVIe siècle au milieu du XIXe siècle- et elle a exploité plus de deux mille qui ont été examinés d’une manière exhaustive, répertoriés et classés dans un ordre thématique (principalement le fonds ottoman d’Alger, la série el-mahakim shar’yya).

Tout s’est centré sur Alger, alors, à la fin du XVIe siècle, Cité d’au moins 60.000 habitants, ville-port ouverte sur la mer, et donc l’une des plus grandes villes méditerranéennes du temps, constituant un impressionnant kaléidoscope social, avec une série de milieux «communautaires» ou professionnels : ulémas, khodja, raïs, janissaires, maçons, Turcs, Andalous… dont la solidarité est renforcée par l’endogamie. Certes, la recherche s’est axée sur Alger et d’aucuns pourraient arguer qu’Alger ne reflète pas réellement la société algérienne et n’en serait pas représentative… et que pour bien étudier la société algérienne, il faut le faire à partir des villes de l’intérieur. Or, pour l’auteur, la réalité est toute autre : c’est à partir d’Alger qu’on peut faire une histoire sociale de l’Algérie car, «c’est à partir des archives d’Alger (bien tenues) qu’on peut le mieux étudier le local et le global, tout en considérant que chaque localité se distingue par ses particularités, ses détails, l’histoire de chaque ville étant le reflet des sources qu’elle a produites». Mais les archives d’Alger ne reflètent pas uniquement le local car on y retrouve des traces de l’ensemble des villes et provinces : «C’est le local dans sa dialectique du global». Des annexes très riches.

L’Auteure : Professeur à l’Université d’Alger. Elle a publié plusieurs articles dans diverses revues sur l’Algérie durant l’époque ottomane

Extraits : «Alger, capitale du pays, est une ville marquée par la coexistence de plusieurs groupes sociaux. Cette diversité a fortement influencé la population dès le début de la période ottomane» (p 29), «Au niveau des mahakim, chaque rite avait le quotidien à gérer avec des pics d’intensité. La mahakma hanafite avait une activité prenante avec un rythme assez intense d’enregistrement des biens habous, la totalité des fondateurs ayant opté pour ce rite. La mahakma malékite, quant à elle, devait affronter les pénibles péripéties des successions et les tracas des partages» (p 352).

Avis : Destiné aux spécialistes, aux descendants et aux mordus de l’époque.

Citations : «Les sociétés ouvertes qui accueillent des populations venant d’horizons divers laissent peu d’espace pour la fermeture et le cloisonnement social» (p 30) «Le nom contribue à créer la personne sociale et fonctionne comme un signe de classe» (p 41), «L’acquisition d’un bien est un acte d’investissement, un placement ; sa transmission constitue un acte de transcendance du temps. Opter pour une forme de transmission, c’est choisir la dimension humaine qui devra le mieux caractériser l’acte. En effet, la transmission n’obéira pas uniquement au bon gré ou aux désirs des contractants. Le collectif encadre, bloque, entrave ou oriente les gestes et les actes» (p 169).


  

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