Un monde sans croissance est-il vraiment possible ?

Au hasard d’un surf Internet, je suis tombé sur un article d’un certain Tom Jacques (dont je reprends ici le titre) sur le site Easynomics, réseau d’étudiants s’intéressant à l’économie sans plus d’orientation politique. L’auteur se présente, quant à lui, comme un « freelance writer », et assurément pro croissance économique, de mon point de vue. L’article date de 2020, et liste les 6 arguments des décroissants contre la croissance, à savoir :

1) la croissance serait inconciliable avec la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité ;

2) la croissance ne rendrait pas les gens heureux, ce qui nous donnerait une bonne raison d’essayer autre chose ;

3) la vraie croissance, celle qui compte, ne serait pas la croissance des richesses , mais celle du bien-être ;

4) la finalité de l’action de l’État serait donc le bien-être des citoyens ;

5) un autre monde, meilleur, radicalement différent, serait possible  ;

6) et dans ce nouveau monde, la nature aurait des droits. Mais ces piliers de la pensée décroissantiste sont-ils si solides ?

Je lui ai fait une réponse (certes un peu tardive) que je reproduis ici. Mais la question reste d’une brûlante actualité tant la catastrophe écologique avance au galop tandis que les mesures à prendre ou à respecter sont freinées par les entrepreneurs et leurs fondés de pouvoir, nos gouvernants.

Article en parfait accord avec la pensée capitaliste. D’entrée de jeu, l’auteur nous dit que le covid est dû à un énervement de la nature. « Espérons, avec lui, qu’elle cesse de s’énerver et qu’elle nous épargne de nouveaux coronavirus. » Est-ce de l’ironie ou juste d’avoir les idées courtes, car il oublie de dire que si « elle s’énerve », c’est bien à cause de l’humain entrepreneur qui rase les forêts et met au contact des espèces (zoonose) qui ne devraient pas avoir autant de contacts entre elles. À moins que ce soit l’hypothèse d’une fuite d’un laboratoire tout aussi issu de volontés entrepreneuriales. Or, à quoi est dû ce dérèglement humain : au capitalisme qui exige toujours plus de profits. Le sujet est donc mal posé, car si on ne nomme pas la cause des conséquences, alors, évidemment, on peut longtemps disserter avec ironie.

1) La croissance est-elle incompatible avec l’écologie ? L’auteur en appelle à Gunter Pauli ou Jean Staune qui pensent qu’il est possible de concilier nature et croissance en faisant du tri tout en produisant autant. C’est la fameuse théorie du découplage que tous les scientifiques s’accordent à dire qu’il est impossible. Soit, l’auteur est ignorant, soit il est de mauvaise foi. Je mets en lien un article d’un site procroissance qui fait mention du rapport du GIEC 2022 dans lequel est expliqué que certains pays occidentaux sont parvenus à découpler leur PB et leurs émissions de GES de 8 %. Ceci serait la preuve que le découplage est possible. Ce qu’on oublie de dire, c’est que le découplage recherché doit être très proche d’émissions de GES proches de zéro. Donc inatteignable avant que la planète ne chauffe à 50° régulièrement.

2) L’utilité de la croissance pour être heureux ? Aux arguments selon lesquels l’humain s’habitue à tous les conforts, que le bonheur est une passion égoïste, que la croissance ne peut rendre le bien-être partagé par tous, l’auteur répond qu’il faut de toute façon gagner de l’argent pour espérer vivre longtemps et que c’est en vivant longtemps qu’on a le « temps pour arriver à vivre en accord avec soi-même ». Je ne vois pas en quoi ces arguments s’opposent, car développés comme le fait l’auteur, cela voudrait dire qu’un système économique basé, entre autres, sur le respect de la nature ne permettrait pas de vivre en accord avec soi-même. De là à dire que la nature est néfaste à la vie, il n’y a pas des kilomètres. Malheureusement, c’est aussi un aveu que nos élites ne savent (veulent ?) pas sortir du cadre pour imaginer autre chose.

3) « N’oublions pas qu’il est évidemment plus facile d’aimer qui l’on veut dans un monde où le travail et l’enrichissement permettent l’autonomie ; que pour pouvoir redistribuer des richesses, il faut en créer ; et que pour éviter la guerre, il est mieux de préserver le commerce international – qui favorise l’interdépendance entre les grandes puissances. » Si ces affirmations sont vraies, alors l’auteur nous dit qu’actuellement ce monde de la croissance et de l’interdépendance redistribue très bien les richesses (12 millions de pauvres en France sans parler du reste du monde), et que le commerce international protège de la guerre. Il est vrai qu’autour de nous, il n’y a plus de guerres depuis très longtemps et que tout le monde vit à sa faim. Rappelons que Karl Marx dénonçait les méfaits du capitalisme 70 ans avant la première guerre mondiale, que depuis, nous en avons eue une seconde tout en envisageant l’hypothèse d’une troisième comme plausible, qu’aujourd’hui « Onze crises et conflits qui secouent le monde en 2023 » et qu’actuellement, Poutine menace de faire péter la bombe.

4) A la question de savoir si l’État doit s’occuper du bonheur des gens, l’auteur pose cette question : « Dans un monde de décroissance, l’entrepreneur souhaitant être heureux en s’enrichissant ne serait pas libre de le faire ; alors que, dans le monde réel, celui qui souhaite vivre avec frugalité et se contenter de peu est tout à fait libre de le faire. Lequel de ces deux modèles est le plus séduisant ?  » En fait, ça n’est pas une question, mais l’affirmation fallacieuse que l’argent fait le bonheur et qu’il serait vraiment injuste qu’on ne le partage pas puisque, par ailleurs, d’autres ont le droit de vivre dans la frugalité. D’une, l’argent ne fait pas le bonheur ; de deux, dans le monde capitaliste, la frugalité est imposée aux pauvres, justement parce quelques-uns se gavent sur le dos de la majorité. L’auteur en appelle à Karl Popper qui dénonce le bonheur imposé par l’État. Vu comme cela, évidemment, ça ne peut pas marcher. On peut tout de même imaginer que l’État offre les conditions matérielles minimums pour assurer au moins une vie décente à chacun plutôt que de laisser des travailleurs se priver de repas ou de chauffage pour atteindre la fin du mois. Cela suppose en effet que l’État se mêle de la juste redistribution puisque certains entrepreneurs (trop devrais-je dire), ne sont pas capables de la faire par eux-mêmes. Mais cette idée est effectivement incompatible avec celles de Karl Popper connu pour avoir participé à la fondation de la Société du Mont Pèlerin aux côtés de libéraux très engagés comme Ludwig von Mises, Milton Friedman et Friedrich Hayek, néolibéraux à la dure qui ont élaboré le système totalitaire du néolibéralisme.

5) A la question de savoir si un autre monde est possible, l’auteur accuse les décroissants d’être de mauvaise foi, car s’ils étaient au pouvoir, ils se jetteraient dans la relance. Comme, pour l’instant, il n’y a aucun gouvernement décroissant, je ne vois pas comment l’auteur peut tenir une telle affirmation. Quant à savoir pourquoi les écologistes quand ils sont aux manettes font de la relance, c’est simplement parce que le système capitaliste est mondialisé et qu’un pays ne peut pas passer du jour au lendemain, à la décroissance totale sans mettre, immédiatement, son pays dans la misère. Ne pas mettre de l’essence dans sa voiture pour ne pas polluer, c’est rester sur place… et mourir. Le problème écologique est mondial, il doit être réglé à ce niveau-là dans un mouvement d’ensemble, cela va sans dire. Le GIEC (entre autres) est là pour ça, mais on voit bien que les libres entrepreneurs soutenus par les gouvernements rechignent à atteindre les objectifs indispensables aux conditions d’habitabilité de ce monde. Comble de la mauvaise foi, l’auteur accuse les tenants de la décroissance de voyager en jet. Ceux qui voyagent en jet ne sont évidemment pas les tenants de la décroissance mais de vrais capitalistes purs et durs qui eux, pensent que le greenwashing est la solution et le découplage possible. De vrais menteurs ! L’auteur est-il de ceux-là ?

Pour mémoire, d’après une étude d’Oxfam datant de 2021, d’ici 2030 :

  • Les émissions par habitant·e de la moitié la plus pauvre de la population mondiale devraient rester bien en deçà du seuil de 1,5 °C fixé pour 2030.
  • Les 1 % et les 10 % les plus riches devraient émettre des émissions respectivement 30 fois et 9 fois supérieures à ce seuil.
  • Pour atteindre l’objectif de 1,5 °C, les 1 % les plus riches devraient réduire leurs émissions actuelles de carbone d’environ 97 %.

6) Enfin, l’auteur pense que si on donne des droits à la nature, cela s’oppose aux droits de l’Homme et que l’environnementaliste se prend pour le centre du monde. Le spectre du fascisme écologiste est agité en dernier lieu dans l’argumentaire. Si cette dernière crainte est une réalité des choix écologiques qui s’imposent de plus en plus urgemment, je demande à l’auteur si, selon lui, on devra continuer à produire n’importe comment et dans n’importe quelle quantité lorsque nous n’aurons plus d’abeilles pour polliniser, quand il n’y aura plus suffisamment d’eau pour vivre normalement, quand nous vivrons à des températures régulières situées entre 40 et 50° ! Est-ce aux entrepreneurs de s’occuper de casser le monde ou aux peuples de décider eux-mêmes de leur avenir ?

Pour réponse, je reprends les propos d’Alexis Cuker : «  Ce sont les connaissances, les initiatives et la responsabilité des travailleurs et travailleuses, plutôt que celles de l’État ou des militant.e.s bénévoles, qui sont fondamentales pour concevoir une transformation du système productif dans le cadre d’un processus de révolution écologique et sociale. »

 

Sources

1) Un monde sans croissance est-il vraiment possible ? De Tom Jacques

2) Découplage : la bonne nouvelle du dernier rapport du GIEC

3) Onze crises et conflits qui secouent le monde en 2023

4) Karl Popper dans Wikipedia

5) Les émissions de CO2 des 1 % les plus riches parties pour être 30 fois plus élevées en 2030 que 6) le niveau requis pour limiter le réchauffement à 1,5 °C

7) Démocratiser le travail dans un processus de révolution écologique et sociale par Alexis Cukier (Attac)


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