Procès Assange : Le témoignage de Noam Chomsky

      DEPUIS LA COUR DE JUSTICE DE LA VILLE DE WESTMINSTER :

LE GOUVERNEMENT DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE CONTRE JULIAN PAUL ASSANGE

Rapport d’expertise du professeur Noam Chomsky

Je suis actuellement en poste à l’Université d’Arizona où je suis professeur de linguistique et président du programme Agnese Nelms Haury pour la justice sociale et environnementale.

J’ai rejoint le personnel du Massachusetts Institute of Technology en 1955 et, en 1961, j’ai été nommé professeur titulaire au département de langues modernes et de linguistique (aujourd’hui département de linguistique et de philosophie).

De 1966 à 1976, j’ai occupé la chaire Ferrari P. Ward de langues modernes et de linguistique. En 1976, on m’a décerné le titre d’Institute Professor. Je suis maintenant professeur émérite. Pendant les années 1958 à 1959, j’étais en résidence à l’Institute for Advanced Study de Princeton, NJ.

J’ai reçu des diplômes honorifiques de nombreuses universités, dont l’université de Londres, l’université de Chicago, l’université Loyola de Chicago, le Swarthmore College, l’université de Delhi, le Bard College, l’université du Massachusetts, l’université de Pennsylvanie, l’université de Georgetown, le Amherst College, l’université de Cambridge, Université de Buenos Aires, Université McGill, Universitat Rovira I Virgili, Tarragone, Université Columbia, Université du Connecticut, Scuola Normale Superiore, Pise, Université de Western Ontario, Université de Toronto, Université Harvard, Université de Calcutta, et Universidad Nacional De Colombia.

Je suis membre de l’Académie américaine des arts et des sciences et de l’Académie nationale des sciences. En outre, je suis membre d’autres sociétés professionnelles et scientifiques aux États-Unis et à l’étranger, et j’ai reçu le prix de la contribution scientifique remarquable de l’American Psychological Association, le prix de Kyoto en sciences fondamentales, la médaille Helmholtz, le prix Dorothy Eldridge Peacemaker, la médaille Ben Franklin en informatique et en sciences cognitives, et bien d’autres récompenses.

J’ai écrit et dispensé de nombreuses conférences sur la linguistique, la philosophie, l’histoire intellectuelle, les questions contemporaines, les affaires internationales et la politique étrangère des États-Unis.

Mes œuvres comprennent : Aspects of the Theory of Syntax ; Cartesian Linguistics (La Linguistique cartésienne) ; Sound Pattern of English (Principes de phonologie générative) (avec Morris Halle) ; Language and Mind (Le Langage et la pensée) ; American Power and the New Mandarins (L’Amérique et ses nouveaux mandarins) ; At War with Asia ; For Reasons of State ; Peace in the Middle East? ; Reflections on Language (Réflexions sur le langage) ; The Political Economy of Human Rights, Vol. I and II (avec E.S. Herman) ; Rules and Representations ; Lectures on Government and Binding ; Towards a New Cold War ; Radical Priorities ; Fateful Triangle (Israël, Palestine, États-Unis : Le triangle fatidique) ; Knowledge of Language ; Turning the Tide ; Pirates and Emperors (Pirates et empereurs) ; On Power and Ideology ; Language and Problems of Knowledge ; The Culture of Terrorism ; Manufacturing Consent (La Fabrication du consentement) (avec E.S. Herman) ; Necessary Illusions ; Deterring Democracy ; Year 501 (L’an 501) ; Rethinking Camelot : JFK ; the Vietnam War and US Political Culture ; Letters from Lexington ; World Orders, Old and News ; The Minimalist Program (Programme minimaliste) ; Powers and Prospects ; The Common Good (Le bien commun) ; Profit Over People (Le profit avant l’homme) ; The New Military Humanism (Le Nouvel Humanisme militaire : Leçons du Kosovo) ; New Horizons in the Study of Language and Mind (Nouveaux horizons dans l’étude du langage et de l’esprit) ; Rogue States ; A New Generation Draws the Line ; 9-11 ; Understanding Power ; Hegemony or Survival ; Hopes and Propects ; What Kind of Creatures are We? ; Who Rules the Word (Qui mène le monde) [les titres entre parenthèses sont ceux des oeuvres qui ont été traduites en français, NdT]

On m’a demandé si le travail et les actions de Julian Assange pouvaient être considérés comme étant « politiques », une question qui, me dit-on, est importante dans le cadre de la demande d’extradition des États-Unis afin que M. Assange soit jugé pour espionnage pour avoir joué un rôle dans la publication d’informations que le gouvernement des États-Unis ne souhaitait pas rendre publiques.

J’ai déjà parlé du sujet sur lequel on me demande maintenant de faire un commentaire en ce qui concerne M. Assange. Les paragraphes suivants constituent mon point de vue. Je confirme mon évaluation selon laquelle les opinions et les actions de M. Assange doivent être appréhendées dans leur relation avec les priorités du gouvernement.

Un professeur de Science du gouvernement de l’université de Harvard, l’éminent politologue libéral et conseiller du gouvernement, Samuel Huntington, a observé que « les stratèges du pouvoir aux États-Unis doivent créer une force qui peut être ressentie mais non vue. Le pouvoir reste fort quand il reste dans l’obscurité. Exposé à la lumière du soleil, il commence à se dissiper ».

Il a donné quelques exemples significatifs concernant la nature réelle de la guerre froide. Il a parlé de l’intervention militaire américaine à l’étranger et il a fait remarquer que « vous devrez peut-être vendre l’intervention ou toute autre action militaire de manière à créer la fausse impression que c’est l’Union soviétique que vous combattez. C’est ce que les États-Unis font depuis la doctrine Truman » et il existe de nombreuses illustrations de ce principe directeur.

Les actions de Julian Assange, qui ont été qualifiées de criminelles, sont des actions qui exposent le pouvoir à la lumière du soleil – des actions qui peuvent provoquer l’évaporation du pouvoir si la population saisit la chance de voir ses citoyens devenir indépendants dans une société libre plutôt que les sujets d’un maître qui opère dans le secret. C’est là un choix et on a compris depuis longtemps que le public a la capacité de faire s’évaporer le pouvoir.

Le seul penseur de premier plan qui ait compris et expliqué ce fait critique est David Hume, qui a écrit sur les Premiers principes de gouvernement dans l’un des premiers ouvrages modernes de théorie politique, il y a plus de 250 ans. La formulation qu’il a utilisée était si claire et pertinente que je me contenterai de la citer.

Hume a trouvé que « rien de plus surprenant que de voir la facilité avec laquelle le plus grand nombre est gouverné par un petit nombre et d’observer la soumission implicite avec laquelle les hommes ont abandonné leurs propres sentiments et passions à la volonté de leurs dirigeants. Lorsque nous nous demanderons par quels moyens cette merveille a pu arriver, nous constaterons que, la force étant toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n’ont rien pour les soutenir si ce n’est l’opinion. Dire qu’un gouvernement est justifié relève donc de la seule opinion et cette maxime s’étend aux gouvernements les plus despotiques et les plus militarisés tout comme aux plus libéraux et plus populaires ».

En fait, Hume sous-estime l’efficacité de la violence, mais ses paroles sont particulièrement pertinentes dans le cas de sociétés dans lesquelles la lutte populaire de longue date a permis d’obtenir un degré de liberté considérable. Dans de telles sociétés, comme la nôtre bien sûr, le pouvoir est en fait du côté des gouvernés et les gouvernants n’ont rien pour les soutenir si ce n’est l’opinion.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’immense industrie des relations publiques est devenue la plus grande agence de propagande de l’histoire de l’humanité, une influence qui s’est développée et a atteint ses formes les plus sophistiquées dans les sociétés les plus libérales, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette institution a vu le jour il y a environ un siècle, lorsque les élites ont réalisé que trop de liberté avait été gagnée pour qu’il soit possible de contrôler la population par la force, et que donc ce sont les mentalités, les opinions qui devraient être contrôlées.

Les élites intellectuelles libérales l’ont également compris, c’est pourquoi elles ont insisté, pour recourir à quelques citations je dirais, sur le fait que nous devons nous débarrasser du « dogmatisme démocratique selon lequel les populations seraient les meilleurs juges de leurs propres intérêts ». Ce n’est pas le cas. Ce sont des « tiers ignorants et gênants » et ils doivent donc être « remis à leur place » de façon à ne pas déranger les « hommes responsables » qui gouvernent de plein droit.

Un des moyens de contrôler la population consiste à agir en secret pour que les tiers ignorants et gênants restent à leur place, loin des leviers de pouvoir qui ne les concernent pas. C’est le principal objectif quand des documents internes sont classifiés.

Quiconque a parcouru les archives des documents qui ont été rendus publics s’est certainement assez rapidement rendu compte que ce qui est gardé secret a très rarement quelque chose à voir avec la sécurité, sauf avec la sécurité des dirigeants face à leur ennemi intérieur, leur propre population. La pratique est tellement habituelle qu’il est tout à fait superflu d’en faire l’illustration. Je ne mentionnerai qu’un seul cas contemporain.

Considérez les accords commerciaux mondiaux, Pacifique et Atlantique, ce sont en réalité des accords concernant les droits des investisseurs camouflés sous le vocable de libre-échange. Ils sont négociés en secret. Il est prévu une ratification de style stalinien par le Parlement – oui ou non – ce qui signifie bien sûr oui, sans qu’il y ait discussion ou débat, ce qu’on appelle aux États-Unis « fast-track » [procédure accélérée, NdT].

Pour être précis, ils ne sont pas entièrement négociés en secret. Les faits sont connus des avocats d’entreprise et des lobbyistes qui rédigent les détails de manière à protéger les intérêts de la partie qu’ils représentent, et qui bien sûr n’est pas le public. Le public, au contraire, est un ennemi qu’il faut garder dans l’ignorance.

Le crime présumé de Julian Assange, en s’efforçant de dévoiler les secrets du gouvernement, est de violer les principes fondamentaux du gouvernement, de lever le voile du secret qui protège le pouvoir de la curiosité, l’empêche de s’évaporer – et encore une fois, les puissants comprennent bien que le fait de lever le voile peut entraîner l’évaporation du pouvoir. Cela peut même conduire à une liberté et une démocratie authentiques si un public éveillé en vient à comprendre que la force est du côté des gouvernés et qu’elle peut être leur force s’ils choisissent de contrôler leur propre destin.

À mon avis, Julian Assange, en défendant courageusement des convictions politiques que la plupart d’entre nous déclarons partager, a rendu un énorme service à tous les peuples du monde qui chérissent les valeurs de liberté et de démocratie et qui exigent donc le droit de savoir ce que leurs représentants élus fabriquent. Par conséquent ses actions l’ont conduit à être persécuté de manière cruelle et intolérable.

Noam Chomsky

Source : Craig Murray pour Consortium News
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


 

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