Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie II, chap. 12-13

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

quotidiennement en chapitres

depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

12. Le « dernier » des humains

Saïd est occupé à nettoyer le sol autour des bidons d’ordures. Silencieux,  concentré et

méticuleux, il accomplit son travail.

« Al mtaktak[1] ! » lui lance, en ricanant, un jeune d’une dizaine d’années. Comme s’il n’a rien entendu, Saïd poursuit son activité. Le garçon ramasse une bouteille en plastique et la jette vers Saïd. La recevant sur le dos, celui-ci se tourne brusquement, fixe l’agresseur, puis ramasse la bouteille et la  renvoie vers son agresseur. Ce dernier et ses deux amis du même âge saisissent d’autres bouteilles de plastique gisant par terre, et bombardent leur victime, en rigolant stupidement. Saïd prend le balai, le lève et se précipite vaillamment pour chasser ses agresseurs. Mais, il boite légèrement de manière comique ; ce défaut amuse davantage les petits chenapans qui sautillent en éclatant de rire.

De la fenêtre de son appartement, Karim remarque la scène. Il en est profondément indigné. Son malaise augmente en constatant l’indifférence des passants : après un bref coup d’œil à l’action inique, chacun s’éloigne tranquillement.

L’un des jeunes enlève sa ceinture, s’approche derrière Saïd et lui fouette sauvagement le dos. Le malheureux se tord de douleur. Les deux complices du garçon rient de manière plus sonore, en sautillant.

Peu de temps après, Karim surgit sur la place.

– Vous n’avez pas honte ?!… dit-il aux agresseurs, en fixant le jeune tenant la ceinture en main. Que vous a-t-il fait ? Hein ? Pourquoi ?

Les trois coquins le regardent, en arborant un rictus narquois. Ils finissent par s’en aller avec nonchalance. L’un d’eux se retourne et lance à Karim, en indiquant Saïd :

– C’est pas un humain, ça, ou, si tu veux, c’est le dernier des humains !

Comme si rien n’était arrivé, Saïd retourne à son travail de manière flegmatique. Karim l’observe, bouleversé par sa situation malheureuse et son comportement résigné. Puis, Karim baisse la tête, très désolé, et s’éloigne en direction de son immeuble.

De la fenêtre de son appartement au rez-de-chaussée, Zahra observe discrètement la scène, par un petit trou percé dans le rideau.

 

Dans  l’après-midi,  elle  se retrouve  dans le bureau du policier.  Elle  lui

raconte la scène vue par elle auparavant. L’homme déclare, d’un ton très soupçonneux :

– Je n’ai jamais vu quelqu’un s’intéresser aux autres sans y trouver d’abord son profit personnel. Il te faut découvrir le motif de l’action de ce Karim !… Nous savons qu’il ne fréquente pas la mosquée, donc l’action de ce Karim n’est pas motivée par la religion, et ce n’est évidemment pas un intégriste qui cherche à embaucher des partisans. Alors, pourquoi prête-t-il attention à ce dernier des hommes qu’est le nettoyeur d’immondices ?

Le policier ignore, évidemment, d’avoir prononcé, à propos de l’infortuné Saïd, une expression presque identique à celle proférée auparavant par l’enfant agresseur.

Mais à ce « dernier » des humains, donnez les moyens matériels qui permettent d’acquérir l’instruction scientifique, éthique et esthétique. Elle produira un cerveau qui fournira le meilleur de ses capacités. Alors, cet homme saura l’art de se construire une existence dont les ornements principaux seront : dignité et bonheur personnels et collectifs.

 

13. De l’autre coté de la planète

Un matin, juste après le petit déjeuner, arrive dans l’appartement de Karim une Chinoise, nommée Li Huà. Comme d’autres de ses compatriotes, elle s’est choisie un prénom local : Warda. Le motif en fut le suivant : son prénom original signifie « Belle fleur » ; ensuite, en apprenant les rudiments de l’arabe algérien oranais, Li Huà découvrit que Warda équivaut à Fleur. Ainsi, elle adopta ce dernier prénom pour faciliter ses relations avec les autochtones.

Warda-Li Huà a une trentaine d’années. De bel aspect, un peu rondelette, de caractère ouvert et sympathique, elle porte des habits modestes, sa chevelure noire est simplement retenue derrière la nuque. Elle habite à environ cinq minutes de la Tour A, avec quelques autres Chinois, immigrés depuis quelques années dans le quartier.

Karim connut Li Huà lors d’une visite de cette dernière à l’hôpital.   L’infirmier en profita pour lui exprimer son besoin de trouver une Chinoise pour faire des massages à sa mère. Contrairement à la majorité de ses collègues, Karim comprenait ceci : là où la médecine occidentale se contente de médicaments chimiques, mais sans résultat efficace sinon d’empoisonner le corps et de lui causer des effets secondaires néfastes, la médecine dite traditionnelle peut, dans certaines conditions, se révéler adéquate. C’est le cas pour les rhumatismes de la mère de Karim, notamment son dos.

Ainsi, Li Huà vient deux fois par semaine lui effectuer des massages, avec un résultat très satisfaisant. Warda parle suffisamment le français et le dialecte local, avec un plaisant accent chinois. Avec Karim et sa famille, elle recourt à l’oranais principalement.

Salâm alikoum ! commence-t-elle par dire, avec son typique amical sourire.

–  Salâm ! répondent Karim et Zahia.

Ni hao ! réplique la mère de Karim.

Elle aime employer l’expression chinoise équivalente. Auparavant, elle  demanda à Li Huà comment on saluait dans sa langue, et cette dernière l’avait dit. La mère voulut savoir la signification de l’expression. Li Huà expliqua : « Toi, bien », dans le sens : Je te souhaite bonne santé » – « Ah! J’aime bien ! jugea la mère toute contente. » Ensuite, elle plaisanta : « Ainsi, à force de me dire Ni Hao, je finirai par me porter mieux ! »

Après son salut, la mère demande :

– Veux-tu boire du café ou du thé, Warda ?

– Non, merci !

– Vraiment pas ?

– Vraiment ! Je t’en remercie !

– Alors, viens ! l’invite la mère.

Celle-ci va dans sa petite chambre à coucher, accompagnée par Li Huà. Karim les suit : il trouve instructif de voir comment travaille la masseuse chinoise.

Avec des gestes calmes, lents et précis, elle commence par étaler une crème sur le dos nu de la mère de Karim, étendue à plat ventre sur le lit. Ensuite, elle retrousse les manches de sa chemise et commence le massage. Les mains de Li Huà vont et viennent de manière en même temps ferme et délicate sur la peau et les os du dos de la malade.

Celle-ci demande, durant le massage :

– Dis-moi, Warda : on dit à la télévision que la Chine est devenue un pays très riche. C’est vrai ?

– Oui, confirme Li Huà.

– Alors, pourquoi toi et d’autres, vous quittez votre pays pour venir ici, en Algérie, dans un pays pauvre ?

Li Huà sourit d’abord, puis explique :

– C’est parce qu’en Chine, il y a, aussi, des gens qui ne trouvent pas de travail adéquat. Alors, ils vont dans d’autres pays pour en trouver.

Karim sait que Li Huà gère, avec son frère et d’autres membres de leur famille, un magasin de pièces détachées d’automobiles. L’un d’entre eux s’occupe également d’un restaurant chinois. Les activités sont satisfaisantes, au point que d’autres membres de la famille projettent de venir à Oran, pour satisfaire la demande de travail à accomplir.

– Et, reprend la mère de Karim, est-il vrai que vous, les Chinois, vous ne croyez pas en Dieu ?… Pourtant, toi, tu es une brave femme !

Li Huà esquisse un autre sourire, plutôt embarrassé. Ayant découvert combien ce thème est très délicat en Algérie, elle veille à en parler avec une extrême prudence. Karim est au courant de ce problème, aussi intervient-il :

– Oh, tu sais, Warda, ici tu peux parler librement. Nous respectons toutes les opinions.

Karim a parlé ainsi parce que sa sœur Zahia est sortie pour aller au marché ; autrement, il aurait évité cet argument, sa sœur n’acceptant rien qui puisse mettre en doute sa foi religieuse.

Tranquillisée par l’intervention de Karim, Li Huà répond à la mère :

– Chez nous, on croit aux enseignements de Bouddha, de Lao Tseu  ou de Confucius, et parfois aux trois en même temps. Mais, il y a, aussi, une minorité de Musulmans et de Chrétiens.

– Alors, poursuit la mère, ce Bouddha, et ces… comment tu as dis ?

– Lao Tseu et Confucius.

– Oui, ce ne sont pas des prophètes ?

– Non, ce sont des sages, et nous vénérons leurs écrits.

– Et eux, ils ne croient pas en Dieu ? demande encore la mère.

– Non ! Ils croient au Ciel.

– Au ciel ? Comment ça, le ciel ?

– Eh bien, c’est du ciel que viennent la pluie et le soleil ; ils sont les sources de la vie. Donc, le ciel qui les fournit est vénéré.

– Au ciel, insiste la mère, il y a le paradis et l’enfer !

– Dans notre ciel à nous, répond Li Huà, il n’y en a pas.

– Comment il n’y en pas pas ?! s’étonne la mère. Mais, alors, après la mort, où allez-vous ?

– On brûle le corps, répond Li Huà, puis on met les cendres dans une tombe, que l’on visite chaque année, pour parler avec les esprits de nos morts.

– Parler avec les esprits de vos morts ?!

– Oui.

– Et ils se trouvent où, ces esprits ?

– Quelque part dans la nature.

– « Subhâne Allah ! »[2], commente la mère, totalement stupéfaite.

Elle s’adresse à Karim :

– Warda et nous, on dirait qu’on ne vit pas sur la même terre.

Le fils intervient d’un ton amusé :

– Warda vient de l’autre coté de la planète, et là-bas, c’est, en effet, un autre monde. Je voudrais bien aller le connaître.

– Et qui resterait avec moi ? s’inquiète la mère. Et si tu tombes amoureux d’une femme de là-bas, et que tu ne reviens pas ?

Ces considérations font rire Karim et Li Huà. La mère ajoute :

– Si tu aimes la Chine, il te suffit de connaître une Chinoise qui vit ici, chez nous… Puisqu’on en parle, pourquoi pas Warda ?… Moi, je l’aime beaucoup, comme si elle était ma fille !

Les deux jeunes rient de la proposition.

– Ah ! Merci ! Merci de m’appeler ta fille ! dit Li Huà, très enchantée et les joues soudain devenues pourpres.

– Tu vois, remarque la mère en s’adressant à son fils,  la brave fille qu’elle est, Warda ! Non seulement elle est une très bonne masseuse de mes vieux os, mais ses paroles sont également du miel pour mon cœur !… Dommage seulement…

Elle s’interrompt, n’osant pas compléter sa pensée.

– Dommage quoi ? demande Karim.

– Non, rien ! réplique la mère, confuse. Rien !

– Au contraire, insiste Karim avec gentillesse, parle. Nous sommes entre amis sincères, nous pouvons tout nous dire.

– Je peux, Warda ? demande la mère.

– Oui, bien sûr, bien sûr !

– Alors, explicite la mère soulagée, c’est dommage que Warda n’est pas musulmane.

– Oh, répond Karim, elle a un cœur généreux, un esprit équilibré, une simplicité magnifique et une joie de vivre communicante. Cela ne suffit-il pas, maman ?

Celle-ci a un léger soupir, ensuite elle dit :

– Oui, oui, c’est vrai ! Je préfère mille fois Warda à ceux qui déclarent croire en Dieu, mais sont, en réalité, des méchants.

Karim s’empresse de ne pas s’attarder sur ce sujet, plutôt délicat, et lance  en reprenant son ton de plaisanterie :

– Mais, alors, maman, tu n’as pas peur qu’avec une Chinoise, nous désirerons aller vivre en Chine ?

– Je vous demanderai, réplique la mère, d’attendre ma mort, puis vous pouvez aller où vous le désirez. La terre de Dieu est vaste ! Et quand on a la santé, on sait se débrouiller !

Quand Li Huà finit son massage et quitte l’appartement de Karim, celui-ci va à la fenêtre qui donne sur la place. De là, il regarde la jeune femme s’éloigner d’un pas calme et régulier. À cette vue, Karim est pris d’une profonde tendresse.

Il se rappelle la première venue de Li Huà chez lui. Sa mère lui demanda :

– Combien veux-tu pour chaque séance de massage ?

– Rien, la première fois. Je te masserai, puis je m’en irai. Si, par la suite, tu te sens mieux, alors je te prie de me téléphoner, et quand je reviendrai, nous parlerons de la compensation financière.

Quand Li Huà revint pour la seconde séance, à la fin de celle-ci, la mère de Karim évoqua de nouveau le coût du massage.

– Ce que tu peux, répondit Li Huà.

La mère, surprise, ne sut quoi répliquer. Karim, présent à la conversation,  intervint :

– Warda, s’il te plaît, ne te gêne pas, dis le prix que tu pratiques avec tes autres clients, et ce sera celui que te donnera ma mère. C’est normal !

Li Huà proposa une somme modeste.

– Je te donnerai le double, proposa la mère, et voici pourquoi : ton massage me soulage très bien de mes douleurs, et, en plus, me fait épargner des dépenses de consultation du médecin et d’achat de médicaments.

– Non, non ! objecta Li Huà, très confuse. Donne-moi jusque ce que me donne les autres.

Très attendrie, la mère insiste avec tact :

– Écoute, Warda, considère-moi comme ta maman. J’ai une fille qui, comme toi, est dans un pays qui n’est pas le sien, en Europe. Et toi, tu as émigré chez nous. Alors, je suis contente de te voir remplacer ma fille. Aussi, considère l’argent que je te donnerai non seulement comme compensation pour ton travail, mais, aussi, comme une manière de t’aider, car j’imagine que tu as besoin d’argent.

Soudain, Li Huà éclata en sanglots, en cachant vivement son visage avec ses mains. La mère, surprise et attendrie, enlaça très fortement Li Huà dans ses bras, la serra chaleureusement contre elle, et de ses yeux coulèrent des larmes. Celles-ci apparurent également dans les prunelles de Karim.

Quand Li Huà partit, la mère de Karim, encore toute émue, murmura en soupirant :

– Quel monde ! Quel affreux monde est celui où il faut quitter la terre de sa naissance uniquement parce qu’on n’y trouve pas de quoi vivre dignement !

– Et encore plus affreux, ajouta Karim, un monde constitué de frontières où les nantis se barricadent, en interdisant aux démunis d’y aller pour trouver une terre plus hospitalière.

– Et puis, ajouta la mère, il y a une chose que je ne parviens pas à comprendre.

– Quoi ? demanda Karim.

– Avant Warda, expliqua la mère, tu te rappelles cette Rachida ?

– Oui, et je t’avais dit combien j’étais mécontent des massages qu’elle te faisait. Ils duraient au maximum quinze minutes, et je voyais combien Rachida était pressée d’accomplir son travail, en le bâclant. Seul l’argent la motivait, et elle était payée le double par rapport à Warda. En plus, ses massages ne te soulageaient pas.

– Effectivement, confirma la mère… Ce que je ne comprends pas est ceci : Rachida déclarait avec fierté être une bonne musulmane, faisant chaque jour ses cinq prières. Alors que Warda, qui ne croit pas en Dieu, me consacre une heure de massage, qui me fait beaucoup de bien, à un prix trois fois inférieur ! J’ai la nette impression qu’elle me traite comme si j’étais sa mère, tandis que pour Rachida je n’étais qu’une cliente. Alors, ce que je ne comprends pas, c’est en quoi Rachida est réellement musulmane.

– Oh ! réplique Karim. Voilà longtemps que chez nous la religion est devenue un masque pour cacher ce que l’être humain contient de pire : s’enrichir au détriment des autres, de manière malhonnête.

– Moi, conclut la mère, je crois que Warda ira au Paradis, tandis que Rachida sera condamnée à l’enfer.

A suivre …


[1]     Le détraqué mental.

[2]     Equivalent à l’expression française « Dieu soit loué ! »


 

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