Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 3

      La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

 

3. Lumière obscure

 

Quelques jours après l’incident de l’épouse battue par son mari, Karim dîne avec sa mère et sa sœur. On frappe timidement à la porte. Zahia se lève et va ouvrir, puis elle revient :

– C’est la petite fille de notre voisine du rez-de-chaussée. Elle demande si nous avons un peu d’huile et un oignon à lui donner.

– Donne-lui, répond la mère.

Zahia se dirige vers la cuisine. Karim examine la petite fille. Debout sur le seuil de la porte, elle est maigre, pauvrement vêtue. Son attitude très humble, son regard baissé vers le sol, ses bras ballants touchent particulièrement Karim. « Elle doit être consciente, se dit-il, et honteuse, de la malheureuse situation de sa famille !… Déjà, à cet âge si précoce, se rendre compte de la cruelle injustice humaine ! » La vue de la pauvreté matérielle heurte toujours Karim, l’attriste et l’indigne.

Ce fut l’un des motifs de sa crise religieuse et de l’ébranlement de sa foi en Dieu : « Comment peut-il permettre l’existence des pauvres ? Et leur promettre une vie heureuse uniquement dans l’au-delà, n’est-ce pas se moquer d’eux ?… Un Dieu réellement bon accepterait-il une telle injustice, et formulerait-il une telle ridicule compensation ? »

Continuant à observer la petite fille, Karim éprouve un confus embarras. Il s’efforce d’en comprendre le motif. Il y parvient vite : « Et moi, qu’est-ce que je fais, que puis-je faire pour éliminer cette inacceptable condition ?… Un oignon et un peu d’huile ne résoudront les problèmes de cette famille… Encore moins les prières à la mosquée…. Quant aux misérables individus qui détiennent le pouvoir… »

– Entre et ferme la porte, dit Karim avec gentillesse à la petite créature.

Embarrassée, elle obéit et s’approche, en restant devant l’entrée du salon, le regard toujours baissé, les bras ballants.

– Quel âge as-tu ? lui demande Karim avec délicatesse.

Sans relever les yeux, elle murmure, d’une voix mal assurée :

– Huit.

Karim désire que la petite le regarde ; il renonce à cette sollicitation, pour ne pas l’embarrasser davantage. Alors, il continue son enquête, avec le même ton, doux et respectueux :

– Tu vas à l’école, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et comment ça va à l’école, tu aimes y aller ?

– Oui.

– C’est vrai ? insiste-t-il avec amabilité.

– Oui.

Zahia revient et tend à la fille une petite bouteille en plastique contenant de l’huile, et non pas un, comme demandé, mais trois oignons.

La fillette lève les yeux vers Zahia, sans comprendre. Cette dernière lui dit, avec douceur :

– Oui, je sais. Tu m’as demandé seulement un peu d’huile et un seul oignon ; je préfère te donner un peu plus d’huile et trois oignons.

L’enfant les prend sans rien dire. Zahia l’accompagne jusqu’à la porte, la ferme, puis revient s’asseoir.

– La malheureuse famille ! murmure la mère de Karim, peinée. Ils sont cinq. Le mari, l’épouse, le frère de vingt ans sans travail, celui de dix-sept ans, également chômeur, cette petite fille et Zahra. Comment cette dernière peut nourrir toutes ces bouches avec son seul salaire de femme de chambre ? Déjà, une chance qu’elle a ce travail. Sinon…

Zahia affirme :

– Dieu pourvoie à tout.

Sa mère et Karim la regardent sans commenter. Ils veillent à ne jamais contredire Zahia, depuis sa chute dans le puits de la schizophrénie, et le terrible incident qui eut lieu.

Deux années auparavant, un matin, en hiver, Zahia se trouvait seule à la maison. Karim était au travail, et sa mère, au marché. Durant leur absence, Zahia s’était jetée par la fenêtre. Son corps tomba sur la devanture d’un magasin installé au pied de l’immeuble. Par miracle, Zahia ne mourut pas ;  la chute eut comme résultat des côtes brisées et un bras cassé. Zahia fut hospitalisée. Après un mois, sa mère et Karim la reportèrent à la maison. Ensuite, durant cinq autres mois, Karim et sa mère s’occupèrent d’elle. Plâtrée, elle devait garder le lit en bougeant le moins possible.

Quand, à l’hôpital, sa mère lui demanda le motif de son action insensée, Zahia répondit simplement, avec sincérité :

– Une voix intérieure en moi m’a dit de le faire.

– Quelle voix ? voulut savoir la mère.

Chaïtâne.

Karim n’en fut qu’à moitié étonné. Par son travail à l’hôpital, il savait qu’en Algérie les troubles psychiatriques ont connu un accroissement considérable, notamment les crises d’angoisse, la paranoïa, les déséquilibres bipolaires, la schizophrénie. Quoique le suicide soit prohibé par la religion musulmane, le nombre de ces tragédies s’est considérablement élevé. Il semble que les attentats kamikazes d’islamistes ont une ultérieure influence sur l’augmentation du nombre de suicides.

Karim comprit donc. Sa sœur avait rejoint le lot des malheureuses victimes de ce genre de troubles psychiques. Née en 1984, elle avait dix ans en 1994. C’était la période du terrorisme islamiste. Zahia marchait dans la rue avec son père. Soudain, un jeune homme s’en approcha, saisit le père par derrière et l’égorgea devant les yeux horrifiés de sa fille. Le tort de la victime ?… Syndicaliste à l’usine sidérurgique, et hostile à l’obscurantisme religieux.

Cet atroce événement transforma brusquement et totalement Zahia. Elle cessa de parler, renonça à l’école, se mit à fréquenter la mosquée, à faire des prières dans sa chambre, même de nuit. Zahia brûla tous ses livres scolaires et acheta un Coran. Elle le lisait dans sa chambre, jour et nuit, en s’efforçant – vainement – de comprendre la langue. Zahia s’enferma dans une coquille hermétiquement verrouillée ou, plutôt, dans une grotte totalement obscure. La seule « lumière », comme Zahia l’appelait, s’incarnait en une conception religieuse intégriste. Cette vision éliminait toute  forme de raison : « Crois ! ordonnait-on à Zahia, à la mosquée. Et ne cherche rien à comprendre !… Le vouloir, c’est harâm[1] ! » Cependant, le comportement de Zahia semblait calme, trop calme, parce que conditionné par les médicaments. Mais, il suffisait d’observer les yeux de Zahia, son regard trouble, pour se rendre compte de l’impressionnant dérangement mental qui la torturait, et de l’inquiétante  violence qui bouillonnait en elle.

Karim songea à porter sa sœur chez un psychologue ou un psychiatre. Évidemment, Zahia n’a jamais accepté. « Kouffâr[2] ! » affirmait-elle. Le frère comprit : inutile d’insister. Dorénavant, sa sœur vivait en recluse dans sa chambre. Cependant, elle participait normalement au ménage dans l’appartement, mais ne sortait jamais à l’extérieur. La seule exception était le vendredi. Le corps entièrement couvert d’un voile noir, y compris le visage et les mains, elle se rendait à la mosquée, pour la prière collective. En regardant Zahia ainsi accoutrée, Karim et sa mère, affligés et consternés, avaient l’impression  de voir une espèce de chauve-souris affreuse.

Ils en sont restés avec une infinie tristesse pour la fleur si affreusement fanée qu’était devenue Zahia. Auparavant, quelle petite fille merveilleuse d’énergie, de joie, d’intelligence et de beauté ! Elle aimait tellement aller à l’école, étudiait avec ardeur et plaisir, pratiquait le basketball, nageait comme un poisson dans la mer, enfin songeait à devenir médecin « pour soigner gratuitement les pauvres », disait-elle.

Vint l’horrible assassinat du père sous ses yeux. Il provoqua l’obscurité totale dans la tête et dans la vie de Zahia, obscurité symbolisée par cet horrible voile de couleur noire. Karim et sa mère ne pouvaient voir leur chère fille et sœur s’en envelopper le corps sans penser à la mort de son énergie vitale. Une nuit, la mère, au comble du désespoir, murmura à Karim :

– Plutôt qu’ensevelie dans ce voile noir, je préfère voir Zahia dans la tombe !

– Pardonne-moi, maman, répliqua Karim, mais ne désespérons jamais !… Tant qu’on est vivant.

– Tu trouves que ta sœur vit ?

– Je garde l’espoir qu’elle vivra de nouveau. Nous sommes là pour l’aider.

Depuis sa chute « dans la grotte noir », Karim aime davantage sa sœur. Il sait qu’elle a été et demeure victime de sa sensibilité, violemment blessée par la cruauté humaine. Il s’imagine avec horreur à la place de Zahia, âgée à peine de dix ans, et voyant la lame d’un couteau couper la gorge de son père.

Depuis lors, Karim s’efforce de toutes les manières à rendre la vie de sa très chère sœur la moins pénible possible, à lui apprendre petit à petit la redécouverte de ce que la vie offre de bon et de beau. Il a l’infime plaisir de croire que sa sœur apprécie le comportement plein de compréhension et d’amour de son frère. « Dans l’obscurité de son esprit, pense Karim à propos de Zahia, subsiste une petite lumière. Mon rôle est de tenter d’agrandir cette lumière. »

A suivre …


[1]     « Pêcher ».

[2]     « Mécréants ».


 

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