Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie 1, chapitres 5 – 6

                La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

                                       quotidiennement en chapitres   

                                        depuis  le 21 décembre 2021

 

 

 

 

 

5. Odyssée dans l’inconnu

 

Le lendemain, la nuit est avancée. À l’hôpital, les malades dorment, les soignants se reposent ; le silence est complet.

Dans une petite chambre, faisant partie de l’infirmerie de permanence, une  lampe de chevet est allumée. Karim ouvre le premier livre, emprunté chez son vieil ami : « La révolution inconnue », de l’auteur russe Voline.

Très ému, le jeune infirmier a conscience de l’aventure dans laquelle il s’engage : connaître la vérité, celle généralement occultée par ceux qui profitent de son ignorance. Karim est, d’abord, saisi par le genre de mots employés : « Très précis, constate-t-il, très concrets et très forts ; l’auteur écrit de manière claire et nette. Rien d’un lécheur de botte, rien d’un manipulateur, rien d’un affabulateur, rien d’un confus. »

En poursuivant la lecture, Karim se rend compte d’un handicap : il n’a pas l’habitude de lire des livres. « Réussirai-je à me concentrer ? À tout comprendre ? »

Après un certain nombre de pages lues, il arrive à une nette impression : l’existence de quelque chose de commun entre ses personnelles vicissitudes syndicales et les événements relatés par l’auteur. « Il suffit de remplacer  soviet  par  section syndicale ”,  autorités tsaristes puis   autorités bolcheviques  par  autorités algériennes » ; il devient, alors, évident que le phénomène est identique, là-bas et ici, malgré les différences d’époque et de pays. Une révolution populaire est devenue une contre-révolution, causée par ceux-là même qui se proclamaient révolutionnaires ! »

La découverte est immense et surprenante pour le jeune infirmier. Il redouble d’attention dans la lecture des faits relatés et des analyses les éclairant. Il apprécie vivement le style, simple et clair, exposant des faits concrets, parfois complexes, mais présentés de manière compréhensible et logique. Jamais Karim n’avait lu ce genre de texte. Les articles de journaux, dans leur majorité, l’ennuient ; ils manquent de ce qui fait la qualité de l’ouvrage de Voline. Karim en vient à constater : « J’ai tellement de choses à savoir !… Pour y parvenir, je dois absolument élargir mon horizon de connaissances au-delà de l’Algérie. Alors, je la comprendrai certainement mieux ! »

Jusqu’à l’aube, l’esprit tendu, malgré la fatigue, il continue sa lecture enfiévrée. Ses yeux lui picotent ; il les tient ouverts, tant sa soif de connaissance est impérieuse, et le plaisir ressenti est délicieux. C’est que le jeune homme découvre, avec une totale surprise, un événement social fondamental du début du siècle dernier : comment, en Russie, de simples travailleurs et de simples paysans sont parvenus spontanément à constituer un nouveau pouvoir, totalement inédit, libre, autonome et solidaire, et comment ils ont été vaincus par ceux-là même prétendant être leurs représentants les plus loyaux.

Karim est amèrement stupéfait de la tromperie dont il a été victime. « On m’a fait croire que la révolution russe fut l’œuvre des bolcheviques, dirigés par le « génial » Lénine et son collège non moins « génial » Trotski. Alors que la réalité fut toute autre. Ces derniers s’étaient contentés de chevaucher le mouvement populaire pour en prendre le contrôle ; à travers cette manœuvre, ils ont conquis le pouvoir ; pour s’y consolider, ils avaient massacré les travailleurs les plus conscients et les plus résolus à opérer l’authentique changement social au bénéfice du peuple. Les prétendus révolutionnaires se sont révélés être des bourgeois d’un genre nouveau ; ils ont tué l’idéal qu’ils proclamaient défendre. Alors, je comprends que le système n’a pas duré longtemps ; il s’est écroulé comme un château de sable, non pas détruit par l’impérialisme, mais ses propres contradictions internes, par la totalitaire exploitation auquel le peuple était soumis en usant de la terreur la plus cruellement raffinée. Voilà pourquoi, aujourd’hui, on est tellement désorientés, ne sachant quoi faire. C’est parce qu’on ignore la vérité des faits. »

Suivant l’exemple de Si Lakhdar, le combattant suicidé, Karim s’était intéressé aux travailleurs de l’établissement où il s’activait. Cette préoccupation eut comme résultat son élection, par ses collègues, comme secrétaire de la section syndicale de l’hôpital.

Rapidement, le nouveau représentant se rendit compte de la difficulté de sa mission. D’une part, la direction de l’établissement n’appréciait pas un réel défenseur des intérêts des travailleurs ; d’autre part, Karim ne disposait pas de la formation suffisante pour bien affronter les obstacles bureaucratiques hostiles à son action. Ils provenaient d’un fait : le syndicat où militait Karim n’était pas celui officiel, « courroie de transmission » et « chien de garde » de l’État, mais un organisme autonome, libre, réellement au service des salariés de l’hôpital.

Soudain, la porte de l’infirmerie s’ouvre :

– Tu ne dors pas ?! s’étonne la nouvelle arrivée.

C’est Zoubida, une jeune femme d’une trentaine d’années, d’agréable aspect, vêtue en médecin, à l’allure plaisante.

Notant le livre ouvert entre les mains de Karim, elle relance, plus surprise :

– Tu lis ?!

– Oui.

– Et c’est quoi ?

Il prend son temps : « Ce n’est pas le genre de personne avec laquelle je peux être complètement sincère. » Il répond :

– Sur la société, comment elle fonctionne.

– Ah ! Alors, là ! C’est beaucoup plus compliqué que de savoir comment fonctionne le corps humain. Je préfère me limiter à ce dernier, pour m’éviter une vilaine migraine.

Karim la dévisage sans répondre. Il la connaît bien. Auparavant, plus d’une fois, il avait essayé de la convaincre de quitter le syndicat gouvernemental pour rejoindre celui autonome. Vainement. Zoubida avait fini par donner son motif :

– Je préfère être du coté des puissants. Pour éviter de me causer des ennuis.

– Et la solidarité envers les faibles, qu’en fais-tu ?

– Ils ont Allah pour les aider, répliqua-t-elle avec un éclat de rire, montrant, inconsciemment, son absence de foi en ce recours.

– Tu y crois vraiment ?

Karim ne pose pas la question par naïveté, mais pour découvrir comment sa collègue s’y prendra pour mentir.

– Je suis musulmane, tu sais !… proclame-t-elle. Et je pratique régulièrement la zakât[1].

– Tu crois qu’elle suffit ?

– Saurais-je mieux que le Coran ce qui est suffisant ?

« Que lui répondre ? »… Sachant la susceptibilité de la dame, il tente, avec  délicatesse :

– Ce qui fut dit voilà très longtemps, dans le cadre de tribus dans un désert, ne doit-il pas être complété par quelque chose d’autre, quatorze siècles après ?

– Le Coran est éternel, mon cher, et tout est dedans, ne le sais-tu pas ?

Karim insiste encore, avec un sourire :

– Pourtant, il recommande l’ijtihâd al kabîr[2].

Les yeux de Zoubida s’écarquillent, perplexes.

L’un des aspects du caractère de Karim est d’aimer taquiner de manière sympathique, tant les autres que lui-même. C’est sa méthode pour écarter de lui les deux maux les plus répandus : la résignation mortifère et la haine destructrice, causées par tant de situations. Presque chaque jour, dans la rue ou au travail, Karim est confronté à des comportements désagréables. « Il faut, pourtant, ne pas perdre la bonne humeur, malgré tout ! Pour ne pas couler. »

– Aïe, aïe, aïe ! réplique la collègue. Ne prêche pas ! Tu vas me causer un mal de tête !

Elle étale une expression de satisfaction convenue, et conclut :

– Des malades m’attendent. Et toi, ne te laisse pas embobiner par Achaïtâne[3], qu’Allah le maudisse pour l’éternité !

Sans permettre à Karim de répliquer, elle sort. Il en demeure peiné : « Impossible !… Impossible de toucher un esprit quand le cœur est insensible. » Il se rappelle comment un changement décisif s’opéra en lui.

À l’hôpital, il avait assisté une vieille paysanne pendant ses derniers jours. Elle souffrait d’un très douloureuse diarrhée, causée par un aliment avarié. Par manque de ressources, cette femme avait l’habitude de recueillir par terre, au marché, tout ce qui traînait, susceptible d’être mangé. Elle a fini par s’empoisonner. Tombée malade, elle se savait condamnée. Cependant, Karim remarqua combien le médecin responsable de cette patiente accomplissait mal son travail. « Elle pue trop ! » avait-il osé dire, comme justification.

Un soir, Karim rejoignit la malheureuse, juste après avoir aperçu son médecin qui s’en éloignait vivement d’un air dégoûté. Le visage de la souffrante était baigné de larmes.

– Qu’est-ce qu’il y a, yá mmà[4] ? demanda Karim avec une extrême douceur, très touché par le visage émacié de la mourante.

Elle chuchota avec difficulté, de sa bouche sans dents :

– Dans notre douar, quand une chèvre ou une plante est malade, nous lui accordons toute notre attention.

Karim comprit l’allusion au médecin.

– Soigner le corps est important, ajouta la femme. Plus important est  soigner a rrouhh[5] , a nàfss[6] ! Autrement, on ne guérit pas et on meure mal.

Cet événement et ces mots ouvrirent les yeux de l’infirmier Karim : « Oui ! Oui !… Il faut d’abord soigner  a rrouhh, a nàfss, pour soigner le corps. »

De là vint sa décision de prêter son attention aux conditions spirituelles d’exercice de son noble métier. Il y déployait tout son zèle. Malheureusement, les formes d’organisation de l’hôpital et le traitement des salariés se révélaient contraires à l’accomplissement satisfaisant de la mission de l’établissement. Quant à la section syndicale officielle, dépendante de l’État, ses représentants se contentaient de passe-droits, encouragés et accordés par la hiérarchie, pour disposer d’agents serviles.

Vint le jour où Karim et quelques collègues, les plus consciencieux, songèrent à créer une cellule syndicale autonome, afin de trouver des solutions pour effectuer correctement leur travail. Karim fut encouragé à  assumer le secrétariat de cette organisation. « Bien que je ne sache rien du syndicalisme, comment refuser sans paraître égoïste ou lâche ? »

Ainsi, il devint représentant syndical de base. « Il me reste à assumer convenablement ma mission », se dit-il.

 

6. L’animal est meilleur

 

Le matin, après sa première découverte du livre de Voline, Karim sort de l’hôpital. En conduisant sa petite voiture, il songe à sa lecture durant la nuit. « Pourquoi les êtres humains sont tellement méchants ?… Y compris beaucoup parmi ceux qui croient ne pas l’être, tels ces bolcheviques ?… Pourtant, ils ont enduré cruellement l’humiliante domination tsariste et l’ont combattue résolument. Cependant, après avoir conquis le pouvoir, ils se sont comportés comme les tsaristes, en massacrant des travailleurs qui voulaient des soviets réellement autogérés. Comment expliquer ce mystère comportemental ?… Quelqu’un a-t-il examiné et éclairci ce problème fondamental ?… Il faut que je le demande à mon vieux sage. »

Arrivé près de la tour A où il habite, Karim parque son petit et ancien véhicule, puis se dirige vers l’immeuble.

Sur son chemin, il remarque une vieille femme. Assise par terre, parmi les détritus, le voile abaissé sur ses genoux, elle sanglote en secouant ses épaules.

Karim s’arrête près d’elle.

Ya mmà, qu’as-tu[7] ?

Elle lève sur lui un triste visage en larmes, ridé par les aléas d’une pauvre existence.

– Ma fille m’a jetée hors de la maison, et je ne sais pas où aller.

– Ta fille ?!… Pourquoi ?

– Sincèrement, wallah ![8] je l’ignore. Je sais uniquement qu’elle a des problèmes dont j’ignore la nature. Ce matin, de bonne heure, elle m’a déclaré soudain : « Fous le camp ! Je ne veux plus te voir ici ! » J’ai essayé de la faire raisonner, en vain. Elle était prête à me frapper si je ne quittais pas la maison.

Étonné, Karim dévisage plus attentivement la malheureuse. « Il est vrai, se dit-il, que notre société est ébranlée dans ses fondements les plus sacrés, mais à ce point ?! »

La vieille infortunée ajoute :

– Même l’enfant d’un animal ne ferait pas ça à sa mère !… Ah ! Quel temps nous vivons ! Quel temps maudit !… Qu’avons-nous donc fait à Dieu pour l’irriter ainsi contre nous ?

« Ah ! Ce systématique recours à Dieu ! » se dit en lui-même Karim, excédé de voir le degré d’aliénation dont est victime le peuple.

Karim parvient, néanmoins, à obtenir plus d’informations sur le drame de la vieille femme. Elle vient du bidonville des « Planteurs », situé sur le flanc de la montagne voisine du Murdjadjo. Souvent, Karim, en allant à la mer, jette un coup d’œil à ce lieu de misère. Sa vue lui serre le cœur. La sensibilité de Karim devine facilement les effroyables détresses et les atroces tragédies qui grouillent dans un tel endroit, où l’affreux dénuement contraint aux actes les plus insensés.

Karim propose à la femme de la raccompagner chez elle. Toute surprise, elle murmure :

– Vraiment ?!… Vraiment ?!… Oh ! Mon enfant ! Que Rabbî[9] soit toujours avec toi, et bénisse ton père et ta mère !

 

Durant le trajet, Karim éprouve une espèce d’angoisse. « Je n’ai jamais été dans cette zone. Là, les gens se méfient des personnes qui y viennent : sûrement, la peur de la police et de ses mouchards. Dans un endroit pareil, où les gens se sont réfugiés par manque de travail et de ressources pour survivre, il est certain qu’ils emploient des moyens non conformes aux lois en vigueur, lesquelles ne sont pas conçues pour les pauvres. Ces derniers n’ont pas le choix : enfreindre ces lois ou crever. Pour ne pas subir cette seconde alternative, leurs armes sont la ruse et la violence. Qui n’agirait pas ainsi dans leurs conditions ? »

En montant le flanc de montagne, tandis qu’il s’approche du bidonville, Karim sent le cœur battre plus fort dans sa poitrine. Il est conscient que ses habits et son véhicule, même modestes, attireront les yeux, donc la convoitise des uns et la défiance chez d’autres ; ces derniers le prendraient soit pour un mouchard de la police, soit pour un concurrent dans le trafic de drogue ou de la prostitution. « Courage, Zorro ! se recommande l’intrus. Tu t’es jeté dans la jungle, alors il faut aller de l’avant ! »

Son véhicule pénètre lentement dans le bidonville. Au fur et à mesure, Karim est envahi de chagrin en observant la hideuse indigence, l’insupportable saleté, des regards hagards, méfiants ou hostiles, des touts petits enfants aux pieds nus et aux habits en lambeaux… Le chagrin laisse place à l’indignation : « Un État qui abandonne les citoyens dans de telles conditions est illégitime !… Comment ces gens ne se révoltent pas, même en risquant de perdre ce qui, à bien considérer, n’est pas une vie ? »

– Ici ! Ici ! lance la vieille femme dans la voiture, en pointant un index tremblant vers une direction.

L’endroit est un taudis : murs de vieux parpaing gris, toit de tôle en zinc, une espèce de porte branlante en vieux bois rabougri et troué, des immondices puantes tout autour, où fouinent de maigres chats à la recherche d’une improbable pitance. Et l’odeur âcre d’urine. Karim en est écœuré, puis révolté. Il pense à l’ex-moudjahid suicidé : « Lui et ses compagnons avaient-ils combattu et consenti des sacrifices suprêmes pour en arriver à ça ?! »

Karim arrête sa voiture, puis salue avec gentillesse la femme en l’invitant à rejoindre sa « maison ».

– Ô mon enfant, j’ai peur ! avoue-t-elle. Que Dieu bénisse tes parents ! Je te prie de venir avec moi. J’espère qu’à ta vue, ma fille ne me rejettera pas dehors.

« Zorro » a besoin de quelques secondes pour se décider : il n’aime pas se mettre dans une situation délicate. La tension et la violence, quelques soient leurs formes, l’ont toujours mis très mal à l’aise. Un soir, dans le passé, il avait vu sur une cassette vidéo le film « Orange mécanique », du réalisateur Stanley Kubrick. Une scène est restée incrustée dans l’imaginaire de Karim : celle où le jeune chef de bande, Alex, à la vue d’un acte de violence, est soudain pris de crampes d’estomac au point de plier brutalement le corps en deux, en cherchant à vomir. Cette réaction du personnage fit comprendre à Karim combien, quant à lui, il est traumatisé par les tragédies sanglantes dont le peuple fut victime en Algérie, au point que, lui aussi, Karim, éprouve un très amer besoin de vomir devant toute menace ou manifestation de   violence.

Comprenant que la vieille femme, terrorisée par l’éventuel accueil de sa fille, reste immobile dans le véhicule, Karim se résout à l’accompagner, malgré sa répugnance et sa crainte de subir un mauvais moment.

À peine entrés dans ce qui fonctionne comme demeure, Karim et la vieille mère trouvent la fille en compagnie d’un garçon. Les deux semblent avoir une trentaine d’années chacun. Avec une hostilité déclarée, leurs  regards se fixent sur les nouveaux venus, avec l’air de dire : « Que venez-vous foutre ici ? »

En les observant attentivement, Karim comprend rapidement, étant donnée son expérience à l’hôpital : les yeux vagues, les visages terreux et le maintien mal assuré du garçon et de la fille indiquent les typiques effets d’une prise de drogue. Soudain, Karim se rappelle : voilà une semaine environ, ce même garçon était venu aux urgences, complètement terrassé suite à une prise excessive de « chita[10] ». Karim n’en dit rien.

Le garçon, furieux, se tourne vers sa compagne :

– Quoi ?!… T’as un nouveau màk[11], maintenant ?

Affolée, elle recule d’un pas :

– Je ne connais pas ce type ! C’est maman qui l’a amené ici.

Elle se tourne avec colère vers sa mère :

– Qui est ce type ? Dîne á rràb[12] ! Pourquoi l’as-tu porté ici ?

La vieille femme, toute embarrassée, balbutie :

– Il m’a trouvée dans la rue en pleurant, et il a eu la générosité de me ramener chez moi, c’est tout !

– « Générosité !? » grogne le garçon, sarcastique, très méfiant. C’est quoi, ça, la « générosité » ?

Il se tourne vers la fille, très soupçonneux :

– Qui me prouve que toi et ta mère, vous n’êtes pas des chiennes complices, et que vous n’avez pas de rapport « spécial » avec ce type ?

Menaçant, la main droite soudain agitée, il s’approche de la fille, la contraignant à mettre rapidement la main tout près de sa joue, pour éviter une éventuelle gifle. Arrivé tout près d’elle, le jeune s’arrête et, d’un regard qui s’efforce à être perçant, il scrute les yeux de son amie. Épouvantée, elle baisse la tête et recule.

– Regarde-moi, chienne ! hurle-t-il.

Encore terrifiée, elle obéit, et demeure immobile, silencieuse, extrêmement tendue, dans l’attente du pire : la violence physique de son compagnon.

Lui se tourne brusquement vers Karim, de l’air le plus affreusement hautain, qui rend son visage très laid :

– Si tu la veux, déclare-t-il en indiquant la fille, je te la vends. Crache ton fric ! Et le maximum ! Car tu le vois, elle est belle, la chienne ! Y a de quoi consommer et vendre, et pendant longtemps ! C’est un vrai baznass[13]  !

Karim l’observe en s’efforçant de garder son sang-froid. Il déclare, avec une calme fermeté :

– Ce qu’a dit la mère est vrai. Je l’ai rencontrée dans la rue alors qu’elle pleurait, et j’ai proposé de la raccompagner chez elle. Rien d’autre. Simple devoir envers une personne qui a besoin d’aide. Moi, je suis un infirmier.

– Infirmier ?!… s’étonne brusquement le drogué, avec un certain plaisir. Alors, on peut s’entendre, toi et moi !

– Tout ce que je peux faire, réplique Karim, c’est de te soigner, quand tu en auras besoin. Tu me trouveras à l’hôpital, où tu as été voilà une semaine.

– Moi, à l’hôpital, voilà une semaine ?!

– Il me semble que oui, et c’est moi qui t’ai soigné. Une ambulance t’avait ramassé dans la rue, presque mort.

Le garçon remue instinctivement la tête de droite à gauche, pour se rappeler l’événement. Ses yeux prennent une teinte vague, sa main droite s’approche de ses lèvres que ses ongles noirs de saleté torturent un moment. Karim attend qu’il se remette à parler. L’autre demeure comme hébété.

Karim s’adresse aux deux drogués, d’un ton amical et modeste :

– Si l’un de vous a besoin de mon aide, je suis à l’hôpital où tu fus transporté la semaine dernière. Mon nom est Karim, au service des urgences.

Puis, il s’adresse avec politesse aux trois personnes ensemble :

– À présent, je pars. A salâm ĕalaykoum ![14]

                            A suivre …


[1]     L’aumône envers les pauvres, prescrite par le Coran.

[2]     Le « grand effort », celui intellectuel, pour raisonner afin de trouver les solutions correctes aux problèmes inédits.

[3]     Satan.

[4]     « ô Maman »: terme marquant le respect pour une femme plus âgée.

[5]    Le français emploie le mot « âme », mais, en arabe algérien, le terme « rouh » désigne  le « souffle », celui de la vie ; en outre, il signifie « partir ». Cette conception de « souffle » pour indiquer l’âme se trouve également dans l’étymologie en langue grecque. Notons que le français « âme » vient du latin « anĭma », d’où le verbe « animer », c’est-à-dire donner du mouvement.

[6]    Autre mot pour indiquer l’âme. En arabe algérien « Atnaffass » signifie « Respire ! » À rapprocher du terme hébreu « Nephesh » : ce qui respire.

[7]    En langage algérien arabophone, le vouvoiement n’existe pas ; le respect se manifeste par la manière de s’adresser à la personne, dans ce cas « Ya mmà » : maman.

[8]     « Par Dieu ! »

[9]     Voir note 11.

[10]   Drogue.

[11]   Algérianisation argotique à partir du terme français « maquereau », pour signifier un proxénète.

[12]   Littéralement « Religion de Dieu ! », équivalent au français « Nom de Dieu ! »

[13]   Algérianisation de « business ».

[14]  Que la paix soit sur vous !… La lettre « ĕ » équivaut à la lettre arabe « ع », une sorte de « a » guttural qui n’existe pas dans l’alphabet latin, ni dans les langues européennes qui en découlent. Les Algériens le transcrivent par le chiffre « 3 » ; ma préférence va à la lettre « ĕ » pour des motifs exposés dans mon essai « DÉFENSE DES LANGUES POPULAIRES : Le cas algérien », op. cité dans l’Avant-propos.

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