Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie III, chap. 6

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

 

6. Chant de sirènes

 

Le lendemain, à sa sortie de l’hôpital, Karim est abordé par deux hommes en civil. Ils lui ordonnent, avec une courtoise fermeté, de les suivre. Il recule d’un pas, effrayé, et regarde rapidement autour de lui. La présence de passants le tranquillise un peu. Alors, il dévisagent les deux inconnus, puis  leur demande :

– Qui êtes-vous ?

– N’aie pas peur, répond l’un deux avec calme. Nous sommes de la police.

Il sort d’une poche de sa veste une carte, et la montre à Karim.

– Je dois d’abord informer ma mère, réplique ce dernier. Elle m’attend et je ne veux pas lui causer une trop forte inquiétude ; je n’ai pas l’habitude d’être en retard, sans l’avertir.

– Tu peux, lui dit le même personnage.

Karim prend son portable, forme un numéro et parle :

– Maman ! Ne t’inquiète pas. Deux agents de police sont devant la porte d’entrée de l’hôpital. Ils me demandent d’aller avec eux au commissariat. À peine fini, je rentrerai.

La vieille mère s’alarme vivement :

– Mais pourquoi ? Pourquoi ?! Quel commissariat ?

Il s’adresse au policier qui avait parlé :

– Elle me demande pourquoi je dois aller avec vous et à quel commissariat.

– Passe-moi ton téléphone, lui propose l’autre.

Karim le donne au policier :

Al hadja[1] !… Pas de problème ! Le commissaire doit demander quelques informations à ton[2] fils, rien d’autre. Surtout ne t’inquiète pas !

 

Environ une heure après, Karim entre dans un bureau de police. Il est soulagé de n’avoir pas été emmené dans un appartement camouflé de la police, ce qui aurait été grave.

Dans un bureau, il est accueilli avec courtoisie par un homme en civil, dont il ignore l’identité : en fait, c’est le « patron » de Zahia.

Sur l’invitation de ce dernier, Karim s’assoit en face de lui. Le policier le dévisage un certain temps. Karim soutient, avec une apparente tranquillité, cette investigation visuelle.

– Alors, Karim, comment va ton travail ? demande le policier d’un ton affable.

Karim décide de jouer franc jeu : « Je n’ai rien à cacher », se dit-il.

–  Ça va, répond-il, à part quelques problèmes.

– Lesquels ?

– Les conditions de travail méritent d’être nettement améliorées, pour mieux soigner les malades.

L’autre semble ne pas s’être attendu à une réplique aussi nette et directe.

– Ah !… réagit-il.

Vite il se reprend, et adopte la même tactique :

– Et ton salaire, est-il suffisant ?

– Je pense qu’il mérite, lui aussi, d’être amélioré, vu l’inflation des prix.

Immédiatement, il ajoute :

– Également, le salaire des autres, surtout les travailleurs du bas de l’échelle hiérarchique.

Le policier le dévisage un instant, en réfléchissant : « Rude, l’animal !…estime-t-il. Alors, au but tout de suite ! ». Il serine :

– Que dirais-tu, alors, d’être promu chef des infirmiers, ainsi ton salaire sera amélioré ?

Très surpris, Karim active ses méninges au maximum. Ensuite, il réplique, toujours apparemment calme :

– Je pense qu’un autre collègue mérite davantage cette promotion. Il a vingt ans d’expérience par rapport à mes quelques années, en plus il est marié et doit nourrir quatre enfants.

– Cependant, toi, tu es plus dynamique ! Et tu ne gagnes rien à perdre ton temps à faire des choses inutiles.

– Lesquelles ?

– Nettoyer l’espace devant ton immeuble, par exemple.

– C’est une action utile pour nous tous.

– Il y a des gens payés pour exécuter ce travail.

– Ils ne le font pas convenablement.

– Tu sais bien que chez nous, les gens n’aiment pas travailler, mais uniquement recevoir un salaire. La fainéantise de nos compatriotes est connue.

– Eux, cependant, disent : « La patron fait semblant de nous payer la journée, en réalité il nous paie la moitié. Et nous, alors, nous faisons semblant de travailler une journée ; en réalité, nous en travaillons la moitié. »

Le policier encaisse avec un rictus, puis, du même ton cordialement paternaliste :

– Je sais que tu es au syndicat. Peut-être tu t’actives, également, ailleurs. Puis-je savoir où ?

Karim déploie tous ses « radars » pour capter les motifs de cet interrogatoire. Il répond avec simplicité :

– Je m’active seulement au syndicat.

Une légère réaction narquoise déforme les lèvres de l’interrogateur.

– Tu fréquentes, aussi, un comité de chômeurs, n’est-ce pas ?

Étonné par cette affirmation, Karim ne sait quoi répondre. « Évidemment,  leurs mouchards sont partout ! Mais, qui est-ce ? »… Il confirme :

– J’y suis allé une fois.

– Pourtant, tu n’es pas chômeur. Alors, puis-je savoir pourquoi tu es allé à ce comité ?

– Pour m’informer de leur situation, par solidarité.

Le policier scrute, d’un regard devenu le plus perçant, les yeux de Karim, dans l’intention de comprendre sa personnalité, plus exactement son point faible. L’observé maintient son attitude (en apparence) tranquille.

L’interrogateur reprend, d’un ton se voulant très aimable :

– Est-ce que toutes ces activités, au syndicat, au comité de chômeurs, au nettoyage de la place augmentent ton salaire ?

– Au syndicat, je l’espère.

– Pourquoi ne pas obtenir ce résultat plus facilement et immédiatement.

– Comment ?

– En devenant le chef des infirmiers.

– Cela n’est pas juste. J’ai déjà dit qu’un  collègue le mérite davantage.

– Cependant, je répète, toi, tu es plus dynamique, plus intelligent pour diriger des hommes. C’est de cela que l’hôpital a besoin. Et, l’État, aussi, a  besoin d’hommes intelligents et dynamiques… Et j’ajouterai : ambitieux… pour développer le pays !

Il précise, avec ce qu’il croit être un sourire, où Karim voit une  grimace :

– Par « ambitieux », je veux dire : qui savent où est leur réel intérêt !

Finalement, Karim comprend : « Ah ! Je vois maintenant ce que tu veux, misérable ! » Il répond, cachant son indignation derrière une façade sereine :

– Je connais assez mon collègue pour savoir qu’il sera un meilleur chef infirmier que moi. Il est compétent et, tout autant, honnête (Karim souligne ce dernier mot). Si l’une de ces deux (même insistance sur le mot) qualités manquent, impossible de développer notre pays.

Le policier dévisage, encore une fois, Karim, en réfléchissant. Il conclut :

– Bon, je comprends.

En réalité, pour le policier, ces trois mots signifient : « Peut-être, il veut plus. ». Il revient à la charge :

– L’hôpital a également besoin d’un responsable pour la gestion des ressources humaines. Ce poste te permettra de doubler, – oui, doubler ! – ton salaire, et d’exercer ton activité selon un horaire de jour, nettement plus convenable que faire l’infirmier et passer des nuits à l’hôpital.

Karim baisse les yeux : « Le salaud ! Il me croit un harki ! » Maîtrisant sa colère, il regarde de nouveau l’homme :

– Je ne peux pas accepter, dit-il posément.

– Pourquoi ?

–  Parce que les choses à changer sont telles que la direction n’y consentira pas.

Le policier simule un franc rire. Puis, mi-plaisantin, mi-sérieux :

– Tu veux faire la révolution ?

– Non. Simplement contribuer, dans la mesure de mes possibilités, à l’établissement de la justice.

– Les êtres humains sont ce qu’ils sont. C’est leur nature !… On ne peut faire que ce que l’on peut. Le reste dépend de Dieu Tout Puissant !

– Si l’on apprend à faire ce que l’on doit, conteste Karim en mettant en relief le dernier mot, je pense que tout irait mieux.

– Que veux-tu dire par on « doit » ?

– Pratiquer l’équité entre tous, sans distinction.

– Dieu a créé les différences ! objecte l’autre. À nous de les respecter.

Il ajoute :

– À moins d’être un mécréant !… J’espère que tu ne l’es pas.

Karim maîtrise un sursaut de révolte. « Les salauds !… Ils s’arrangent toujours pour justifier leurs infamies par l’évocation de Dieu ! »

– Tu ne m’as pas répondu, insiste le policier.

– La relation entre Dieu et moi, réplique Karim en s’efforçant de paraître calme, ne regarde que moi et ma conscience.

« Ah ! Le petit malin ! » juge le policier, en retenant sa colère.

– À présent, dit-il, une dernière question : que penses-tu de l’État, notre État ?

« Nous y voilà ! » Le regard de Karim se dirige vers le portrait du Président du pays, trônant derrière et au-dessus de la tête de son serviteur. Karim a toujours méprisé cette photo à cause du regard méprisant du photographié et du maintien altier, arrogant de son corps… Les yeux de Karim reviennent vers le policier :

– Je pense, dit Karim, que l’État a le devoir de servir le peuple. Sur les frontons de nos communes, on a justement écrit : « Par le peuple et pour le peuple ».

– L’État n’applique-t-il pas ce principe ?

– Pas suffisamment.

– Alors, il faut l’aider, en bons citoyens que nous sommes.

– Je m’efforce dans ce sens.

– Tu peux mieux le faire !

– Comment ?

– En acceptant la proposition de devenir responsable des ressources humaines.

– Franchement, je ne pense pas être la personne indiquée.

– Qui serait-elle ?

– Il appartient aux responsables les plus hauts placés de la trouver. S’ils sont compétents et honnêtes, il trouveront la personne qu’il faut.

Le policier en vient à la provocation.

– Tu ne veux donc pas, dit-il à Karim, monter dans la hiérarchie sociale ?

– Non. Ce que je veux c’est améliorer l’estime de moi-même.

– L’argent n’en est-il pas la mesure ?

– Pas pour moi.

– C’est quoi, alors ?

– Pratiquer la justice entre les êtres humains.

– Écoute ! réagit le policier d’un ton conciliant. Tu es intelligent, jeune et notre pays a besoin de gens comme toi… Aussi, je te laisse penser à ma proposition… J’espère que tu finiras par l’apprécier… Dans ce cas, il te suffit de revenir ici, et demander à parler avec Si Aziz : c’est mon nom.

– D’accord.

Au moment où Karim se lève, l’homme ajoute, avec une affabilité perçue par Karim comme étant celle du loup face à l’agneau, afin de le dévorer :

– Tu es jeune, vingt-cinq ans ! Tu tiens à la vie et à ton futur, n’est-ce pas ?

Le mot « vie » ébranle brusquement Karim : « Menace ?!… » Néanmoins, il répond avec flegme :

– Certainement, mais dans la dignité : « an nif[3] ! », comme dit notre peuple.

Le policier le considère un bref instant, puis :

– Prends, dit-il, le temps de penser à la proposition pour améliorer ta vie et celle de ta famille. Cela, aussi, fait partie du nif.

« À chacun le nif qu’il mérite ! » Karim préfère ne pas exprimer à haute voix cette pensée, en quittant celui qu’il considère l’ « usurier des âmes » et son méprisable chant de sirène.

A suivre …


[1]     Terme indiquant une personne musulmane qui a effectué le pèlerinage à la Mecque. Depuis quelques années, ce mot est utilisé simplement pour montrer du respect en s’adressant à une personne âgée.

[2]     En arabe algérien parlé, le vouvoiement n’existe pas. Dans le cas présent, le respect de l’interlocutrice se manifeste par le terme « al hadja », déjà expliqué.

[3]     Le nez, symbole de l’honneur.


 

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