Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.7

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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7. You you !

 

Les deux futurs époux optent pour la cérémonie de mariage la plus simple.

– Nous n’avons besoin d’aucun étalage, propose Zahra, d’aucun spectacle à donner, n’est-ce pas ? Le strict minimum nous suffit.

– Exactement, dit Karim, satisfait.

Arrive le jour de la fête matrimoniale.

Dans l’appartement de Karim, pour l’occasion enjolivé mais sans exagération, se réunissent quelques femmes, autour d’un bon couscous : la mère et la sœur de Karim, Zahra et sa mère, trois autres voisines, ainsi que leurs enfants, enfin Warda-Li Huà. Pour l’occasion, elle est habillée d’un très joli qi pao[1], une robe traditionnelle chinoise, de tonalité rouge avec des fleurs de tournesol jaunes. Toutes les femmes, très étonnées, admirent le fait que Warda parle assez bien l’oranais, avec un amusant accent chinois.

Zahra est vêtue d’une belle robe blanche, élégante quoique sans aucune ostentation. Pas de maquillage sur le visage, sa naturelle beauté n’en a pas besoin. Au fond d’elle-même, Zahra éprouve un vague embarras pour ce cadeau offert  à son apparence physique par le hasard biologique. Depuis son enfance, chaque fois qu’elle entendait le compliment « Comme tu es belle ! », elle éprouvait un pincement au cœur ; elle aurait préféré : « Comme tu es intelligente ! » Seul, Karim lui a donné le sentiment d’apprécier d’abord son esprit.

Au moment où les femmes sont réunies de leur coté, au plus haut de la tour A, dans le salon de Si Lhafidh, sont assemblés les hommes, autour d’un couscous identique. Sont présents l’hôte, Karim, son frère Mehdi, le père de Zahra, Akli le boulanger, Saïd, Rachid le coiffeur, Si Hamid, le retraité planteur de fleurs et d’arbres, le vieil imam et deux autres voisins.

Karim s’adresse à l’imam :

Cheikh[2] imam !… Permets-moi de te remercier d’un très beau cadeau, que tu m’as fait involontairement !

– Quel cadeau, mon enfant ?

Karim indique Si Lhafidh :

– J’ai fais sa connaissance grâce à toi… Une fin d’après-midi, tu parlais à un petit groupe de voisin, là où tu t’assois toujours, sous l’arbre, près de l’épicerie de ton fils. Je passais par là, et je me suis mis avec les autres, pour écouter tes propos. Si Lhafidh était parmi les auditeurs. À la fin de la réunion, en retournant vers la Tour où j’habite, j’ai vu que Si Lhafidh allait dans la même direction. Alors, nous avons parlé de ce que tu avais dit. C’était, je me le rappelle très bien, au sujet du philosophe théologien Ibn Rouchd[3]. Si Lhafidh a tellement bien apprécié ton discours qu’il m’en a parlé avec éloge. Dès lors, j’ai pensé qu’établir une amitié avec Si Lhafidh m’aurait été bénéfique. Elle s’est concrétisée, et, depuis, je dispose de deux sagesses : la tienne et celle de Si Lhafidh.

– Oh ! répond le vieil imam, content. On dit que chacun finit par trouver ce qu’il cherche. Quant à Si Lhafidh et moi, à notre tour, nous sommes le résultat de ce que nous avons cherché.

 

Dans les deux maisons, celle des hommes et celle des femmes, on savoure les mets servis, on bavarde, on plaisante, on rit. De temps à autre, résonnent les magnifiques « you you ! » des femmes, célébrant la joie de l’union entre Zahra et Karim.

Cependant, le plaisir de ces derniers est terni par certains faits.

Durant le repas, Zahra se lève. Elle entre aux toilettes. Là, elle s’assoit sur la cuvette fermée, puis, le corps tout droit, les yeux hagards devant elle, elle reste figée. Elle pense à la perte de ses deux frères, l’aîné destiné à être tué en terre étrangère, s’il ne l’a pas pas déjà été, dans une guerre absurde, et le cadet déjà noyé en mer. Pour une fois, la sœur veut pleurer de tristesse, mais elle n’en a pas l’habitude. Encore à cette occasion, elle estime que, dans les moments difficiles, douloureux, il faut éviter de pleurer, pour ne pas risquer de succomber. Au contraire, il faut tenir ferme, courageusement, considérer le malheur survenu avec le plus de sang-froid possible. Seulement ainsi, il peut être affronté et surmonté… Alors, elle s’efforce de se souvenir des rares moments où les visages de ses chers frères avaient souri. « Peut-être vous avez eu raison de préférer la mort à une existence d’humiliation, pense-t-elle. Mais, toi, grand frère, tu as tort d’aller assassiner d’autres, innocents ou révoltés, parce qu’ici on a assassiné ta dignité. Victime de monstres, tu es devenu un monstre. Erroné, horrible choix…. Quant à toi, petit frère, les auteurs de ta mort atroce, ne faut-il pas qu’arrive le jour béni où ils devront répondre de leur crime? »

Des you you interrompent les réflexions de Zahra. Rapidement, elle se  recompose et rejoint les autres femmes.

Karim, pour sa part, pense à sa sœur électronicienne, Jamila. Elle a refusé d’assister au mariage. Elle s’est déclarée contraire à l’union de son frère avec ce qu’elle dénigra comme « fille d’un alcoolique, une quasi illettrée  qui a abandonné sa famille pour aller on ne sait où, et qui, revenue, a fini comme femme de chambre d’hôtel, où, certainement, elle se prostitue. C’est que mon frère a le défaut de s’intéresser aux déchets, au sens propre et figuré ! ».

Karim ne fut pas étonné du comportement déplorable de sa sœur de quatre ans plus âgée que lui, donc vingt-neuf ans. Auparavant, il avait constaté l’aggravation de son caractère. Depuis l’enfance, son comportement était taciturne, comme si elle se méfiait de tout, peut-être par timidité excessive. Une fois parvenue à la situation de professeur universitaire, elle a oublié son origine populaire, et s’est mise à regarder avec mépris toute personne n’ayant pas su s’affranchir de sa condition démunie. En plus, cette sœur n’étant physiquement pas agréable à voir, elle éprouve une jalousie maladive envers toute femme dotée généreusement par la nature. Cet handicap a porté l’ infortunée sœur à n’ouvrir la bouche que pour proférer des méchancetés, en ayant l’impression d’être la victime et la risée de tout le monde. Sans être un fin psychologue, il est évident qu’une certaine laideur physique est l’un des facteurs dans la cause de cette paranoïa. Quand la nature a été si ingrate envers une personne, comment cette dernière peut-elle croire à la gratitude humaine, à moins de bénéficier d’une bonté de cœur et d’une généreuse intelligence ?… Ajoutons une très amère ironie du sort : les parents affublèrent leur fille, à sa naissance, de ce nom : Jamila[4].

En outre, depuis que les occasions de « nager dans le bonheur », selon son expression, autrement dit les rares fois qu’elle eut des relations sexuelles avec un homme, Jamila était tourmentée par une horrible angoisse, lui causant souvent l’insomnie : que l’homme finisse par l’abandonner après quelques séances de gymnastique érotique. Ce qui, en effet, arrivait. D’où, pour la malheureuse, le recours aux calmants pour s’endormir, mais ils avaient l’inconvénient de la faire grossir et enlaidir davantage. Cette dépression a aggravé la relation entre elle et son enfant unique, conçu à l’insu de l’homme du moment. Rapidement, cet enfant de l’inconscience, à peine doté de raison, comprit la cause du comportement étrangement agressif de sa mère, même contre lui, même sans motif : « Tu es folle ! Vas te soigner ! » lui a-t-il lancé à maintes reprises. « C’est toi qui es fou ! » hurlait la mère, les prunelles sortant presque des orbitres. Enfant et mère sont encore à ce stade de rapport familial.

Malgré cela, Jamila joue à la mère bonne et exemplaire… L’apparence ! Elle seule compte. Quant à la réalité vraie, Jamila s’efforce de la cacher autant que possible. Mais il suffit d’observer attentivement ses lèvres serrées ainsi que ses yeux méfiants et fuyants pour comprendre l’horrible misère psychique derrière le ridicule maquillage du visage, et les habits à prétention de richesse et d’élégance. Chez Jamila, l’acuité du ressentiment se manifeste violemment dans sa haine injustifiée des autres, tous les autres sans aucune exception ; cette haine est le reflet du mépris qu’elle éprouve contre elle-même.

Face à ce lamentable gâchis de Jamila, Karim s’efforce néanmoins de ne pas le laisser entamer sa bonne humeur. Son moyen : éviter systématiquement toute relation avec cette sœur, bien qu’il regrette d’y recourir. Sa règle de conduite est : « Quand une personne patauge dans un marécage, c’est un devoir de lui tendre la main pour l’en sortir, mais si cette personne saisit cette main secourable uniquement pour faire tomber celui qui la présente dans le marécage, il est stupide de se laisser entraîner, mieux vaut retirer la main. »

Karim est tiré de ses amères réflexions par une intervention du sympathique coiffeur. Après avoir savouré une rasade de lait caillé, il déclare :

– Félicitations, mon cher Karim !… Je n’ai jamais assisté à un mariage d’une telle simplicité et sobriété. Très beau !… Quand je pense à l’argent que dépensent les autres, jusqu’à s’endetter, pour organiser les mariages les plus luxueux, les plus tape-à-l’œil, afin, comme ils disent, de « remplir les yeux des envieux »… Quel désolant orgueil ! Quelle pitoyable pauvreté d’âme ! Parader pour les autres, croyant ainsi montrer sa propre valeur. « Ô toi qui est enjolivé en dehors, quelle est ta situation au-dedans[5]? »

– Et toi, Saïd, lui demande Si Lhafidh, qu’en penses-tu ?

L’interpellé le regarde de l’air de n’avoir pas compris ou de ne pas savoir quoi répondre.

– Tu aimes ce mariage ? relance le vieil homme.

– J’aime Karim ! déclare Saïd, soudainement ému.

– Donc, conclut Si Lhafidh, tu aimes son mariage.

– Oui ! Oui !

– Écoute, Saïd ! lui dit Karim, du ton le plus amical. Es-tu d’accord qu’on t’aide à améliorer l’endroit où tu vis et dors. J’ai remarqué qu’il est humide et sombre. Je t’aiderai avec plaisir à le rendre sec et un peu lumineux. Alors, tu y seras mieux.

Saïd baisse la tête, sans que l’on sache si par embarras ou autre sentiment.

– Alors, insiste gentiment Karim, qu’est-ce que tu en dis ?

Saïd relève les yeux et déclare, apparemment ému :

– Comme tu veux !

– Non ! objecte Karim. Comme tu veux, toi ! C’est à toi de décider.

– D’accord !

Akli intervient, à l’adresse de Saïd :

– Et pour le pain, tu sais que chaque fois que tu en as besoin, viens chez moi. Je t’en donnerai avec plaisir.

– Merci ! répond Saïd, avec une très touchante modestie.

Il semble un peu troublé. Karim l’observe avec une sympathie infinie. « Et dire qu’il vit seul, sans famille, sans amis, à part nous ; sans salaire, à l’exception de la misère concédée par les habitants de l’immeuble. »

Karim se rappelle la rencontre qui eut lieu juste le jour précédent, en fin d’après-midi. Il retournait à la maison, quand il vit, dirigé vers lui, Saïd. Il titubait. Quand il parvint au niveau de Karim, il pleura, ou, plutôt, pleurnicha, et le prit par le bras : « Viens, supplia-t-il, avec moi au commissariat, viens ! »

– Pourquoi ? Que s’est-il passé ? demanda Karim.

– On m’a versé une bouteille d’urine sur la tête.

– Qui et pourquoi ?

– Je ne sais pas. Ils sont méchants !

Saïd se remit à pleurnicher. Karim nota la bave qui sortait de sa bouche : signe de son ivresse. Saïd se lamenta :

– Mon père et ma mère sont morts ! Je n’ai que ta mère et toi pour me secourir.

– Certainement,  tu peux compter sur nous, répliqua Karim… Tu veux que  je vienne avec toi au commissariat ?

– Oui !

Karim l’accompagna jusqu’au local.

Là, une policière les accueillit. Karim lui expliqua, en indiquant Saïd :

– Il a été agressé, on lui a jeté une bouteille d’urine sur la tête.

La femme, reconnaissant Saïd, esquissa un léger sourire désolé en regardant Saïd, puis invita Karim, avec gentillesse :

– Tu peux t’en aller, vas ! On s’occupera de lui.

Visiblement, Saïd était connu au commissariat.

En retournant chez lui, Karim raconte l’événement.

– Oh, tu sais, explique la mère. Quand il est sous l’effet de l’alcool, Saïd insulte les gens. Alors, il ne faut pas s’étonner si ces derniers réagissent de mauvaise manière. Tous n’ont pas l’intelligence de comprendre que Saïd recourt à l’alcool en croyant se libérer de sa situation, et en se vengeant des mauvais traitements par des propos désobligeants contre des personnes rencontrées.

 

À suivre…


[1]     Prononcer tsi pao.

[2]     Terme témoignant du respect à l’âge et à la sagesse de l’interpellé.

[3]     Connu, en Europe, sous le nom Averroës.

[4]     « Belle ».

[5]     Proverbe.


 

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