Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap.15

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

15. Cadeau et mission

Par une nuit glaciale de décembre, Karim voit arriver à l’hôpital un vieillard en fin de vie, et apprend sa malheureuse histoire. Il fut recueilli par une jeune femme immigrée, provenant du Niger. Les deux survivaient dans la rue, où ils étaient « voisins » de trottoir. La généreuse africaine, quoique empêtrée dans ses difficultés d’existence, prit pitié du vieil homme, le chargea sur son dos, et le porta jusqu’à l’entrée des urgences de l’établissement hospitalier.

Le malheureux sans-abri venait de la campagne environnante ; il n’avait pas de famille. Depuis quelques années, son épouse était morte. Ses deux filles vivaient avec leurs maris et enfants, l’une au Sahara, l’autre à Relizane. Avec le temps, et suite au décès de leur mère, elles avaient fini par « oublier » l’existence de leur père. Leur silence porta ce dernier à une très amère décision : « Je manquerai de dignité à faire connaître la misère dans laquelle je suis tombé à celles que j’ai nourries jusqu’à leur mariage, et qui, depuis longtemps, ne se daignent pas même de savoir comment je vis. »

En soignant cet infortuné, Karim pense soudain à Si Lhafidh : « Certes, il possède un logis et de quoi vivre, bien que de manière très modeste ; il a, également, un enfant, mais celui-ci est loin… Comment donc vit-il sa solitude ? Et si quelque malaise corporel le saisit ? » Un frisson d’angoisse parcourt Karim en pensant à la mort du vieux combattant de la guerre de libération, Si Lakhdar : après son suicide, son cadavre fut découvert seulement plusieurs jours après… Karim éprouve une affreuse honte : « Il m’est arrivé de penser à la solitude de Si Lhafidh, sans jamais m’y arrêter de manière adéquate… Mon admiration pour lui m’a fait croire qu’il n’avait besoin de rien. »

 

Le soir même, Karim est assis en compagnie de son vieil ami, dans l’appartement de ce dernier. Après l’échange de salutations, il lui avoue franchement :

– J’ai une demande à te faire, mais je suis un peu embarrassé.

– Pourquoi ?

– C’est, répond Karim, une question que j’aurais du t’exprimer voilà bien longtemps.

– Chaque chose vient en son temps, commente Si Lhafidh avec douceur… Je t’écoute !

– Tu vis seul et tu as un certain âge, comme on dit… Est-ce que la solitude ne te pèse pas ?

Le vieillard secoue légèrement la tête, esquisse une plaisante expression de visage, puis déclare d’une voix apparemment sereine :

– Oh ! J’ai mes amis qui habitent avec moi.

– Tes amis ?

Si Lhafidh montre sa bibliothèque :

– Les auteurs de ces livres.

– Ah ! Je comprends !… Mais… objecte Karim, sans oser finir sa phrase.

– Mais ?… le relance le vieillard.

Karim n’ose pas exprimer sa pensée.

– Mais ?… répète l’autre.

– Je sais que tu vas peut-être en sourire, dit Karim, peut-être me considérer indiscret ou stupide ; toutefois, étant donné la franchise qui nous a toujours caractérisés, toi et moi, eh bien j’ose te poser la question… Est-ce que tu n’as pas besoin d’une compagne ?

Si Lhafidh sourit de nouveau, amusé :

– Si le ciel, comme disent les Chinois, me la trouve, j’en serais heureux !

Il précise :

– Bien entendu, dans l’automne de la vie, il n’est pas facile de trouver une fleur. Néanmoins, il est bon de garder le soleil de l’espoir !… Ceci étant dit, sois tranquille : je suis en très bonne compagnie avec moi-même, dans ce que tu appelle mon « Paradis ».

– Puis-je t’exprimer une proposition ?

– Oui.

– Qu’une fois par semaine, quand Zahra et moi sommes libres, de venir chez nous pour déjeuner ou dîner ensemble.

Le solitaire vieillard, surpris par la belle invitation, met un bref instant avant de déclarer avec plaisir :

– Proposition acceptée à l’unanimité des présents !

Karim, tout heureux, est envahi par une subite inquiétude. En regardant droit dans les yeux son ami, il se demande en lui-même : « Et s’il lui arrive quelque chose, tandis qu’il est seul chez lui ? »

Voyant l’inquiétude apparue sur le visage de Karim, le vieil homme déclare :

– Je vois un nuage sur tes yeux. Puis-je en connaître la cause ?

La question prend Karim au dépourvu. Gêné, il réfléchit très vite. Instinctivement, il baisse les yeux. Son ami tente de le remettre à l’aise :

– Allons, cher Karim ! À ton vieil ami tu peux tout dire, comme toujours. C’est la première règle de l’amitié.

Encouragé, Karim relève les yeux d’où émane une tendresse infinie, mélangée de vague à l’âme. Il n’ose pas parler. Son interlocuteur essaie de deviner ce qui l’agite, puis lui dit :

– J’ai peut-être compris !… Quand on se tait devant un vieillard, en ayant  le visage couvert d’un nuage, à quoi peut-on penser ?

Devant le silence de Karim, Si Lhafidh précise :

– À la fin du film, n’est-ce pas ?

À cette question contenant sa réponse, les paupières de Karim battent à plusieurs reprises, en signe de tristesse.

Le vieillard ajoute, d’un ton bonhomme :

– Ne t’inquiète pas, cher Karim : tout est déjà prévu et programmé.

Il indique la porte de l’appartement : là, sur le coté droit, une grosse lettre est accrochée, mise dans un sac de plastique.

– Quand je quitterai ce monde, déclare le vieillard, tu trouveras là mes dernières volontés, et l’argent nécessaire pour les accomplir. Car, avec ta permission, je te considère mon fils spirituel.

À ces trois derniers mots, Karim baisse vivement la tête et, avec le pouce et l’index de sa main droite, se pince le nez, pour empêcher les larmes de couler.

Les deux amis sont pris par un soudain désir de s’enlacer avec le plus de force et de chaleur possibles. Une certaine pudeur les en dissuade. Si Lhafidh trouve la juste compensation :

– Donne-moi ta main, dit-il, et célébrons ce pacte solennel !

Il attend un instant, laissant à son jeune ami le temps de se reprendre de sa très forte émotion. Karim finit par relever le visage tout en éloignant sa main droite de son nez.

Alors, le vieillard ouvre la sienne toute grande, et prend avec délicatesse celle de Karim. La main ridée et celle encore fraîche se serrent l’une à l’autre.

Ensuite, en retirant sa main, Si Lhafidh reprend :

– Comme fils spirituel, tu hériteras de tous mes livres, et cet appartement sera le tien !

Le visage de Karim s’empourpre de nouveau, encore plus qu’auparavant. Il parvient néanmoins à murmurer :

– Mais… Et ton fils ?

– Hélas ! Il n’a pas besoin de mes livres. Quant à mon petit appartement, mon fils possède assez d’argent pour ne pas le considérer. Les choses doivent aller à celui qui en a le plus besoin.

Karim, profondément touché, ne sait pas quoi dire. Il est en proie au double sentiment qui l’a envahi : douleur à la pensée de la mort de son vieil ami, et joie de recevoir  son legs très précieux.

– Oh ! Ne me remercie pas ! reprend Si Lhafidh. Car je te confie une mission très délicate, et je suis certain que tu trouveras le moyen de l’accomplir… J’attendais le moment propice pour t’en parler.

– Laquelle ? murmure Karim.

– Eh bien, répond Si Lhafidh d’un ton badin, il te faudra trouver la manière de ne pas laisser mon corps pourrir dans la terre. Bien qu’il deviendra totalement insensible, je ne lui veux ni l’obscurité, ni le froid. Quant aux vers de terre, bien que je les aime bien, mais pour se nourrir ils n’ont pas besoin de mon corps.

Devant l’air interrogatif de Karim, l’autre ajoute :

– Oh ! Ne t’inquiète pas ! J’ai déjà la solution, mais, pour la réaliser, ton aide sera nécessaire.

– Comment ?

– Eh bien, dans la lettre accrochée au mur près de la porte, tu trouveras les instructions et le chèque à ton nom pour percevoir l’argent nécessaire. Mon corps devra être envoyé à Rome, en Italie, bien entendu en ta compagnie. Là, un ami à moi, déjà mis au courant, t’aidera à porter mon cadavre dans un four crématoire où il sera brûlé. Ensuite, tu recueilleras les cendres et tu les répandras sur notre chère Méditerranée.

Sur le visage de Karim apparaissent une espèce de sourire accompagné par des larmes brillant dans les yeux.

À suivre…


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