Crise en Ukraine : les enjeux de la sécurité énergétique et alimentaire

  par Abderrahmane Mebtoul*

  Du fait que ne se profile pas une atténuation des tensions en Ukraine, après une accalmie le cours du pétrole a été coté le 22 mars 2022 à 115,02 dollars pour le Brent et pour le Wit 108,91 dollars.

Avec l’impact du réchauffement climatique, de la crise du coronavirus et récemment avec la crise ukrainienne, plus jamais le monde ne sera comme avant préfigurant d’importantes mutations dans les relations internationales, militaires, sécuritaires, politiques, culturelles et économiques, où la crise actuelle a des impacts sur le cours du pétrole/gaz, mais également sur la sécurité alimentaire dont la Russie et l’Ukraine représentent en 2021 30% des exportations mondiales.

1.- Le problème de la sécurité énergétique est remis sur le tapis actuellement face à la crise ukrainien, l’énergie dans toute sa diversité étant au cœur de la stratégie de la sécurité mondiale. Quels sont les 10 grands pays possédant les plus importantes réserves de pétrole et de gaz dans le monde et quels sont les 10 premiers pays d’Afrique ? Pour le pétrole traditionnel, les réserves prouvées, nous avons par ordre décroissant : le Venezuela 299 milliards de barils, l’Arabie Saoudite 266, l’Iran 157, l’Irak 143, le Koweït, 97, la Russie 80, la Libye 48, le Nigeria 37, et les USDA 36. Pour le gaz par ordre décroissant nous avons la Russie 37.400 milliards de mètres cubes gazeux traditionnels, l’Iran 32.100, le Qatar 24.100, le Turkménistan 13.600, les USA 12.300, la Chine 8.400, le Venezuela 6.300, l’Arabie Saoudite 6.000, les Emiraties 5.900 et le Nigeria 5.500, l’Algérie 2.500. Pour les 10 premiers pays en Afrique pour le pétrole traditionnel nous avons par ordre décroissant : la Libye 48,4 milliards de barils, le Nigeria 37,0, l’Algérie 12,2, l’Angola 7,8, l’Egypte 3,3, la République du Congo Brazzaville 2,9, l’Ouganda 2,5 et le Gabon 1,5. Mais n’oublions pas, omis souvent dans les statistiques internationales, le Mozambique abritant les plus grandes réserves des pays d’Afrique de l’Est, avec près de 5.000 milliards de mètres cubes, soit presque autant que le Nigeria, sur deux blocs offshore dans la province de Cabo Delgado à l’extrême nord du pays. Si le marché pétrolier est un marché mondial répondant aux mécanismes boursiers, le marché gazier est segmenté par régions, avec la domination des canalisations, depuis quelques années, nous assistons à la percée du GNL mais qui coûte plus cher pouvant varier entre 20 à 30% en fonction de la distance. Selon le site planète énergie, en 2020, environ 380 méthaniers sillonnent les océans du monde entier. Plus de 70% de la demande mondiale de GNL provient d’Asie, les principaux pays importateurs étant le Japon, la Chine et la Corée du Sud, le transport du GNL par navire méthanier permettant de s’affranchir partiellement des contraintes géographiques et géopolitiques. L’Australie étant devenue en 2020 le principal exportateur mondial de GNL devant le Qatar, avec la montée en puissance de nouveaux projets (comme Prelude FLNG). Six pays exportent à eux seuls près des trois quarts des volumes de GNL transitant annuellement dans le monde: l’Australie : 21,8% des exportations mondiales de GNL en 2020 (avec 77,8 millions de tonnes exportées) ; le Qatar : 21,7% (77,1 Mt) ; les États-Unis : 12,6% (44,8 Mt) ; la Russie : 8,3% (29,6 Mt) ; la Malaisie : 6,7% (23,85 Mt) et le Nigéria : 5,8% (20,55 Mt). Les États-Unis ont mis en service de nombreuses installations de liquéfaction depuis 2018 (Cameron, Corpus Christi, Cove Point, Elba Island, Freeport, etc.) pour augmenter les exportations d’une partie de leur production de gaz de schiste sous forme liquéfiée et parmi les autres pays envisageant de devenir des exportateurs majeurs de GNL, citons entre autres le Mozambique qui dispose d’une des plus importantes réserves de gaz naturel exploitables sur le continent africain depuis des découvertes géantes au début des années 2010.

2.- Nous sommes à l’ère de la mondialisation, caractérisée par l’interdépendance des économies, l’Europe étant dépendante de plus de 26% pour le pétrole et plus de 40% de la consommation de gaz de la Russie, mais la Russie dépendante également de l’Europe pour ses exportations/importations. Les exportations énergétiques représentent la moitié des exportations de matières premières et pour 2021, la moitié des exportations énergétiques russes sont dirigées vers l’Union européenne, soit environ 8,5% du PIB russe et les exportations de pétrole vers l’Union européenne représentent environ 7% du PIB. La Russie avec une population de 144 millions d’habitants et un PIB de 1 473 Md USD en 2020, la 11ème économie mondiale, contribue à plus de 12% de la production mondiale étant le troisième producteur mondial d’aluminium, un des plus gros producteurs de nickel au monde, le troisième derrière l’Indonésie et les Philippines, et du côté aluminium, selon le World Bureau of Metal Statistics. Plus précisément le flux des échanges commerciaux entre la Russie et le reste du monde pour les importations, les principaux partenaires pour les importations sont l’Union européenne 34%, la Chine 23%, Biélorussie 5%, USA 6%, Turquie 2%, la Corée du Sud 3% et autres pays 27%. Plus précisément, pour les partenaires en matière d’exportation, nous avons l’Union européenne 38%, dont plus de 40% pour l’énergie, la Chine 14%, Biélorussie 5%, USA 3%, Turquie 5%, la Corée du Sud 4% et autres 31%.

Bien que le rouble a été dévalué de plus de 40% en un mois, ce qui a des incidences sur le taux l’inflation, la Russie a des réserves de change au 01 janvier 2022 de 630 milliards de dollars dont 2200 tonnes d’or. Cependant une étude intéressante début 2022 différencie le flux d’exportation/importation avec le ratio de la dépendance énergétique ce qui donne des résultats différents. Ainsi, et dans une note internationale le groupe de réflexion européen Bruegel montre que 10 pays importent plus de la moitié de leur gaz de la Russie. Il s’agit de la Serbie (88,15 %), la Slovaquie (86,13 %), la Pologne (81,32 %), l’Autriche (80,24 %), la Slovénie (79,46 %), la Hongrie (77,99 %), la Lituanie (68,85 %), l’Allemagne (53,69 %), Luxembourg (53,69 %) et la République tchèque (53,49 %) et d’autres pays à un degré moindre comme l’Irlande, 0,09 % , le Royaume-Uni, 0,12 %, l’Espagne 0,46 % de son gaz et la Belgique 3,49 %.

À quelle proportion la consommation de l’énergie en Europe dépend-elle du gaz car le taux d’importation du gaz russe n’est pas toujours synonyme de dépendance vis-à-vis de la Russie. C’est ainsi que la Finlande importe 100% de son gaz de Russie, mais n’est dépendante du gaz que pour 3% de sa consommation énergétique, l’Estonie importe aussi 100% de son gaz de Russie mais sa consommation en énergie ne dépend que de 9 % du gaz, le Royaume-Uni qui dépend de 42 % du gaz pour sa consommation énergétique, bien qu’il importe que 0,12% de la Russie, les Pays-Bas dépendent à 38 % du gaz, mais ce pays n’importe que 5,17 % de son gaz de la Russie. De ce fait l’étude montre que les 4 pays européens qui dépendent le plus du gaz russe sont la Slovaquie, la Hongrie, l’Italie et l’Allemagne du fait que la Hongrie importe le gaz russe à raison de 77,99 % et sa consommation énergétique dépend à 32% du gaz naturel, la Slovaquie, qui importe 86,13 % de son gaz de Russie et dépend à 25% du gaz pour sa consommation énergétique.

Quels pays européens dépendent du gaz algérien où 5 pays européens qui importent le gaz algérien ; en l’occurrence l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Suisse et la France. Quant à la France, seul 0,44 % de son gaz vient d’Algérie, toujours selon le même graphique de Bruegel. Mais à des proportions différentes, sachant que seulement avec une forte importation pour deux pays l’Espagne et l’Italie, les deux pays disposent de gazoducs qui traversent la Méditerranée en guise de moyen de transport le Transmed et le Medgaz, l’Espagne important 42,10% de son gaz d’Algérie ,et l’Italie de 33,39% importé de Russie (certaines statistiques donnant même 45%) et 32,71% de l’Algérie, le Portugal 2,68 % et la Suisse toujours selon cette organisation 1,77%.

3.- Quelles sont les incidences des sanctions économiques contre la Russie sur le système monétaire international ? Concernant la conjoncture actuelle, l’embargo décidé par le président américain, dont les USA qui ne dépendent pas de l’énergie russe, dont la rentabilité des gisements marginaux du pétrole/gaz de schiste deviennent en majorité rentables à un cours variant entre 50/60 dollars le baril, étant devenus autonome même étant devenus exportateurs. L’alternative de la Chine où les relations commerciales de Pékin et de Moscou étant régies à 17,5% par le yuan, le système de paiement CIPS étant principalement utilisé pour régler les crédits internationaux en yuan et les échanges liés à l’initiative «Belt and Road», agissant comme un système alternatif au traditionnel Swift créé en 1973, bien qu’il n’en soit pas encore totalement indépendant contrebalancera-t-il les prévisions de la Commission européenne dans sa note officielle du 8 mars 2022 d’un plan visant à supprimer sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes, prévoyant notamment de réduire la demande européenne en gaz russe de deux tiers d’ici à la fin de l’année 2022 et cela est-elle réalisable, devant éviter les utopies . Un scénario à moyen terme qui donnerait une nouvelle reconfiguration économique avec la possibilité d’un accroissement des échanges entre la Russie et la Chine où les relations commerciales de Pékin et de Moscou étant régies à 17,5% par le yuan. Il en est de même de la proposition de l’Inde, selon des agences internationales en date du 12/03/2022 d’importer le pétrole russe et d’autres matières premières moyennant un règlement de la transaction dans un système rouble/roupie.

Et qu’en sera-t-il si demain l’Arabie Saoudite, qui a toujours été un allié stratégique des USA décidait qu’une fraction de ses ventes d’hydrocarbures vers la Chine, idem pour l’Iran, serait payée en yuan, dans le déclassement du dollar en tant que monnaie internationale. Encore qu’il faille être prudent où d’après la Banque des règlements internationaux (BRI) en 2019, avant la pandémie mondiale de Covid-19, 88% des transactions se faisaient en dollars, contre seulement 32% en euros et 17% en yens , 80% des importations libellées en dollars ne transitent pas par les États-Unis et quasiment tout le commerce libellé en euros passe par au moins un pays de la zone euro, contribuant à faire du dollar la monnaie d’investissement par excellence. Avant la pandémie, le dollar domine sa part s’élevant à 61% au 01 janvier 2020, suivi de l’euro (21 %) et la monnaie chinoise, le renminbi (RMB), réalise un début de percée avec 2% des réserves de change mondiales désormais libellées en RMB, contre 1,1% en 2014-15. Le yuan selon le FMI dans le financement du commerce mondial ayant décru en valeur depuis 2014 où sa part est tombée à 4,61% contre 8,66% mais devrait dépasser le yen japonais et la livre sterling pour devenir la 3e monnaie internationale de règlement la plus reconnue d’ici 2030, selon une prévision de Citibank.

4.- Quelles sont les incidences des sanctions économiques contre la Russie sur la sécurité alimentaire ? Selon le site Terre-net et la FAO nous assistons à une dangereuse spirale de hausse des prix et des coûts agricoles, les tensions entre la Russie et les USA/Europe amèneront 8 à 13 millions de personnes supplémentaires à s’additionner aux 811 millions de personnes touchées par la faim actuellement dans le monde. Le prix des engrais nécessaire pour l’agriculture est directement corrélé à celui du gaz et dans une moindre mesure à celui du pétrole, une corrélation pratiquement instantanée entre les engrais azotés et le gaz naturel qui représente de l’ordre de 80% de leur coût de fabrication, une hausse du prix du gaz naturel se répercutant sur les engrais azotés. Ainsi le cours du 05 mars 2022, l’urée a été cotée en Bourse à 1035 euros la tonne, la solution azotée 850 euros la tonne et l’ammonitrate 1205 dollars la tonne. Le prix des produits agricoles est amplifié du fait que les expéditions russes depuis la mer d’Azov ont été interrompues et celles en provenance des ports russes de la mer Noire ont chuté. Affectant la rupture d’approvisionnement et donc l’équilibre du marché mondial de trois produits, hausse des prix accentué suite à la sécheresse affectant les productions du Brésil et de l’Argentine : le blé, le maïs et le tournesol dont le cours du blé tendre le 05 mars 2022 a été coté 379 euros la tonne et le 7 mars 2022, la tonne de blé a atteint le record historique de 422,50€ sur Euronext. Le cours du blé fluctue entre 342 et 360 euros la tonne, la Russie et l’Ukraine fournissant un peu moins de 15% de la production mondiale et environ 30% des exportations, l’Ukraine 15 % du marché mondial, de maïs et étant le premier exportateur mondial d’huile de tournesol dont le cours au 22 mars 2022 est de 1010 euros la tonne. Avec la Russie, l’Ukraine contrôle la moitié de la production mondiale de graine et 70% des exportations (graine + huile). Le tournesol arrive loin derrière le soja et le palmier à huile sur le marché mondial des oléagineux, mais joue un rôle significatif pour les huiles alimentaires et les tourteaux destinés à l’alimentation du bétail. Les cours du colza progressent très nettement dans le sillage des autres huiles selon le cabinet Agritel, l’huile de palme, 1000 euros la tonne et à 6 458 ringgit la tonne, sur l’échéance de mai 2022.

L’impact de la crise alimentaire mondiale sera plus dramatique sur les pays importateurs de produits alimentaires pas seulement l’Algérie et l’Egypte, et les plus vulnérables n’ayant pas les moyens de financement comme la Tunisie, le Liban et les pays d’Afrique subsaharienne qui sont les plus vulnérables. Les pays peu diversifiés dépendants des hydrocarbures pour leurs exportations, important massivement les denrées alimentaires des biens d’équipements et matières premières, ce qu’ils gagnent d’un côté ils le perdent de l’autre avec la hausse de ces prix, les impacts seront négatifs. Sans une solution rapide, l’économie mondiale risque de connaître une récession pire que celle de l’impact du coronavirus et la crise de 2008, avec une poussée inflationniste et du chômage au niveau mondial ce qu’on qualifie de stagflation. ( voir nos contributions nationales et internationales sur la flambée du prix du pétrole et des denrées alimentaires ( www.google.com mars 2022)).

Le risque est l’accroissement d’accroître certes une récession de l’économie russe mais de vives tensions en Europe avec l’envolée du processus inflationniste, plus de 5% avec l’augmentation de la dette publique qui est passée antérieurement du fait de l’épidémie du coronavirus, d’environ 70% du PIB en 2007 à 124% du PIB en 2020 et au niveau mondial selon le FMI pour 2020 la dette globale ayant atteint un montant de 226 000 milliards de dollars pour atteindre 256% du PIB mondial.

En conclusion, concernant la crise ukrainienne, un des rares pays qui pourrait avoir une influence déterminante pour le dialogue entre la Russie et l’Ukraine, conciliant les deux points de vue est la Chine dont ses flux d’échange avec les USA et l’Europe sont dominants, plus de 60%, car une récession économique menacerait sa croissance et sa future stratégie de la route de la Soie et uniquement pour l’Allemagne, locomotive de l’économie européenne, la croissance risque d’être divisée par deux pour 2022, selon la Banque centrale allemande. L’Algérie qui a souffert du colonialisme, lors du récent vote à l’ONU sur la crise ukrainienne, ayant opté pour la neutralité, agit en fonction d’un certain nombre de principes, fondement de sa politique étrangère depuis l’indépendance politique, et d’une volonté de contribuer à la sécurité de la région que ce soit dans le cadre d’une coopération avec l’Otan, avec les structures de défense que l’Union européenne entend mettre en place et également avec la Russie, ou la Chine, pour ne citer que les principales puissances. Les récents événements en Ukraine qui posent le problème de la sécurité alimentaire et à moyen terme amplifiée par le réchauffement climatique, et pas seulement énergétique, rendant urgent d’accélérer les politiques d’efficacité et la transition énergétique. Aussi, les défis futurs afin d’agir efficacement sur les événements majeurs dépassent en importance et en ampleur ceux que l’Algérie a eu à relever jusqu’à présent renvoyant à une nouvelle gouvernance, un front national tenant compte des différentes sensibilités, afin de garantir la cohésion sociale.

*Professeur des universités, expert international en management stratégique, Docteur d’Etat (1974)

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