par Nador Aissa *
Les enjeux économiques
Au temps de la mondialisation, marqué, par des enjeux économiques plus importants, des marchés plus exigeants et des règlementations plus strictes, la digitalisation des contenus et des activités constitue un levier de développement de l’économie numérique, le secteur le plus dynamique de l’économie mondiale. La multiplication des projets de digitalisation et la croissance des plateformes numériques, ouvertes et collaboratives, ont conduit au développement rapide des capacités de collecte et d’analyse des données. En constituant un capital d’information sur les chaînes logistiques, les opérations, les clients, les fournisseurs, les concurrents et les partenariats stratégiques, les données numériques deviennent une ressource extrêmement précieuse avec un intérêt de monétisation.
La monétisation des données numériques, par la valorisation en interne, ou la vente et l’échange en externe, permet de générer de nouveaux profits, en plus des chiffres d’affaires classiques, donnant naissance à de nouveaux modèles économiques basés sur un capital immatériel, qui sont les savoirs et les connaissances. Selon les Nations Unies dans leur rapport de 2019 sur l’économie numérique, la taille de l’économie numérique est estimée jusqu’à 15,5 % du PIB mondial (Produit Intérieur Brut). Selon le même rapport, les exportations des services, en particulier le commerce électronique et le paiement mobile pouvant être fournis par voie numérique, sont estimées à 2900 milliards de dollars, soit 50 % des exportations mondiales de services.
Par ailleurs, la surcharge informationnelle (« Infobésité »), dû à la croissance exponentielle de la quantité des données numériques, a conduit à une incapacité de traitement et d’exploitation qui nuit à l’utilisateur et à ses activités. Une étude menée par l’International Data Corporation (IDC) en 2019 a relevé que les Entreprises perdent un temps considérable dans la recherche des informations qui n’existent pas, la non-localisation des informations qui existent, et la recréation des informations non retrouvées, générant une perte de productivité estimée à 21%. IDC estime également que jusqu’à 50% des organisations ne pourraient pas survivre à un événement de perte de données, qualifié de catastrophique à l’ère du numérique.
Ce qu’on appelle l’or noir du numérique demeure une matière encore difficile à exploiter pleinement. La mise en place d’un environnement technique, organisationnel et juridique, adéquat, et la prise en compte du contexte de l’Entreprise et de sa culture, sont deux éléments fondamentaux et indispensables, si on veut faire les choses correctement, et espérer concrétiser les promesses de la transformation digitale.
La conformité du numérique
Derrière les nouveaux termes, il y a de vieux concepts; la transformation digitale n’est que la suite logique de la numérisation des documents qui consiste à remplacer le support papier par le format numérique, de la dématérialisation des processus qui consiste à automatiser l’échange et le traitement des documents numériques à travers des outils logiciels offrant les fonctionnalités appropriées, et de la mise en conformité juridique dont l’objectif est de donner une valeur probante au document numérique, lui permettant de remplacer le document papier. Sans cela, les problématiques de gestion de contenus connues avec le papier, resteraient posées avec le numérique ; avec une croissance annuelle de la quantité du papier estimée à 25%, les employés étaient incapables de retrouver le bon document au bon moment. Avec un volume d’information numérique qui double tous les deux ans et une capacité de traitement qui est passée à mille fois plus en dix ans, les employés sont incapables d’identifier la bonne information, fiable, et qui servira à la bonne décision.
La performance et la conformité du numérique exigent un environnement de confiance, composé d’éléments techniques et juridiques en mesure de garantir l’identification des auteurs, l’intégrité des contenus, la sécurité des accès et la traçabilité des opérations. Cela, sans négliger la conservation pérenne lorsqu’il s’agit des données à valeur patrimoniale et historique et dont l’utilité et la propriété dépassent le périmètre de l’Entreprise. Soit les mêmes exigences connues avec le papier, mais avec des techniques et des moyens différents.
Le contexte règlementaire en Algérie
En Algérie, l’écrit électronique est reconnu depuis 2005 par la loi n° 05-10 portant code civil, publiée dans le Journal Officiel n° 44 du 26 juin 2005. Conformément à cette loi, l’article « 323 ter » ajouté dans le code civil de 2007, conditionne l’admission de l’écrit électronique par l’identification de la personne dont il émane et l’intégrité de son contenu. Ce qui ne pouvait être garanti que par la certification et la signature électroniques et dont la loi 15-04 n’est apparue qu’en 2015 et publié dans le Journal Officiel n°6 du 10 février 2015. Cette loi définit le cadre juridique de la certification et la signature électroniques, notamment, la création de l’autorité nationale de certification électronique, de l’autorité gouvernementale de certification électronique et de l’autorité économique de certification électronique ainsi que le régime de prestation de services de certification électronique. D’autres lois et décrets complémentaires ont suivi ; nous citons le décret exécutif n° 16-142 du 5 mai 2016 fixant les modalités de conservation du document signé électroniquement, la loi n° 18-07 du 10 juin 2018 relative à la protection des personnes physiques dans le traitement des données à caractère personnel, et le décret présidentiel n° 20-05 du 20 janvier 2020 portant mise en place d’un dispositif national de la sécurité des systèmes d’information.
La mise en œuvre effective de l’environnement de certification électronique qui permet de reconnaître la signature électronique, nécessite le passage en mode opérationnel, des autorités de certification, des infrastructures informatiques et des prestataires de services. Un processus déjà lancé mais non encore achevé. Une fois cet environnement mis en place, d’autres lois et textes d’application complémentaires seront attendus, pour règlementer la digitalisation des pratiques et processus d’affaires pour les différents domaines d’activités (marchés publics, facturation, systèmes bancaires, …), en précisant les acteurs, leurs droits et leurs obligations.
La transformation digitale des Entreprises
Actuellement, la digitalisation revêt plusieurs variantes en fonction du secteur d’activité, et de nombreuses entreprises veulent s’y lancer. Le retour sur investissement d’une solution de gestion du contenu numérique adaptée est estimé jusqu’au 6,12 dollars pour 1 dollar investi, selon une étude de la société de recherche en technologies de l’information, Nucleus Research. Le basculement d’une solution papier vers une solution électronique permet de réaliser des bénéfices directs relatifs à la réduction de l’espace de stockage, de la logistique de classement et de diffusion, et du temps de recherche et d’exploitation, et des bénéfices indirects relatifs à l’augmentation de l’efficacité du travail, la conformité aux exigences réglementaires, l’avantage concurrentiel, et la préservation de l’image de marque.
Cependant, dans le monde de l’Entreprise, se lancer sur les réseaux sociaux, installer de nouvelles applications mobiles ou utiliser de nouveaux canaux digitaux ne suffit pas à réussir sa transformation digitale. Il s’agit plutôt d’un croisement entre un ensemble de projets de dématérialisation, orientés profit et rentabilité, et de nombreuses réglementations qui nécessitent une veille juridique permanente, afin de saisir les opportunités et se conformer aux obligations. La transformation digitale implique, également, la réorganisation et l’optimisation des processus métiers, et parfois, une modification de l’organisation avec une dimension humaine à ne pas négliger. Réussir une telle mutation nécessite une conduite du changement en interne vis-à-vis des employés, et en externe vis-à-vis des fournisseurs, des clients et des partenaires. En attendant la mise en œuvre de la règlementation relative au numérique, la version papier restera l’originale, celle à valeur juridique qui servira de preuve, et sans laquelle il est impossible de faire valoir ses droits. La version numérique constitue, ainsi, une copie d’utilité fonctionnelle, même si dans la pratique, on se contente souvent de la version numérique, en reléguant en deuxième priorité l’aspect conformité. Cette situation n’empêche pas l’Entreprise à procéder à la dématérialisation des documents et dossiers à valeur ajoutée en rapport avec son secteur d’activité, et alterner entre l’exploitation native des documents numériques à valeur fonctionnelle, et l’exploitation duplicative (papier et numérique) des documents à valeur juridique.
Devenir une entreprise numérique demande beaucoup d’initiatives, d’expérimentations et d’ajustements. En attendant que la réglementation y afférente soit appliquée, plusieurs projets structurants peuvent être lancés en guise de transition progressive vers le monde numérique. Autrement, on risque d’être dépassé par le rythme une fois la règlementation sera mise en vigueur. Certes, on ne peut pas rattraper le temps perdu mai on peut arrêter à le perdre.
*Consultant IT