Algérie / Journaliste : Être ou ne pas être

     par Belkacem Ahcène Djaballah   

  Décidément, de nos jours mais depuis un certain temps déjà – en fait depuis l’apparition des réseaux sociaux électroniques et du «citoyen-journaliste» – être «journaliste citoyen» ou journaliste professionnel tout simplement, c’est-à-dire détenteur d’une carte professionnelle (de l’organe employeur au minimum, en attendant mieux, si possible rapidement) et de sa carte d’affiliation à la sécurité sociale (je ne parle pas, ici, des collaborateurs occasionnels comme votre serviteur) respectueux des règles de base universelles de l’éthique et de la déontologie du métier, maîtrisant sa pratique, ce qui lui permet d’être un «ouvrier» de la plume et de la pensée honnête et précis dans son travail de collecte et de diffusion de l’information et d’assumer pleinement les vérités qu’il assume ou assène, est donc un métier à risques. Parfois dangereux (cf. les années roses du néolibéralisme économique et des trafics de tous genres, avec le règne des mafiosi locaux et nationaux) et même mortel (cf. les années rouges du terrorisme). Depuis peu, donc, au nom de la volonté des «mouvements populaires», c’est la «bouteille à l’encre», chacun y trempant sa plume soit pour encenser soit pour «descendre en flammes», mettant de côté tout ce qui peut aider à produire des opinions «éclairées» sur les événements, sur les individus ou sur les comportements. Un «terrorisme» intellectuel (sic !) ne disant pas son nom, chacun inventant son «journalisme».

A la limite, cela peut se comprendre quand l’offensive vient du commun des citoyens par le biais des réseaux sociaux (lequel «citoyen-journaliste», informateur ou lanceur d’alerte, doit, cependant, assumer ses propos et faire face aux sanctions légales s’il franchit les lignes rouges (attention aux autres couleurs : le rouge écarlate, le «vert» et les kakis, c’est selon) lorsqu’il verse dans l’atteinte à la vie privée et intime, à l’insulte et à la diffamation, entre autres ou des arrière-salles des cafétérias. Un comportement mondial qui est né et s’est développé sans retenue à cause, il est vrai, au départ, des comportements autoritaristes des gens des pouvoirs qui, souvent, pour cacher leur incompétence et leur incapacité à gérer les pays et les peuples, s’étaient mis à dresser des barrières de toutes sortes à la liberté d’expression et de contestation.

Aujourd’hui débordés, les Etats de par le monde, y compris ceux occidentaux, dont les plus libéraux, se disent obligés de rechercher et de mettre en place de plus en plus de digues réglementaires (les fameuses «lignes rouges» !) qui, objectivement, arriveront difficilement à contenir les nouveaux tsunamis médiatiques ! Déjà la radio dans les années 50-60, puis la télé satellitaire dans les années 70 et internet et le Iphone aujourd’hui. En ne sachant pas de quoi sera fait demain.

Mais cela est difficilement admissible quand l’offensive vient du journaliste professionnel et assimilé, de la presse papier, de l’audiovisuel ou de la presse électronique ! Quelles que soient son idéologie et la politique qu’il peut défendre en dehors de la rédaction qui l’emploie, une rédaction qu’il a, consciemment (pas facile avec le chômage), on l’espère, choisie.

Le journalisme est un métier qui a ses techniques et ses règles. Le journaliste est une profession qui a son code. Le journaliste -citoyen a son éthique et sa morale au service du seul intérêt général bien compris.» Le journalisme n’est pas une mission, le journalisme est un rôle comme celui du juge, du savant, du philosophe, de l’écrivain ou du poète. Personne ne lui dicte sa conduite. Il la définit par lui-même. Son travail est le fruit de son propre pouvoir intrinsèquement lié au métier qu’il exerce, le métier de journaliste, comme la médecine est le métier du médecin ou l’agriculture celui du paysan. Ce sont des rôles dévolus par la société entière et non par une entité partisane» (extrait d’un texte pris de fb signé Chérif Anane, un ancien journaliste). Tout le reste n’est que commentaires d’individus, militants de leur ego ou d’une cause (et ce n’est pas une tare, bien au contraire, surtout lorsque cela est annoncé) ne satisfaisant surtout que celui qui les écrit et celui qui les lit et/ou les écoute. Le Monde, Le Point, Le New York Times, Al Ahram Le Quotidien d’Oran, l’Eptv, El Moudjahid, Liberté, El Watan, Al Jazeera, Cnews .., etc. y compris.

-Ce voleur qui, dans la nuit rase les murs pour rentrer chez lui, c’est lui (…). Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c’est lui. Ce cadavre sur lequel on recoud une tête décapitée, c’est lui. C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d’autre que ses petits écrits. Lui qui espère contre tout, parce que, n’est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier. Lui, qui est tout cela, et qui est seulement journaliste (Said Mekbel, 3 décembre 1994)

– Une démocratie avec une rétention de l’information publique est une dictature silencieuse (Benali Ahmed, 1995)

-Ta règle grammaticale était simple à retenir : sujet, verbe, complément (Amar Belkhodja, «Halim Mokdad», 2011)

-Le plus important réside dans l’appréhension qu’ont d’eux-mêmes les hommes et les femmes des médias. S’ils sont de plus en plus nombreux à prendre conscience que l’acte d’informer est une lourde responsabilité à assumer avec rigueur et abnégation, ils vont finir par développer des démarches pouvant participer efficacement à la démocratisation de la société et, par conséquent, à son évolution et à sa modernisation (Ahmed Ancer, 2014)

-En étant journaliste, j’ai compris que la réalité à laquelle nous nous confrontons n’a ni valeur ni poids. C’est l’imaginaire qui commande nos actions, ou plutôt nos réactions. Nous sommes de plus en plus incertains, apeurés, vulnérables, irrationnels (Hammouche Abdelkader, 2014)

– Les journalistes algériens ne seraient que d’éminents gribouilles peuplant les rédactions et ne sachant que traduire maladroitement un pays fantasmé quand le pouvoir serait en phase avec le pays réel ( Hamidechi Boubekeur, 2014)

– Il y a des journalistes (Algériens) qui font des articles sur vous et peuvent vous démolir aussi bien qu’un adversaire sur un ring. Ils ne m’ont pas seulement baissé le moral. J’avais l’impression qu’on voulait me faire quitter le ring avant le round final (Ould Makhloufi Abdelkader, 2015)

-Le devoir d’un journaliste est d’informer, mais sans transformer notre travail en une mission, autrement nous risquerions de perdre notre lucidité, et quand c’est possible, notre objectivité. Comment peut-on continuer à exercer honnêtement ce travail si les journalistes sont devenus une arme de guerre ? (Sgrena Guiliana, 2015)

-Informer d’abord, autant que la paranoïa du secret, véritable culture de l’Etat, le permettra. Informer en passant l’épreuve de la double lecture après celle du double éclairage. Expliquer ensuite ou, plus probablement, essayer d’expliquer, si l’on a compris soi-même ce qui n’est pas toujours l’évidence (Ameyar Kheireddine, Textes choisis, 1975-1999)

-J’ai accompli ce métier (de journaliste-chroniqueur) comme on accomplit parfois la prière, mais tournée vers les miens et ma terre (Daoud Kamel, Chroniques 2010-2016)

-Dans ce pays (l’Algérie), le journaliste est devenu une sorte de victime plurielle. Il est victime de lui-même, victime de calculs erronés, victime d’illusions et de contre-vérités, victime des dérives de l’histoire, victime du pouvoir et de la société (H’mida Ayachi, 2016)

-Pour les professionnels de l’information des pays du tiers monde, ce métier est pénible ; c’est une sorte de nage au milieu de hautes vagues sans bouée de sauvetage. Parfois, il peut être le chemin qui mène à la notoriété et au pouvoir comme il peut devenir une cause de descente aux enfers sans que personne ne vienne à la rescousse (Ould Khelifa Larbi, 2016)

-Le journalisme est l’espace privilégié du manque et de la frustration. C’est aussi le lieu de l’humilité (Cheniki Ahmed, 2018)

– Liberté (d’information) rime avec responsabilité. Responsabilité devant les faits à publier et devant le lecteur (Cheniki Ahmed, Alger 2018)

-Le journaliste algérien a été façonné par l’histoire (notamment celle de la guerre de libération nationale), formaté (par le parti unique), instrumentalisé par les forces du marché lors du «printemps» de l’Algérie, désintégré par une décennie de terrorisme et, enfin, prolétarisé dans un processus toujours en cours (Mohamed Koursi, 2019)

– De fait, le journaliste a mauvaise image et pratiquement plus personne ne pense faire carrière dans la profession, si ce n’est pour avoir un bon salaire, ce qui n’est même plus toujours le cas, et dîner aux côtés des plus grands, même si c’est en dehors et d’un mauvais sandwich (Chawki Amari, 2020)

– Un journaliste a un seul juge : sa conscience. Il n’a pas le droit de faire du tort ou du bien, sa fonction est d’informer, donner à lire la réalité sans aucune complaisance. (Ahmed Cheniki, samedi 19 octobre 2020)

– Art de faire et production intellectuelle d’une nation, le journalisme, en particulier d’investigation, est une irremplaçable source d’alerte et de critique sociale, en données de réalités (Belkacem Mostefaoui, 2021)

-Le journalisme n’est pas un tweet. Ni une kasma personnelle, ni un bulletin de parti. C’est un métier (….). Ce métier a donc besoin de revenir à ses sources, d’être exercé professionnellement, vécu comme une passion mais aussi comme une lucidité. Et pour ce faire, il a besoin de liberté. Celle des siens qui l’exercent pour ce qu’il est et qui doivent garder à l’esprit qu’il est une exigence, pas une immunité (Kamel Daoud, 2021)

-Le journalisme n’est pas une mission, le journalisme est un rôle comme celui du juge, du savant, du philosophe, de l’écrivain ou du poète (Chérif Anane, mai 2021)

– Le journalisme est un métier comme un autre et la télévision, qui gonfle les ego, n’est souvent qu’une usine à baudruches (Anne Sinclair, 2021)


LIRE :        La Charte de Munich pour les oublieux


 Entretien avec notre directeur de publication, au sujet de l’éthique journalistique et du fonctionnement médiatique

Le directeur de publication de notre magazine Marc Daoud, a été l’invité d’Akina Schira du média le Front médiatique, pour discuter de l’éthique journalistique et du fonctionnement des médias.

Quelques-uns de ses propos :

« Être financés en tant que journalistes par de la publicité est une gangrène »

« Un directeur de publication ne doit pas brider, mais accompagner les enquêtes »

« L’influence médiatique est plus importante que l’or »

« Le prêt-à-penser et à consommer, et le manque de temps, et le divertissement ont pris sur le pas la volonté de chercher l’information. Et c’est dangereux. »

« On critique parfois nos articles sans même les avoir lus »

« J’ai une défiance nuancée envers les grands médias. Je ne suis pas manichéen »

Voir l’intégralité de l’entretien ci-dessus sur Youtube. S’il  n’apparaît pas sur la propre chaîne Youtube du Front Médiatique, c’est parce que cette dernière a été supprimée par Youtube. On peut trouver en revanche l’entretien également sur Odysee.

En bonus, découvrez à qui appartiennent la plupart des médias sur cette carte établie par le Monde Diplomatique :


           L’écrivain au service de la vérité

George Orwell / Photo : D. R.

Dans une lettre datée du 21 janvier 1950, Albert Camus, apprenant la disparition de George Orwell, faisait part à Maria Casarès de son immense tristesse et de sa proximité avec l’auteur de La Ferme des animaux (1945) : «George Orwell est mort. […] Ecrivain anglais de grand talent, ayant à peu près la même expérience que moi (bien que plus âgé de dix ans) et exactement les mêmes idées. Il y avait des années qu’il luttait contre la tuberculose. Il faisait partie du très petit nombre d’hommes avec qui je partageais quelque chose.»
Camus et Orwell ont en commun trois refus : l’anticolonialisme, l’antifascisme et l’antistalinisme.

C’est dans ce sens que leur engagement antitotalitaire doit être compris. Sur le «chemin des solitaires», les deux hommes incarnaient la gauche non communiste qui, après avoir abattu le nazisme, réunissait toutes ses forces pour abattre le stalinisme.

Souvent mal compris et victimes de cabales journalistiques, ces deux écrivains avides de liberté n’ont guère cédé aux dogmes et aux idéologies de leur époque. Sur la solitude, Camus écrivait à René Char : «Une fois de plus, les gens comme nous sont sur la corde raide, glissent sur la lame de l’épée. J’essaie, je m’épuise à définir les nuances dont j’ai besoin.» La nuance. C’est de l’absence de nuance que souffre le monde aujourd’hui.

A l’occasion du tricentenaire de la publication de l’Areopagitica de John Milton – un pamphlet défendant la liberté de la presse – Orwell prononça une conférence traitant des problèmes que rencontrent les journalistes et les écrivains face aux régimes totalitaires.

Précisant qu’il n’y pas de liberté de la presse sans la liberté de critiquer et de contester, il dénonce la réunion du PEN Club (le club où il va donner sa conférence) comme étant une manifestation en faveur de la censure, en raison du fait que les intervenants n’ont guère évoqué le pamphlet de Milton et la question des libertés politiques.

Les ennemis de la liberté

Dans l’exercice de son métier, tout écrivain ou journaliste se heurte aux ennemis de la liberté. D’un côté, les «apologistes du totalitarisme», de l’autre, la «machine bureaucratique». La concentration de la presse, de la radio et du cinéma dans les mains d’un petit nombre d’hommes riches complique le métier d’écrivain et de journaliste.

Ceux qui vont essayer de préserver leur intégrité intellectuelle et politique auront pour premier opposant le mouvement général de la société : «Tout à notre époque conspire pour transformer l’écrivain, ainsi d’ailleurs que n’importe quel autre artiste, en une sorte de fonctionnaire subalterne, chargé de travailler sur des sujets qu’on lui impose d’en haut, sans qu’il puisse dire ce qui lui semble être la vérité pleine et entière.» Seul contre tous, l’écrivain libre d’esprit n’a que son courage et sa lucidité pour résister à l’oppression et la censure.

Les hérétiques

A côté des ennemis déclarés de la liberté de pensée, un troisième type d’ennemi s’ajoute aux premiers : les écrivains et les artistes eux-mêmes. Tout écrivain ou journaliste osant s’opposer idéologiquement, et dans la solitude, à la doxa (Orwell parle d’orthodoxie) dominante sera taxé d’hérétique.

Si la liberté de pensée requiert le fait de ne point faire violence à sa propre conscience, ceux qui se réclament du «véritable» courant de l’histoire vont mettre à l’index tout positionnement divergeant de la doxa dominante. Pour eux, écrit Orwell, la liberté est indésirable et l’honnêteté intellectuelle une forme d’égoïsme anti-social.

L’écrivain ou le journaliste qui refuse de vendre son opinion est toujours soupçonné d’égoïsme. On l’accuse de vouloir s’enfermer dans sa tour d’ivoire et de vouloir résister à l’inéluctable courant de l’histoire : «Les uns comme les autres admettent tacitement que la ‘‘vérité’’ a déjà été révélée et que l’hérétique, quand il n’est pas simplement un imbécile, connaît secrètement la ‘‘vérité’’ et ne fait que lui résister pour des motifs personnels.»

Orwell dirige sa critique contre la littérature communiste qui pratique l’exclusion systématique à l’encontre de tous ceux qui s’écartent ou contestent les dogmes du Parti. «La liberté pure ne pourra exister que dans une société sans classe» et les libertés individuelles sont rangées dans le camp de «l’individualisme petit-bourgeois», des «illusions du libéralisme du XIXe siècle» et du «romantisme».

C’est ainsi qu’on va se mettre à forger des faits et des sentiments imaginaires, pour mieux enterrer la vérité objective : «Il ne faut pas exagérer l’influence directe du petit Parti communiste anglais, mais l’effet délétère du mythe russe sur la vie intellectuelle anglaise est incontestable. A cause de lui, des faits établis sont effacés ou déformés au point qu’il devient douteux qu’on puisse un jour écrire une véritable histoire de notre temps.» La bienveillance à l’égard du Parti implique de facto une déformation délibérée des faits.

Le mensonge et la désinformation, ajoute Orwell, sur les déportations de 1936-1938 ou la guerre d’Espagne se font au nom de la «pureté» de la cause révolutionnaire. Dans un Etat totalitaire, selon Orwell, dire la vérité serait «inopportun».

Pour ne pas faire «le jeu de», en attendant la réalisation du rêve messianique de la société sans classes, on approuve tacitement ou explicitement l’impression des contrevérités dans les journaux et les livres d’histoire. Si la vérité objective va à l’encontre du courant de l’histoire, il faut réécrire le passé sur le modèle d’une théologie infaillible : «Du point de vue totalitaire, l’histoire doit être créée, et non apprise.».

La créativité

A côté des ennemis immédiats de la vérité et de la liberté de penser (les patrons de presse, la bureaucratie, etc.), l’affaiblissement du désir de liberté parmi les intellectuels eux-mêmes complique la vie des œuvres et l’avenir de la créativité artistique. Si l’écrivain s’autocensure en se conformant aux interdits de l’orthodoxie dominante, la littérature cesse d’être l’art d’influencer ses contemporains par la description de ses propres expériences, pour devenir un outil de propagande au profit du système totalitaire.

Tout écrivain qui accepte de falsifier ses propres ressentis assèche inéluctablement ses facultés créatrices. L’histoire de la littérature en prose, précise Orwell, nous enseigne que cette dernière a atteint ses plus hauts sommets dans des périodes de démocratie et de libre spéculation.

Une littérature apolitique et conforme aux principes du totalitarisme ne peut que cheminer vers une mort inéluctable : «Dans toute dictature qui survivrait plus de deux ou trois générations, il est probable que la littérature en prose, du type que l’on a connu durant ces quatre cents dernières années, soit tout simplement amenée à disparaître.» Pour survivre, la littérature doit choisir entre la révolte permanente ou la damnation définitive.

L’autocensure

L’autocensure détruit ce qu’il y a de plus précieux chez un écrivain. Elle assèche son style et transforme ses écrits en un assemblage mécanique de phrases, sans vie et sans âme. Un style libre et énergique requiert qu’on puisse penser et écrire librement, sans peur et sans conformisme aucun à n’importe quelle doxa ou orthodoxie politique.

Partout où s’impose une orthodoxie, une «époque de foi», le bon style cesse de rayonner sur la vie des lettres. Les œuvres se vident de leur substance pour devenir une simple transcription de lettres sur papier : «Même dans ces conditions, il faut noter que la littérature en prose disparut presque complètement au cours de la seule époque de foi que l’Europe ait traversé. Durant tout le Moyen-Age, on ne trouve presque aucune littérature d’imagination en prose, et très peu d’écrits historiques ; l’élite intellectuelle exprimait ses pensées les plus profondes dans une langue morte, qui évolua à peine en un millénaire.» Ecrire avec sérieux et sincérité dans une époque totalitaire requiert une immense solitude. Refusant les dogmes et les compromissions idéologiques, l’écrivain libre d’esprit est condamné à vivre dans le for exil intérieur de ses pensées. Ainsi, dans sa solitude, l’écrivain libre d’esprit préservera toute sa créativité et son originalité.

La disparition de la liberté

Pour tout écrivain, restreindre le champ de ses pensées engendre la mort de ses capacités créatrices. La disparition de la liberté est néfaste pour la vitalité de la littérature. En Allemagne comme en Italie, témoigne Orwell, la littérature a failli disparaître sous le nazisme et le fascisme.

En Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, l’intelligentsia littéraire et les mouvements de gauche procommunistes et russophiles ont dans leurs bagages très peu de livres qui méritent d’être lus. Les livres faisant l’éloge de l’Inquisition ou du totalitarisme ne pourront jamais passer à la postérité. Leur durée de vie sera celle des régimes despotiques qui les font exister.

Dans la disparition de la liberté intellectuelle, on ne peut écrire rien de bon : «Il semble bien plus probable que si la culture libérale qui est la nôtre depuis la Renaissance venait à disparaître, l’art littéraire périrait avec elle.» Dans une société rigidement totalitaire, on continuera certainement d’écrire et de publier. Mais ce qui sera écrit et publié sera de l’ordre d’une production machinale, froide et monotone. Les œuvres seront de simples outils de propagande et de domination.

Si la censure arrive à dominer le monde littéraire, l’imagination, la sensibilité et le courage de dire la vérité seront éliminés du processus de l’écriture. La création livresque passera aux mains des bureaucrates et ne sera qu’un simple assemblage de lignes mortes.

La machine bureaucratique remplacera la création individuelle et libre : «Il va sans dire que tout ce que l’on produirait de cette manière serait de la camelote ; mais tout ce qui n’en serait pas mettrait en danger la structure de l’Etat. Quant à la littérature du passé dont on se souviendrait, il faudrait la faire disparaître, ou tout au moins la réécrire minutieusement.»

La parole libre

Pour Orwell, exercer sa propre liberté de parole revient à affronter les pressions économiques et une partie importante de l’opinion publique. Au lieu de se quereller entre eux, les intellectuels doivent s’unir, malgré leurs divergences idéologiques et intellectuelles, pour l’unique service de la vérité et de la liberté de penser. Les scientifiques doivent aussi rejoindre le camp des écrivains et des journalistes, en dénonçant les oppressions et les persécutions qu’ils subissent.

Des pays totalitaires comme l’URSS traitent avec générosité leurs scientifiques. Pourvu qu’ils se tiennent à l’écart des sujets sensibles, leurs conditions de travail et d’existence demeurent privilégiées. Mais ces scientifiques ont tort de penser que la disparition de la liberté est de peu d’importance tant que leur domaine de recherche reste indemne. Cependant, l’intégrité de la science n’est pas toujours garantie.

L’absence de liberté dans la recherche scientifique peut mener à des dérives extrêmement dangereuses : «En attendant, s’il [le scientifique] veut préserver l’intégrité de la science, il lui incombe de développer une certaine solidarité avec ses collègues littérateurs et de ne pas considérer comme de peu d’importance que les écrivains soient réduits au silence ou poussés au suicide, et que les journaux soient remplis de fausses informations.»

Pour la science comme la littérature, la liberté de pensée est la condition sine qua non de leur développement. Ceux qui trouvent des excuses aux persécutions et à la falsification de la réalité se détruisent eux-mêmes, en tant qu’écrivains ou scientifiques.

Orwell termine sa conférence en affirmant que la création littéraire est inséparable de l’honnêteté intellectuelle. Comme le disait Albert Camus dans son «Discours de Suède» de 1957, l’écrivain doit être du côté de ceux qui subissent le poids de l’histoire. La singularité et l’individualité d’un écrivain ne s’acquièrent guère par l’identification à une communauté ou un mouvement de pensée.

Elle s’acquiert, par contre, par l’amour de la liberté et le courage de la vérité : «Pour l’heure, nous savons seulement que l’imagination, tout comme certains animaux sauvages, n’est pas féconde en captivité. Tout écrivain ou journaliste qui nie cela – et presque toutes les louanges que l’on adresse à l’URSS incluent ou impliquent un tel déni – appelle, en réalité, à sa propre destruction.»

FARIS LOUNIS


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