Algérie / Les noms de lieux : grands témoins d’une culture plurilingue

     par Abdou Elimam*

Quelques travaux sur les noms de lieux en Algérie relèvent que les noms à consonances berbérophones signalent la trace – dans un certain passé – d’une population berbère (ou amazighe, comme on préfère dire, de nos jours).

Ainsi, la racine [F-R] que l’on retrouve dans des noms de lieux tels que «TiFRa» ou bien «FRenda», «TaFaRaoui», «Aïn FRanine», etc., signifierait en «berbère» présence d’eau. Mais il se trouve qu’en grec, précisément, la racine [F-R] se retrouve dans «nappes phréatiques», par exemple. Car le sens grec de cette racine renvoie à la notion de «puits», «point d’eau». Sachant que les Byzantins ont occupé l’espace quelques siècles durant, serions-nous surpris qu’ils aient laissé des noms de lieux utilisant la racine [F-R] ?

On sait qu’en Espagne, les Phéniciens ont fondé Malaga , Séville , Grenade , Cordoue , etc. Certes, toutes ces villes (ayant conservé leurs noms phéniciens) abritent encore quelques traces de cette civilisation, mais rien, absolument rien, ne permettrait d’affirmer que l’identité de ces villes est phénicienne. Qui s’aventurerait dans une telle élucubration ?

Ce type d’assertions qui conclut, par exemple, que tout nom de lieu contenant la racine [F-R] est la preuve que «nous étions tous Berbères», répond donc à des motivations communautaristes opposées à la démarche scientifique. Ce type d’assertions consiste, en définitive, à réduire le concept de culture/civilisation à celui d’une composante identitaire maintes fois remodelée par l’histoire. La «preuve est dans le pudding», disait un philosophe. Et notre pudding à nous, c’est le témoignage actuel de langues maternelles pérennisées. On sait, par exemple, que Tigzirt est une ville fondée par les Phéniciens. Faudrait-il que, de nos jours, les Tigzirtois se réclament de la Carthage punique? Cela, malgré le fait que la langue maternelle qui se pérennise est le taqbaylit ? Des exemples de noms de lieux puniques constitueraient de bien longues listes (Rechgoun, Les Andalouses, Annaba, Cirta, Alger, Cherchell, Skikda, Dellys, Ténès, etc.). Raison de plus pour éviter de se précipiter sur une conclusion bien idéologique et assumer ce legs historique d’une culture plurilingue.

Un tel procédé de raccourci historique ne peut donc s’abriter sous quelque caution scientifique. Certes, la recherche sur les origines linguistiques des noms de lieux comporte un certain intérêt pour la connaissance de notre histoire. Cependant, sa réduction à un argumentaire en renfort de thèses à résonances suprémacistes représente un danger pour la cohésion nationale. Prenons Cirta. On sait que ce nom est punique (racine ) et que la transcription latine du néo-punique a transformé «k» en «c». Et signifie «ville» (G. Camps, entre autres). Ce nom est donc bien établi avant même que le royaume de Numidie n’en fasse sa capitale. Faudrait-il conclure que l’identité des Numides était punique? Que Massinissa était punique?

Ces pseudo-syllogismes sont bien plus porteurs de confusions qu’ils ne clarifient des situations. Si l’objectif est de démontrer la nature d’une identité, alors, commençons par nous mettre d’accord sur ce que cette notion signifie. Disons que «identité» véhicule le principe de rapprocher des entités à partir de ce qu’elles ont en partage. Deux sportifs qui jouent au football appartiennent à la catégorie «footballeurs», telle est leur identité sportive. Deux individus citoyens d’un même État sont des compatriotes, telle est leur identité nationale. Deux individus parlant une même langue maternelle sont des co-locuteurs, telle est leur identité linguistique. Le terme d’identité a donc besoin d’être spécifié, sinon il ne veut rien dire. Ajoutons à cela que la caractéristique identitaire est, sinon éphémère, du moins évolutive. C’est donc à partir du principe d’avoir des choses en partage que nous sommes fondés à parler d’identité, d’identification. Si ces «choses en partage» disparaissent, comment peut-on continuer de parler d’identité?

Il faut reconnaître que la revendication berbérophone a marqué l’histoire récente de notre pays – essentiellement en Kabylie. Les langues maternelles de la nation doivent, en effet, être prises en charge, préservées et développées par l’État national. Et dans un tel cas de figure, outre les variétés berbérophones, il y a aussi la darija/maghribi; d’autant que cette dernière est la langue maternelle d’une écrasante majorité de la population. Ce maghribi nous vient de loin puisqu’il a pour substrat la langue punique. Appartenant à une souche linguistique dite «sémitique», il est incontestablement proche de la langue arabe. Mais ce n’est pas de l’arabe. Pas plus que le syriaque ou l’araméen ou l’hébreu (appartenant à la même souche) ne sont de l’arabe.

Parlée dans le royaume numide et dans le reste de l’Afrique du Nord, la langue de Carthage a accompagné, d’un pas sûr, l’introduction de la religion musulmane ainsi que de la langue arabe dans nos contrées. A compter du VII/VIIIèmes siècles. C’est grâce à ce bilinguisme (punico-darija/arabe) que la société maghrébine a réussi son entrée en islam tout en préservant ses langues maternelles. En effet, à côté du punico-darija et des variétés amazighophones, il y avait du latin, du grec, et bien d’autres langues disparues depuis. On sait que l’islamisation n’a jamais eu pour objectif (ni en Afrique du Nord ni ailleurs) d’arabiser les populations. D’ailleurs, les Nord-Africains ont su préserver leurs langues maternelles. Certes, la langue du Coran a enrichi le répertoire linguistique natif, mais elle s’est préservée en maintenant une identité propre . Il en a été de même pour les langues maternelles : elles se sont préservées et nous en avons encore les échos de nos jours. A ce propos, comment expliquer que les Banû Hilâl – qui, au XII-XIIIèmes siècles, sont censés nous avoir «arabisés»- parlaient non pas une langue du Hijaz, mais la darija maghrébine (avec le «gu» à la place du «q»): qui aura influencé qui ?

En toute conséquence, l’amazighophonie est bel et bien inscrite dans notre patrimoine immatériel à côté des autres langues : le maghribi et l’arabe.

La question qui se pose est de savoir pour quelle raison la revendication linguistique amazighophone se transforme subrepticement en une revendication d’hégémonie culturelle amazighe? Quand bien même les traces archéologiques et linguistiques viendraient, un jour, soutenir une telle option, pourquoi donc renier le reste ? On sait que la durée de vie du royaume numide est de 150 ans environ. La civilisation arabo-musulmane (jusqu’aux Ottomans) pèse près de 800 ans. Quant au substrat linguistique hérité de Carthage (la darija), il a près de 3.000 ans derrière lui. De tels pans de notre histoire ne valent-ils pas d’être, enfin, pris en considération sérieusement en vue d’une appréciation proportionnelle de nos dettes culturelles et linguistiques?

Mon sentiment personnel, moi qui soutiens et défends toutes les langues maternelles, c’est que des confusions sémantiques sont venues nous empoisonner l’existence. En effet, un terme bien malheureux continue de nourrir ces confusions, c’est celui de «berbère». Il se trouve que ce qualificatif qui, à l’origine (gréco-latine) signifiait «au parler incompréhensible», est repris, lors de la civilisation arabo-musulmane, sous le terme de «bra-ber» (Cf. notamment Ibn Khaldûn). Or, dans la bouche des Arabes de l’époque – et surtout des Andalous -, ce terme désignait, non pas les locuteurs berbérophones, mais TOUS les habitants du Maghreb : c’était un synonyme de «maghrébin». A ce propos, les tribus qui ont assumé le pouvoir dans l’empire califal (les Zenatas, les Zirides, etc.,) n’ont pas témoigné d’une appartenance linguistique berbère d’autant plus que c’est l’arabe et le maghribi qui ont été les moyens de communication majoritaires, dûment attestés. Il s’agissait donc de tribus maghrébines et non pas «berbères» dans le sens de amazighophones. La même confusion est reprise par les ethnologues français du XVIIIe siècle. Il suffirait de remplacer (dans 90% des cas) «berbère» par «maghrébin» pour retrouver de la transparence dans ces époques bien obscurcies de notre histoire.

Mes présentes remarques et arguments ne s’opposent certainement pas à un nécessaire débat serein sur notre antiquité, sur l’histoire de nos populations, sur notre atlas linguistique, sur l’émergence du nationalisme et sur le statut de l’algérianité contemporaine. Il nous faudra ouvrir tous ces dossiers (en particulier) et aller à la recherche de la vérité, sans a priori. Laissons les anathèmes aux incultes et attelons-nous à ressouder notre cohésion nationale dans ce multilinguisme dont nous sommes héréditaires. En tout état de cause, de notre profil linguistique maternel, il ne se dégage que 02 formations linguistiques : la maghribiphonie et l’amazighophonie. Les autres langues n’étant pas natives, restent extérieures à la nation.

*Linguiste


     La langue : l’outil le plus important et disponible à tous

Il existe de nombreuses discriminations dans le monde d’aujourd’hui, qui font que notre parcours peut être plus ou moins facile. Cependant, il existe certains outils qui sont disponibles à tous, et qu’il faut savoir saisir, afin de pouvoir parvenir à nos objectifs, et la langue est certainement le plus important d’entre eux. Tout d’abord, il faut maîtriser celle de notre enfance, et ensuite en apprendre d’autres, afin de maximiser notre pouvoir de communication.

Favoriser les séjours linguistiques pour les adolescents et les jeunes adultes

Il n’est jamais trop tôt pour apprendre une langue seconde. Certaines familles choisissent de communiquer avec leur enfant, dès qu’il est né, en deux langues différentes. Le père (par exemple) s’adressera uniquement à l’enfant en français, alors que la mère le fera dans une autre langue, selon celles qu’elle parle. Cela facilite le développement du cerveau de l’enfant, qui est ainsi stimulé par deux langues diverses.

Que ce soit le cas ou non, il est crucial de permettre à l’enfant d’apprendre et de pratiquer une langue seconde. L’anglais étant la langue la plus utilisée dans le monde, autant en affaires que dans l’espace scientifique, il est suggéré de permettre à nos descendants, d’effectuer un séjour linguistique Angleterre, afin de mieux comprendre la langue de Shakespeare et de pouvoir la pratiquer. Il n’existe aucune méthode plus efficace pour apprendre une langue seconde que de s’immerger dans une société qui parle majoritairement celle-ci. En se rendant à Londres, Birmingham, Liverpool ou Brighton, l’étudiant pourra accroître ses connaissances linguistiques, mais aussi culturelles, alors qu’il découvrira un autre monde, dans la cité où il réside. De plus, cela l’aidera à développer ses capacités sociales, loin de la maison.

Ne parler qu’une seule langue est un handicap

Il est possible de regarder le verre à moitié vide ou à moitié plein. Alors que nous avons précédemment expliqué les avantages de parler plusieurs langues, découvrons maintenant les handicaps que peuvent causer l’utilisation d’une seule langue, tout au long de notre vie.

Tout d’abord, c’est un handicap à l’emploi. Un Français qui ne parle pas l’anglais n’aura jamais autant d’opportunités que celui qui en est capable. Dès le départ, ses chances de travailler outre-frontières se trouve réduites pratiquement à néant. Mais même sur le territoire de l’Hexagone, les emplois seront moindres, car nous vivons dans un monde qui s’est ouvert et qui exige donc de s’adresser à des gens d’autres pays, dans une grande partie des emplois qui existent déjà, et encore plus pour ceux qui seront créés dans le futur.

C’est aussi un handicap social. En effet, si les seules personnes à qui nous pouvons parler sont celles qui partagent notre langue maternelle, notre cercle d’amis et de connaissances sera grandement restreint. Les répercussions seront elles aussi importantes, alors que nous ne parviendrons pas à partager notre idéologie avec des hommes et des femmes d’autres cultures, cela nous rendra aveugle à la réalité globale de la culture mondiale et des liens beaucoup plus profonds qui nous unissent tous, et ce, peu importe où nous sommes nés.


        En marche vers une école du futur !


     De Wahran la millenaire à Oran la méditerranéenne histoire de noms

par Farid Benramdane *

Le nom de wahran est cité pour la première fois par Ibn Haouqâl et El Bekri, le premier vers 971 et le deuxième en 1068, mais nous supposons que le nom de Wahran existait avant l’arrivée des Musulmans au Maghreb.

Son emplacement, son port stratégique, qui faisait l’objet de luttes incessantes entre les différentes dynasties (romaine, musulmane, espagnole, turque…) la fait entrer dans l’histoire telle que nous le connaissons aujourd’hui. Ibn Haouqâl, dans son célèbre passage, décrit Oran de la manière suivante : «Ouahran est un port tellement sûr et si bien abrité contre tous les vents, que je ne pense pas qu’il ait son pareil dans tous les pays des Berbères… La ville est entourée d’un mur et arrosée par un ruisseau venant du dehors; les bords du vallon où coule ce ruisseau sont couronnés de jardins produisant toutes sortes de fruits». Par contre, dans l’antiquité, les environs de Wahran sont mentionnés dans deux documents, relevés, en 1906, par Stephane Gsell dans son «Atlas archéologique de l’Algérie». Ces documents d’origine latine La table de Peutinger et L’itinéraire d’Antonin (Tauxier, 1884, Essai de restitution de la table de Peutinger pour la province d’Oran) mentionnent plusieurs noms dont les plus connus sont Portus Divini et Portus Magnum : «Les portes des Dieux». Les spécialistes les ont identifiés surtout à la baie de Mers el Kébir et d’Oran, sans pour autant que ne soient cités leurs noms originels, du moins, tels qu’ils étaient usités par les populations autochtones. Ceci pour dire que le site a attiré dès la préhistoire, les premiers établissements humains. De l’avis de nombreux spécialistes, préhistoriens et paléontologues (Balout, Doumergue, Chamla…), les grottes d’Oran, précisément celles du Murdjadjo, montagne surplombant la ville, sont les plus riches de toute l’Afrique du Nord. Plusieurs hypothèses ont été avancées par des spécialistes et de non spécialistes quant à l’interprétation de ces toponymes ou noms de lieux (wahran, wihran, oran, etc.) qui sont, en réalité, à l’origine des hydronymes (noms de cours d’eau) : Oued Wahran, Ouadaharan, Ouad Ouahran, etc. L’hypothèse la plus plausible, reprise depuis, dans toutes les explications, est celle formulée par Pellegrin en 1949 dans son livre Les noms de lieux d’Algérie et de Tunisie. Etymologie et interprétation. Oran ainsi que d’autres toponymes comme Tiaret, Tahert, Taher… sont des formes dérivées d’un nom de souche libyco – berbère qui veut dire «lion». Il n’a malheureusement pas fait une analyse technique de l’articulation linguistique de ces toponymes.

Tous les historiens s’accordent à dire que le peuplement initial de la région de Wahran était établi depuis la préhistoire sous le nom de Ifri, dénomination ethnonymique et toponymique faisant référence à l’importante station préhistorique du même nom, ayant donné naissance à un nom de peuplement humain (ou ethnique / ethnonyme) de souche berbère: Tribu d’Ifri ou Qabilat Yifri pour reprendre la formule usitée par les auteurs et chroniqueurs arabes.

Pellegrin, dans son ouvrage précité, fait explicitement dériver Oran et non Wahran de la forme touareg «ouaran» et non de l’autre forme tout aussi touareg et plus proche du vocable usité par les populations actuelles et anciennes, et telle que relevée par les auteurs arabes et non arabes (espagnols, portugais, italiens, français, etc.) à partir de Xe siècle : «wahran». De manière très subtile, il est suggéré que la forme française ou francisée «oran» serait très proche du touareg «ouaran».

Les formes relevées pour Oran par les historiens arabes, espagnols, portugais, français… (Ibn Haouqal – El Bekri – Al Muqqadasî – Al Idrîssî – ‘Abdel Rahmân Ibn Khaldoûn, Yahya Ibn Khaldoûn – Al Mazari – Al Ziyyânî – Fey – Général Didier- Berard…), etc. sont : Wahran – Ouaharan- Oued El Haran- Ouaran, Ouarân, Ouadaharan, Oued El Ouahran- Oued El Horan – Horan – Oran. De prime abord, du point de vue lexical, nous avons affaire à un nom composé : Oued + Wahran / Oued+Ouaran / Oued+Haran / Oued + Horan…

Si nous décomposons, dès lors, Wahran, nous relèverons la racine HR. Ses dérivés lexicaux sont «ahar» ou «ihar». Ce sont des termes berbères que nous retrouvons chez les Touareg de l’Ahaggar. La forme plurielle est déclinée sous «aharan» et «iharan» qui désignent «les lions». En effet, le terme «aharan» : «lions» en touareg, est nettement décelable dans les transcriptions passées, citées plus haut. Ouadaharan = Ouad + Aharan. En réalité, du point de vue lexical, Wahran est un nom composé : – avec 3 unités lexicales (W+AHAR+AN), avec 4 unités lexicales (OUAD+ W+ AHAR+AN).

La présence de «W» ou «OUA» de Wahran peut être élucidée si nous faisons appel à la linguistique berbère. W (oua) + H + RAN est relevé dans aussi bien les usages anciens qu’actuels, de même que dans les transcriptions citées plus haut. «W» / «OUA» est une particule grammaticale en berbère qui exprime l’appartenance et qui signifie : «de»        ou «des»). Quant à – an de «ahar – an», il est une des marques du pluriel dans la langue berbère. Donc, w – aHaR – an, littéralement, veut dire «des lions».

Nous relèverons, en outre, une autre pratique, recensée dans les usages actuels : l’alternance vocalique (i – a) pour les toponymes : w i hran       – w a hran.

Deux tendances caractérisent, d’après les transcriptions relevées, la restitution du nom «wahran» : celles qui marquent la présence de la laryngale sourde [ – åÜ h ]: waHran ou son absence: Ouaran / Oran.

Deux explications peuvent justifier ce double emploi. Nous évoquerons la première, car elle est d’ordre phonétique et morphologique ; la seconde est à caractère sémantique, elle conclura l’étymologie que nous attribuerons à Wahran. Si wahran a été relevé ouaran, ouarân, oran, cela pourrait relever probablement du choix des auteurs des présentes transcriptions, c’est-à-dire, en tant que locuteurs étrangers, apparemment de langues indo-européennes, les systèmes phonétiques et phonologique de leurs langues maternelles ou d’usage ne contiennent pas un certain nombre de phonèmes spécifiques aux parlers algériens (berbère-arabe), exemple [ h – kh – gh… ]. N’étant pas en mesure de mettre sur pied un système de correspondance phonétique et graphique, avec les ressources dont disposent leurs langues, ils ont tout simplement supprimé le [h]. Par conséquent, au lieu de Ouahran, on a transcrit Ouaran.

Ainsi, nous pouvons expliquer la forme francisée de Wahran sous la morphologie de Oran. La forme intermédiaire est relevée dans Horan, Oued El Horan ; la laryngale sourde [ h ] (åÜ) a été supprimée pour les raisons citées plus haut. La forme «HORAN», d’après Lespes, a été transcrite en caractères latins sur des cartes marines dès le XIV° siècle : Horan – (H)-oran – Oran. Wahran a été transcrit sous diverses formes dans les premiers documents cartographiques, portulans du XIV° et XV° siècle : Horan (1318) et même Oram (1339). «La forme Oran apparaît, pour la première fois, dans un portulan génois de 1375, mais elle ne se généralise guère que vers la fin du XVI° siècle ; elle figure dans la mappemonde de Sébastien Cabot (1544) et dans celle de Gerard Mercator (1569). Exceptionnellement, on rencontre Ouram (Diego Homan, carte portugaise de 1569 et mapp. De Pierre Descelliers) (1546), Orano et même Orani».

Avec la langue française, on est passé de la forme Oran dont il faut prononcer la dernière syllabe comme s’il s’agissait d’un terme de souche arabe ou berbère comme osman, ramdan – amokran), à celle d’une prononciation francisée : [orã]. La deuxième explication probable est celle qui réfère au lexique touareg et, précisément, au procédé de synonymie. En touareg, il y a deux lexèmes pour dénommer le lion, soit «ahar, pluriel aharan» ou «ar, pluriel. aran». Ajoutons le morphème grammatical «W» ou «OUA» et l’obtiendra la transcription suivante : oua + aran = ouaran.

On est passé de waharan à wahran pour des raisons linguistiques : la chute de la voyelle ouverte / a / obéit à un mécanisme de réduction systématique dans les parlers algériens (berbère ou arabe algérien) : WAH (a) RAN.

Dans certains usages linguistiques, Wahran est devenu Wahrân , avec la longueur ; pour d’autres Wihrayn

, avec la consonne «y», désignant les formes du duel dans la langue arabe classique : «deux lions». Cette interprétation et cet usage méritent, à leur tour, que l’on énonce deux observations. En premier lieu, il semble que la présence imposante de statues de lions à l’entrée du bâtiment de la Mairie d’Oran, au nombre de deux précisément, aurait influencé l’imaginaire oranais. Les deux statues ont été construites par l’administration coloniale française en 1888, bien avant, une cinquantaine d’années environ, que ne soit établie l’hypothèse sémantique de wahran, avec le sens de «lions». Il nous semble que ce soit une armoirie espagnole sculptée (Charles XV) déposée actuellement au Musée Zabana d’Oran qui ait inspiré les autorités françaises coloniales d’Oran : deux lions font justement partie de cette composition picturale. Les lions d’Oran et d’Afrique du Nord, de manière générale, ont nourri l’imaginaire des littérateurs occidentaux. Le plus célèbre, ancien captif d’Alger, visitant Oran, y fait allusion dans ses monumentaux chefs d’œuvre : Cervantes dans, notamment, L’ingénieux Hidalgo don Quichotte de la manche et Nouvelles exemplaires. Dans le célèbre Don Quichotte, le narrateur parle des beaux lions ramenés d’Oran : «ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d’Oran envoie à la cour d’Oran pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c’est quelque chose qui lui appartient».

De toutes manières, ils sont repris tels quels dans la période coloniale et pérennisés sur les frontons de l’administration oranaise locale. Ce n’est donc pas un hasard que des étymologies arabes de «wahran» sous la forme du duel dans l’arabe classique «wihrân»/ «wihrayn» soient souvent relevées. Ainsi, Ez Ziyyânî au XIX° siècle et plus loin encore, au XIII°, Yagût al Hamawî, dans son Dictionnaire notait, que l’appellation «correcte» du nom de la ville se réalisait avec l’emploi de la voyelle ouverte [ a ] et non avec la voyelle fermée [ i ], donc wahrân et non wihrân. Nous voyons, par conséquent, que l’alternance vocalique [a / i] (wahran / wihran) avait déjà fait, depuis bien longtemps, l’objet de commentaires les plus divers. En définitive, Wahran / Wihran sont les deux réalisations lexicales de «des lions» dans les parlers berbères. Wahran et ses différentes réalisations est d’origine libyco-berbère et atteste d’une survivance linguistique, cristallisée en toponymie, d’un état de langue attesté et le plus ancien en Afrique du Nord. C’est la première langue parlée et écrite sur le territoire du Maghreb actuel. D’après certains spécialistes, l’on pourra remonter la date d’apparition de son écriture au moins à 7 siècles avant notre ère. Ne serait-il pas imaginable pour nous de formuler l’hypothèse de la formation historique du nom Wahran : ces vocables seraient le produit linguistique en Oranie, les témoins, les vestiges authentiques des pratiques onomastiques des habitants autochtones de ces régions, dans la période préhistorique. En termes plus précis, Wahran, comme Tihart, Yellel, Zekkar… dateraient de la préhistoire, probablement de la période néolithique (3.000 à 10.000 ans avant notre ère).

Les caractéristiques du milieu naturel, les vestiges archéologiques, les données ethnographiques, anthropologiques et culturelles peuvent prises, de manière très sommaire, à notre compte. Leur présence est attestée surtout dans le Maghreb occidental, en particulier, dans les grottes des environs de Wahran / Oran» (Balout). Cette présence est également attestée, dans cette zone ibéromaurusienne du littoral et du Tell, dans le maintien néolithique et de la continuité de peuplement des hommes de Mechta el Arbi, fameuse station préhistorique. Le Musée Ahmed Zabana d’Oran contient, à cet égard, des vestiges, des traces concrètes des industries lithiques osseuses et poteries fabriquées par les hommes qui vivaient à Oran (Salle : Préhistoire). Ces vestiges sont, toutes, localisées sur le versant méridional et oriental du Djebel Murdjadjo, versant constitué par une série de petits plateaux et de collines dont l’ensemble forment Mekaâd, el-Bey et surtout Ifri ou Yefri. Ifri ainsi qu’une série de vocables, dérivent de la racine FR : ifri, pluriel ifran, ifraten, tifran a le sens de «caverne, grotte» mais aussi, «bassin artificiel, destiné à recevoir l’eau des montagnes». Ifri est associé à Afer, Tifrit, Tafrit, Tafoura, Ifran, Frenda etc. D’autres études n’excluent pas l’hypothèse que Africa contiendrait Ifri, sous la forme de Afri (ifriquiya en arabe). Les écrits des généalogistes berbères relève que les Banu Ifran étaient des descendants d’Ifri, autrement dit les « descendants de ceux qui habitent les grottes (troglodytes : Ibn Khakdoun). Alors, est-il possible, enfin, que le vocable «wahran» soit le produit de ces premiers troglodytes, de la période néolithique, du Djebel Murdjadjo?


*Professeur des universités, Directeur de recherche-associé CRASC, Président de la SASO (Société algérienne savante d’onomastique)


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *