La Mongolie contemporaine, enjeux et défis géopolitiques

   

Enclavée entre deux puissances nucléaires, la Mongolie comptait sur son coffre-fort géologique pour relancer son économie et réorienter son commerce extérieur, diversifiant ainsi ses partenaires étrangers. En quête d’indépendance et de souveraineté, le pays demeure néanmoins très dépendant de Pékin et de Moscou et reste exposé aux conséquences de la « malédiction des ressources ».

     Dotée d’un territoire large comme trois fois la France, peuplée de seulement un peu plus de 3 millions d’habitants, la Mongolie est souvent associée à ses paysages et à la persistance du pastoralisme nomade, mode de vie qui concerne encore environ un tiers de la population. Sur le plan géopolitique, la Mongolie est marquée par sa situation d’enclavement entre la Chine et la Russie et se distingue par l’affirmation d’un système démocratique orignal, forgé lors de la révolution démocratique de l’hiver 1989-1990. Ce processus révolutionnaire constitue un moment charnière. Il a servi de creuset à l’émergence de dynamiques qui ont façonné le système politique, ses logiques de fonctionnement, mais aussi plus largement le positionnement diplomatique singulier adopté par le pays après 1990. Le passage à l’économie de marché a également eu des conséquences importantes sur la structure de l’économie mongole en provoquant un recentrage du pays sur ses avantages comparatifs, notamment ses ressources naturelles, et une réorientation de ses échanges extérieurs, aujourd’hui très majoritairement tournés vers la Chine. Ces évolutions ont conduit les autorités mongoles à formaliser une nouvelle stratégie de sécurité pour répondre au défi de l’enclavement et assurer la protection de leur indépendance, et de leur souveraineté, axée autour de la nécessaire diversification de ses partenaires extérieurs.

Les défis de la démocratie et de l’économie de marché

La révolution démocratique mongole de 1989-1990 se distingue par sa nature apaisée et consensuelle. Elle a conduit la Mongolie à adopter un système politique démocratique et à mettre en place un processus de transition rapide pour permettre le passage au capitalisme et à l’économie de marché. Face à la montée en puissance de la contestation populaire, les dirigeants du parti populaire et révolutionnaire, le parti unique, ont refusé l’utilisation de la force pour rétablir l’ordre et l’ensemble des membres du comité central ont finalement démissionné. L’assemblée populaire a ensuite adopté un amendement à la Constitution qui a mis un terme au système de parti unique et conduit à l’organisation des premières élections libres au mois de juillet 1990. La singularité du processus révolutionnaire mongol mérite d’être soulignée. Rien ne prédestinait le pays à connaître une telle évolution, alors que l’Union soviétique ne s’était pas encore effondrée et que la Chine populaire avait, quelques mois plus tôt, écrasé la révolte de sa jeunesse sur la place Tian’anmen.

La facilité relative avec laquelle la révolution s’est déroulée s’explique par une convergence de vues entre les réformateurs des mouvements démocrates et ceux qui s’exprimaient à l’intérieur de l’ancien parti unique. Beaucoup partageaient l’idée que le changement devait être profond pour sortir le pays de cette décennie de stagnation. Surtout, nombreux sont ceux qui ont perçu dans cet événement une opportunité historique pour permettre à la Mongolie de rompre avec la tutelle soviétique et reconquérir une indépendance et une souveraineté pleine et entière, parachevant ainsi un processus entamé au début du siècle. Les événements de l’hiver 1989/1990 constituent donc une révolution nationale, à travers laquelle le peuple mongol a affirmé pleinement son indépendance et initié un processus lui permettant de se doter d’un système politique et économique propre afin d’exercer sa souveraineté. Le processus de transition politique qui a suivi la révolution s’est focalisé sur l’adoption d’une nouvelle Constitution. Après deux années de débats, les constituants mongols se sont accordés sur un texte de compromis où le pouvoir est distribué entre les trois personnes les plus importantes de l’État : le président du Parlement, le Premier ministre et le président. Initialement pensé comme semi-présidentiel, le régime politique mongol a progressivement évolué vers un régime parlementaire à la suite de deux amendements constitutionnels adoptés en 2000 puis en 2019.

Sur le plan économique, les autorités mongoles ont fait le choix d’opter pour un processus de transition radical, basé sur la « théorie du choc », destinée à permettre l’apparition du marché. Une transition graduelle était difficilement envisageable du fait de la dépendance structurelle qui unissait l’économie mongole à l’économie soviétique et au Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM). Pour provoquer ce choc, ce processus s’est appuyé sur de vastes privatisations et notamment sur la dissolution des coopératives agricoles, une libération rapide des prix et du commerce extérieur — avec l’adoption d’un taux de change flottant et la suppression de l’ensemble des tarifs douaniers —, une restructuration du système financier, avec une dissolution des banques d’État et une ouverture du secteur aux banques privées. Il s’est également accompagné d’une violente crise économique, qui s’est traduite par un effondrement de l’appareil productif, des échanges extérieurs, l’apparition du chômage, une hyperinflation et un retour des tickets de rationnement au début des années 1990. L’importance de la crise conduit à considérer les années 1990 comme une « décennie perdue » pour la Mongolie.

Une richesse en matières premières qui pose question

Le processus de désindustrialisation, qui a suivi la transition, a conduit à un recentrage de l’économie mongole sur ses avantages comparatifs.

L’ouverture du pays s’est accompagnée d’une redécouverte du potentiel minier, le territoire mongol étant perçu comme l’une des dernières zones frontières où des découvertes d’importance sont encore possibles. Régulièrement présenté comme un « coffre-fort » géologique, le sous-sol mongol est connu pour l’abondance et la diversité de ses ressources, mais aussi pour leur facilité d’exploitation qui les rend particulièrement rentables.

Cette importance croissante du secteur minier a conduit à une réorientation complète du commerce extérieur du pays. En l’espace d’une décennie, l’économie mongole est passée d’une dépendance à l’égard de l’Union soviétique à une dépendance à l’égard de la Chine. Cette dépendance résulte à la fois de la structure du marché, la demande et la proximité du marché chinois en faisant un espace de débouché naturel, mais aussi de raisons structurelles (l’absence d’infrastructures combinée à l’enclavement du pays). À cela s’ajoute une situation de dépendance sectorielle de la Mongolie à l’égard de la Russie. Alors que le pays exporte du pétrole brut vers la Chine, l’absence de capacité de raffinage le contraint à importer l’essentiel de ses carburants depuis la Russie.

Cette double dépendance constitue une vulnérabilité stratégique majeure. Elle est susceptible d’être utilisée par Pékin et Moscou pour faire pression sur le processus décisionnel mongol. Par exemple, en 2002, les autorités chinoises ont décidé la fermeture de leurs frontières avec la Mongolie pour protester contre la venue du dalaï-lama à Oulan-Bator. Des mesures de rétorsion économique ont également été prises en 2016 à l’occasion d’une nouvelle visite du dalaï-lama dans le pays. La Russie a décidé de suspendre ses exportations de carburants vers la Mongolie au printemps 2011, pour faire pression sur les autorités mongoles, dans le cadre de l’appel d’offres mis en place pour la valorisation du gisement de charbon géant de Tavan Tolgoi.

La dépendance au secteur extractif expose par ailleurs le pays aux variations du cours des matières, responsables notamment de la crise de 2008 et en partie du ralentissement puis de la crise économique qui a frappé le pays entre 2013 et 2016. Plus généralement, elle pose la question de la capacité de la Mongolie à échapper aux conséquences de la « malédiction des ressources », symptôme propre aux pays riches en matières premières et qui se traduit notamment par une concentration de l’économie autour du seul secteur extractif.

La redécouverte du potentiel minier a conduit les autorités mongoles à en faire un outil pour sortir le pays de la crise économique générée par le processus de transition. Conscientes de l’opportunité offerte par ces richesses, les autorités se sont trouvées confrontées à un double défi : l’absence de connaissance de leur sous-sol, les études géologiques ayant été principalement menées par les Soviétiques, et l’absence de capacités financières et techniques susceptibles de leur permettre de financer un processus d’exploration et de valoriser, le moment venu, d’éventuels gisements. Face à ce constat, les autorités ont choisi de recourir aux investissements étrangers. Cela s’est traduit par l’adoption, au milieu des années 1990, d’une réforme du code minier couplée à une réforme de la législation sur les investissements étrangers. Cette politique a permis une relance du processus d’exploration et la découverte des principaux gisements miniers, notamment le gisement d’or de Boroo Gold ou celui de cuivre et d’or d’Oyou Tolgoi.

L’afflux d’investisseurs étrangers et le développement de l’industrie extractive, dans un contexte démocratique, ont néanmoins conduit à une politisation de la question minière. Les dirigeants mongols ont été confrontés à une pression populaire croissante pour que l’État exerce un contrôle plus affirmé sur ce secteur et pour que l’exploitation de ces ressources bénéficie davantage à la population. Cela a conduit à une évolution du code minier mongol avec l’adoption d’une nouvelle loi minière en 2006, qui prévoit notamment une augmentation des frais de licences d’exploration et d’exploitation, une hausse des taxes, et la création du concept de « gisement d’importance stratégique ». Ce dernier permet à l’État de prendre jusqu’à 34 % du capital de l’entreprise qui exploite le gisement, et jusqu’à 50 % si des fonds publics ont été utilisés au moment de l’exploration. Cette évolution visait un double objectif : contrôler les exploitants et obtenir un plus juste partage des bénéfices. Cette mesure a été appliquée lors de la signature de l’accord d’investissement d’Oyu Tolgoi en 2009 au sein duquel l’État mongol est actionnaire à hauteur de 34 %. Cependant, l’activation de cette prérogative s’accompagne également de l’obligation de contribuer aux frais de développement du site, conduisant de fait les autorités mongoles à s’endetter, soit sur les marchés financiers, soit auprès de l’investisseur. Cela retarde d’autant plus le moment où les autorités mongoles pourront espérer toucher les dividendes générés par l’exploitation de ces sites miniers.

Le développement de l’activité minière s’est également accompagné d’un accroissement marqué des ressources budgétaires. Il a conduit l’État mongol à suivre un processus d’apprentissage pour assurer une bonne gestion de cette rente, tirer pleinement profit du développement de l’activité minière, et contribuer au financement du processus de développement. Ce processus d’apprentissage s’est traduit par la création de plusieurs fonds financiers. Dans un premier temps, suivant une logique électoraliste, les autorités ont privilégié la distribution d’allocations à la population. Cette approche a progressivement été abandonnée pour privilégier une approche qui favorise le financement de projets susceptibles de contribuer au développement économique. Elle a également conduit les autorités mongoles à mettre en place un fonds souverain qui doit permettre au pays de se prémunir contre les variations des cours des matières premières. Cette approche mongole reste néanmoins balbutiante et les résultats escomptés en termes de diversification économique se font toujours attendre.

Malgré ces évolutions, l’activité minière reste un sujet sensible. Outre le fait qu’elle soit associée, dans l’imaginaire mongol, à une série de malédictions, car contraire aux croyances bouddhistes et chamaniques qui irriguent le pays, la population considère que cette activité profite principalement aux entreprises étrangères. La dénonciation des investisseurs étrangers accusés de « piller les ressources de la Mongolie » occupe dès lors une place centrale dans la rhétorique politique et réapparaît à chaque échéance électorale. Cela se traduit par des changements réguliers d’orientation dans les politiques publiques. Ces alternances génèrent de l’incertitude et freinent le développement des « grands projets », comme en attestent les tentatives régulières de renégociation de l’accord signé autour de l’exploitation du gisement de cuivre et d’or d’Oyu Tolgoi.

Un positionnement international à affirmer

Les ambitions développementalistes mongoles se heurtent par ailleurs à l’environnement géopolitique dans lequel s’insère la Mongolie. La révolution démocratique a provoqué un bouleversement de l’équation sécuritaire que doivent résoudre les autorités mongoles. Elle a privé le pays des garanties de sécurité que lui apportait l’Union soviétique et l’a contrainte à assurer seule son indépendance et la protection de sa souveraineté. Cette situation a conduit les autorités à formaliser une réponse stratégique innovante et originale qui joue notamment sur la spécificité démocratique que revendique la Mongolie. Après la transition, les autorités mongoles ont mis au point une nouvelle approche stratégique. Contrairement à la politique économique, elle a longtemps bénéficié d’un consensus transpartisan et n’a été que faiblement impactée par les alternances politiques.

Cette approche stratégique s’articule autour de trois priorités. La diplomatie mongole s’efforce tout d’abord de développer des relations approfondies et amicales avec ses deux voisins géographiques : les autorités mongoles cherchent à conserver de bonnes relations avec la Russie et à développer leurs relations avec la Chine. L’objectif est de maintenir la Mongolie à équidistance de ses deux voisins pour s’assurer des marges de manœuvre. Cette volonté politique s’est traduite par la signature d’accords de partenariat stratégique avec ces deux pays et par une attention particulière portée sur un développement en miroir de ces deux relations.

La diplomatie mongole s’attache ensuite à développer des rapports privilégiés avec des pays démocratiques et développés, les « troisièmes voisins ». Ces voisins théoriques constituent autant de partenaires susceptibles de contribuer à la préservation du modèle politique adopté par la Mongolie, donc à la protection de son indépendance et de sa souveraineté. Les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la France, l’Allemagne ou encore le Royaume-Uni sont reconnus par les autorités mongoles comme ces « troisièmes voisins ». Ce concept a été principalement utilisé dans les années 2000 et début 2010. Faute d’un développement significatif des relations et des échanges entre la Mongolie et ses « troisièmes voisins », les autorités mongoles focalisent aujourd’hui leur attention sur quelques partenaires clés : le Japon, les États-Unis ou encore l’Inde. Cela se traduit par la signature d’accords de partenariat stratégique que les autorités mongoles souhaitent adosser à des accords économiques.

La dernière ligne de force de la stratégie déployée par les autorités mongoles concerne le rôle actif qu’elles entendent jouer dans la vie internationale. Cela se traduit par un activisme important au sein des organisations internationales et par une implication remarquée au sein des opérations de maintien de la paix. Cela passe également par une contribution active à la stabilité en Asie du Nord-Est. La Mongolie tente notamment de jouer un rôle de médiateur sur le dossier nord-coréen en organisant chaque année le « dialogue d’Oulan-Bator », seul mécanisme de dialogue fonctionnel qui réunit l’ensemble des acteurs concernés par ce dossier.

La Mongolie est néanmoins confrontée à une évolution significative de son environnement régional. Tout d’abord, la détérioration des relations entre ses voisins géographiques et ses « troisièmes voisins », notamment après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, a conduit les autorités mongoles à adopter une position de neutralité. Ensuite, le développement des projets de connectivité régionale, comme celui des nouvelles routes de la soie (BRI — Belt & Road Initiative) suscite l’intérêt des autorités. Enfin, le rapprochement entre la Chine et la Russie a conduit les autorités à chercher à s’insérer dans ce rapprochement pour profiter des opportunités économiques qui pourraient en découler.

Cette volonté mongole s’est traduite par l’organisation régulière de sommets trilatéraux au niveau politique (chefs d’État) et au niveau des administrations des deux pays pour favoriser le développement de la coopération et la coordination des politiques économiques mises en œuvre par les trois pays. Elle s’est également traduite par le développement d’un projet de connectivité propre à la Mongolie, baptisé « Route de la steppe », destiné à faire le lien entre les projets de connectivité russe et chinois. Cet activisme a finalement permis aux autorités mongoles de signer, en juin 2016, un accord visant à la création d’un corridor économique entre les trois pays. La mise en œuvre de ce projet reste néanmoins incertaine.

Plus généralement, ce rapprochement sino-russe conduit également les autorités mongoles à envisager une évolution de leur positionnement stratégique dans la région. La Mongolie étudie actuellement la possibilité de signer un accord de libre-échange avec l’Union économique eurasiatique (UEE), portée par la Russie. Un débat a également lieu quant à un potentiel changement de statut au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Depuis le milieu des années 2000, la Mongolie dispose du statut d’observateur au sein de l’OCS. Cependant, l’intégration de l’Inde et du Pakistan, et l’affirmation progressive d’un programme de coopération économique, constituent autant d’évolutions qui pourraient conduire les autorités mongoles à demander une adhésion pleine et entière. Plus communément, ces réflexions témoignent d’un recentrage progressif de la politique étrangère mongole sur son environnement proche. Celui-ci risque néanmoins de s’opérer au détriment des coopérations développées avec les « troisièmes voisins » du pays.

Trente ans après sa révolution, la Mongolie traverse aujourd’hui une phase marquée par une interrogation générale sur les orientations adoptées depuis 1990. Les débats à l’œuvre sur le positionnement international du pays attestent des difficultés éprouvées par les autorités mongoles. L’écart entre les promesses esquissées au début des années 1990 et la réalité des évolutions politiques et économiques est au cœur du débat public. Il met en exergue la difficulté rencontrée par le pays à tirer parti de sa richesse en matières premières et à diversifier la structure de son économie pour promouvoir une meilleure qualité de vie et renforcer son positionnement international. Les alternances régulières, qui caractérisent la vie politique locale, n’ont, pour l’heure, pas permis de faire émerger de réelles alternatives politiques. Face à ce constat, la Mongolie aspire aujourd’hui à une plus grande stabilité alors que le pays a été fortement impacté par la crise sanitaire provoquée par la Covid-19. Cette aspiration s’est manifestée dans les urnes, avec la victoire du parti populaire aux dernières élections législatives et présidentielles. Elle est aussi notable au niveau institutionnel avec l’adoption d’une réforme constitutionnelle, à la fin de l’année 2019, qui doit permettre une plus grande efficacité de l’action publique. Les défis à relever restent néanmoins immenses et une absence d’avancées significatives pourrait susciter une exacerbation des critiques à l’égard des grandes orientations politiques, économiques et diplomatiques adoptées par le pays depuis 1990.


L’invasion russe de l’Ukraine a eu des répercussions indirectes en Mongolie. Elle a exposé le pays aux difficultés de son positionnement géographique et à son enclavement entre la Chine et la Russie. Les autorités locales ont fait le choix de la neutralité, conformément aux grandes lignes de leur stratégie de sécurité nationale. Cette attitude a néanmoins suscité des critiques intéressantes, qui témoignent de l’émergence d’une controverse politique illustrant la rupture du consensus partisan sur les questions stratégiques et de politique étrangère. Elle renvoie à un débat récent, celui de l’opportunité pour la Mongolie de se doter d’un statut de neutralité permanente.

Une prudente neutralité face à la guerre

Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Mongolie a opté pour une posture de neutralité. Sur le plan diplomatique, elle a appelé au cessez-le-feu et au dialogue, sans pour autant condamner l’agression russe

. La communication mongole s’est principalement focalisée sur l’évacuation des ressortissants présents en Ukraine, notamment des étudiants. Elle a privilégié l’utilisation du vocable des autorités russes, parlant d’« opération militaire spéciale » plutôt que de guerre. La Mongolie s’est par ailleurs abstenue lors du vote des résolutions adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies : celle du 2 mars condamnant l’agression contre l’Ukraine

et celle du 24 sur les conséquences humanitaires de la guerre

. Face à la crise, le Président a réuni le Conseil de sécurité le 15 mars. Cette instance, qui discute des grandes questions stratégiques, regroupe les trois principales figures du pays : le Président, le Premier ministre et le président du Parlement. À la suite de cette réunion, ses membres ont validé l’orientation du gouvernement et ils sont convenus qu’une position de neutralité était celle qui permettait de servir au mieux les intérêts du pays

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Le gouvernement a en revanche cherché à capitaliser sur la situation pour tenter d’obtenir des avantages économiques. Dans le domaine gazier, les gouvernements mongol et russe ont signé, le 28 février, soit quatre jours après le déclenchement de l’invasion, un protocole d’accord pour lancer les travaux exploratoires de construction d’un gazoduc. Transitant par le territoire mongol, il doit permettre d’acheminer le gaz russe sur le marché chinois. Cet accord s’inscrit dans un long processus de discussions engagé il y a près de vingt ans et qui a été réactivé ces derniers mois. Cette initiative a été présentée comme une marque d’opportunisme face à la crise. Les autorités mongoles avaient adopté une stratégie similaire en 2014 après l’annexion de la Crimée en cherchant à tirer parti des sanctions adoptées contre la Russie pour développer les échanges économiques bilatéraux, notamment dans le secteur alimentaire. Le gouvernement a travaillé sur la résilience de l’économie nationale, déjà affectée par la crise de la Covid-19. Les sanctions prises contre le système bancaire russe pourraient notamment compliquer l’approvisionnement en carburants de la Mongolie pour lequel elle est intégralement dépendante de son voisin russe. Une réunion des ambassadeurs des pays européens a par ailleurs été organisée le 13 avril afin de présenter la position occidentale et les pistes à envisager pour accompagner la Mongolie face aux conséquences des sanctions adoptées contre la Russie

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Sur le plan social, l’invasion russe n’a provoqué initialement qu’une faible réaction de la part de la population. Cela s’explique en partie par la couverture médiatique de l’évènement. Les médias mongols ont relayé des informations sur le conflit, mais en reprenant souvent le vocabulaire utilisé par les médias russes. Les premières manifestations organisées après l’invasion russe n’ont réuni qu’une dizaine de personnes sur la place centrale d’Oulan-Bator et le double de journalistes. Elles ont provoqué quelques tensions avec des militants des groupes ultranationalistes, Bosoo Khukh et Dayar Mongol. Ces derniers sont paradoxalement connus pour leur attachement aux symboles du nazisme et pour leur alignement sur les positions russes. Si la réaction populaire a été limitée, le sort des soldats russes issus des minorités mongoles, notamment ceux originaires de la province frontalière de Touva, a suscité des témoignages d’empathie sur les réseaux sociaux.

La critique populaire de l’invasion russe a néanmoins connu un rebond lié à la politisation de cette question. Plusieurs anciens présidents et anciens Premiers ministres ont dénoncé l’agression russe et ont déploré l’absence de réaction des autorités mongoles ou même de la population

. Ces prises de position ont transformé cette question en une controverse politique. Le paysage politique mongol est aujourd’hui divisé en trois composantes principales : le Parti populaire (МАН), qui occupe actuellement l’ensemble des postes de pouvoir en Mongolie, le Parti du travail national (ХҮН), et le Parti démocrate (АН). Si le Parti populaire et le Parti du travail national ont fait le choix de la neutralité face au conflit, la guerre en Ukraine a servi de catalyseur à la lutte de pouvoir qui oppose deux factions du Parti démocrate, celle dirigée par l’ancien président Battulga et celle soutenue par l’ancien maire d’Oulan-Bator, E. Bat-Uul ou l’ancien Président Elbegdorj.

Le parti traverse une crise profonde qui l’a vu perdre toutes les élections organisées depuis 2017. Certains de ses dirigeants ont par ailleurs été inquiétés par la justice, notamment E. Bat-Uul. Dans ce contexte, la faction de E. Bat-Uul, Ts. Elbegdorj et S. Erdene, celle qui dirige officiellement le Parti démocrate selon la Cour suprême, a condamné clairement l’invasion russe. Cette prise de position a conduit l’ambassade de Russie à critiquer le Parti démocrate et à dénoncer son soutien à la politique américaine. Le Parti a rétorqué en organisant des manifestations de soutien à l’Ukraine autour de l’ambassade de Russie lors desquelles les manifestants ont appelé au départ de l’ambassadeur russe, Iskander Azizov. Le Parti en a profité pour dénoncer l’alignement de l’ancien Président Battulga sur les positions russes et la menace que représenterait ce dernier pour l’indépendance et la souveraineté de la Mongolie. Ce dernier a notamment soutenu l’annexion de la Crimée en 2014, et il adopte régulièrement des positions favorables à Moscou. Les dirigeants du Parti démocrate l’ont accusé de vouloir transformer la Mongolie en une « nouvelle Biélorussie ». Ils ont en particulier ciblé le bilan de l’ancien président, notamment sa volonté de voir la Mongolie rejoindre l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) comme membre à part entière.

La question de la position adoptée par la Mongolie face à la guerre en Ukraine a ainsi fait l’objet d’une controverse politique interne. Elle résulte d’un processus de convergence entre des convictions politiques portées par le Parti démocrate, qui a joué un rôle clé dans l’émancipation de la Mongolie face à la tutelle soviétique en 1990, et un effet d’opportunisme lié aux luttes de pouvoir qui traversent le parti.

Une position révélatrice de la stratégie de sécurité mongole

La position de neutralité adoptée par les autorités mongoles est conforme à la stratégie mise en place depuis le début des années 1990. Celle-ci a été forgée après que la Mongolie a rompu avec la tutelle de l’Union soviétique. La révolution de l’hiver 1989-1990 avait parachevé le processus de conquête de l’indépendance en permettant de bâtir un système de prise de décisions propre pour exercer une souveraineté réelle. L’élaboration de cette nouvelle stratégie de sécurité est souvent résumée sous le vocable de « troisième voisin », terme forgé lors de la visite du Secrétaire d’État américain James Baker en Mongolie en 1991. Ce terme renvoie à la volonté de la Mongolie de développer des relations approfondies avec des pays démocratiques et développés pour les aider à diversifier les relations extérieures du pays. Cet axe a été mis en avant principalement dans les années 2000 et au début des années 2010.

Avant cela, la stratégie de sécurité mongole cherche en priorité à gérer les conséquences de l’enclavement géographique auquel est confronté le pays. Cette situation est d’autant plus problématique qu’elle se couple à un différentiel de puissance marqué entre la Mongolie et ses voisins. La Chine et la Russie sont des puissances nucléaires, membres du Conseil de sécurité des Nations unies. À l’inverse, malgré la superficie de son territoire (trois fois la France métropolitaine), la Mongolie peut être considérée comme un « petit pays » sur la scène internationale

. Ce qualificatif renvoie à des critères objectifs, par exemple la taille de la population, de l’économie, ou encore la capacité des forces armées, et subjectifs, en particulier une difficulté à peser réellement sur son environnement stratégique.

Face à cette situation, la priorité des gouvernements successifs consiste à maintenir de bonnes relations avec les deux voisins. Cette approche se traduit par des mesures de réassurance qui visent à construire une relation de confiance avec Pékin et de Moscou. La Constitution interdit par exemple le stationnement ou le transit de forces étrangères sur le territoire mongol (art. 4.3). La Mongolie a également adopté à la fin des années 1990 un statut de zone exempte d’armes nucléaires qui garantit qu’aucune arme nucléaire ne puisse être entreposée sur son territoire. Ce statut a été reconnu par les Nations unies ainsi que par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Les autorités mongoles s’attachent également à ce que les coopérations de défense qu’elles développent ne soient pas perçues comme une menace. Ainsi, celles avec les pays occidentaux et avec l’OTAN se concentrent sur les opérations de maintien de la paix

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Plus généralement, la Mongolie réaffirme systématiquement la politique de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays voisins. Les exactions commises en Chine contre la minorité mongole de la province de Mongolie intérieure ne suscitent aucune prise de position officielle. Autre exemple, la position mongole à l’égard du Dalaï-Lama a évolué. Ce dernier n’est plus invité officiellement dans le pays, malgré l’importance du lamaïsme pour les Mongols. Sa dernière visite a eu lieu à l’automne 2016, à l’initiative d’une organisation religieuse. La Chine avait alors pris des sanctions limitant les échanges économiques avec la Mongolie. Le ministre des Affaires étrangères avait été contraint de présenter des excuses humiliantes à Pékin et d’assurer que ce type de visite ne se reproduirait pas. Sur la question de Taïwan, les autorités mongoles réaffirment régulièrement leur soutien à la politique de la « Chine unique ».

Au-delà de ces éléments de réassurance, la Mongolie s’attache à développer des relations apaisées et équilibrées avec ses deux voisins géographiques, condition sine qua none à toute velléité de diversification de ses relations extérieures. Un mimétisme est notable dans le développement des relations bilatérales russo-mongoles d’une part, sino-mongoles d’autre part. La Mongolie a par exemple signé un accord de partenariat stratégique global avec les deux voisins et le pays s’attache à entretenir un niveau d’échange équivalent. Plus récemment, les priorités de son action étrangère tendent à évoluer. Les autorités mongoles se recentrent sur leur environnement proche, en particulier sur leur intégration économique régionale et sur le développement des échanges économiques avec les deux voisins. Il s’agit dans ce cadre de positionner leur pays comme un espace de transit « naturel » pour le développement du commerce sino-russe, en cherchant une place dans le développement des projets de connectivité existants entre les deux pays. L’organisation d’un format de dialogue trilatéral depuis 2014 au niveau politique et administratif s’inscrit dans cette perspective. Il a permis la conclusion d’un accord tripartite pour la mise en place d’un corridor économique entre les trois pays en 2016 (cet accord peine néanmoins à produire des résultats concrets).

L’ensemble de ces éléments expliquent le mutisme des autorités mongoles sur la situation en Ukraine et le fait qu’elles se soient contentées d’appeler au dialogue. La réaction du gouvernement mongol avait été similaire lors de l’annexion de la Crimée en 2014. Elle résulte de ce primat accordé à la préservation de bonnes relations avec la Chine et la Russie et au recentrage de l’action extérieure de la Mongolie sur son environnement proche afin de renforcer son intégration économique régionale.

Un rebond du débat sur le statut de neutralité permanente

Au-delà de cette attitude générale, la politisation de la question ukrainienne en Mongolie atteste de l’évolution du débat stratégique. Alors que ce dernier a longtemps bénéficié d’un consensus transpartisan, il apparaît rompu depuis le milieu des années 2010. Cela se traduit par l’apparition de controverses récurrentes sur des sujets de politique étrangère, par exemple sur la politique de « troisièmes voisins », sur l’éventualité d’une adhésion de la Mongolie à l’OCS ou encore, plus récemment, sur l’attitude à adopter face à l’agression russe de l’Ukraine. Ce débat renvoie à une question de fond qui a réémergé à l’occasion de la crise : celle d’une éventuelle formalisation de la neutralité mongole.

Lors de l’Assemblée générale des Nations unies en 2015, le Président mongol, Ts. Elbegdorj, avait annoncé que la Mongolie souhaitait se doter d’un statut de neutralité permanente. Cette annonce, inattendue, avait provoqué un débat important dans le pays. Les initiateurs du projet affirmaient que l’évolution de la situation internationale, la crise en Ukraine et la dégradation des relations entre la Russie et l’Occident justifiaient cette initiative. La publication au printemps 2014 par l’ambassade américaine en Mongolie d’une tribune appelant tous les pays à s’unir pour l’Ukraine, suivie d’une tribune russe dénonçant cette initiative américaine, avait fait craindre aux autorités mongoles que le conflit ne les force à prendre parti. Les initiateurs du projet de neutralité permanente affirmaient qu’il permettrait d’éviter une telle situation. Ils soulignaient qu’il s’agissait d’une simple officialisation de ce qu’avait toujours été la politique étrangère mongole. Ils insistaient notamment sur le fait que la traduction de « neutralité » dans la langue mongole [төьийг сахих] signifie littéralement « rester au centre », et que ce projet correspondait donc au concept de politique étrangère qui impose à la Mongolie de se tenir à équidistance de ses deux voisins. Son adoption devait même permettre à la diplomatie mongole d’élargir son champ d’action et de revendiquer un rôle de médiateur sur la scène internationale.

De nombreux anciens diplomates et acteurs politiques se sont néanmoins opposés au projet. Ils pointaient du doigt la désuétude du concept de neutralité permanente, une idée du XXe siècle, qui ne correspondait selon eux plus aux réalités d’un monde marqué par l’interdépendance entre les nations. L’autre élément qu’ils mentionnaient concernait le bien-fondé même d’adopter un tel statut alors qu’il jugeait l’environnement géopolitique dans lequel s’insérait la Mongolie plutôt favorable, notamment du fait des deux accords de partenariat stratégique global conclus avec la Russie et la Chine. Ils soulignaient par ailleurs qu’un tel statut aurait constitué un changement de paradigme majeur pour la politique étrangère mongole. Selon eux, ce projet reposait sur une confusion entre une politique de non-alignement et une politique de neutralité. Elle présentait le risque de réduire significativement les marges de manœuvre du pays, qui a toujours joué de la compétition d’influence entre ses deux voisins. Pour appuyer leur propos, ils citaient un proverbe mongol qui affirme qu’« un veau qui grandit en ayant l’habitude de téter plusieurs mamelles aura du mal à changer ses habitudes ». L’adoption d’un statut de neutralité aurait donc pour conséquence de remettre en cause la réactivité et l’adaptabilité de la politique étrangère mongole en la privant du dynamisme et de l’opportunisme qui l’ont toujours caractérisée.

Ces critiques, combinées à la victoire du Parti populaire aux élections législatives de 2016, ont conduit à l’abandon de ce projet. L’invasion russe et l’éventualité d’une neutralité de l’Ukraine ont néanmoins réactivé ce débat, sans pour autant que l’adoption d’un tel statut soit à l’ordre du jour. L’existence de ce débat illustre néanmoins les interrogations auxquelles sont confrontées les autorités mongoles face à l’évolution de leur environnement stratégique. Le Concept de sécurité nationale adopté au début des années 2010 n’apparaît plus comme un élément consensuel.

Conclusion

La réaction de la Mongolie face à l’agression russe de l’Ukraine a donc été marquée par une volonté de ne pas prendre position et de préserver une neutralité stricte. Cette attitude résulte des difficultés propres auxquelles ce pays est confronté, en particulier son enclavement entre la Chine et la Russie, qui limite ses marges de manœuvre sur la scène internationale. Face à cette situation, la position des autorités mongoles est marquée par une grande constance, déjà notable en 2014 : la volonté de ne pas contrarier ses voisins et de conserver de bonnes relations avec eux. Cette position illustre la manière dont un petit pays peut élaborer une stratégie de sécurité nationale. Son statut lui impose de se focaliser sur son environnement proche, ses voisins, afin de créer les conditions d’une diversification ultérieure de ses relations extérieures. Cela explique le primat absolu accordé par les autorités mongoles aux voisins, perçu comme un prérequis indispensable à la préservation de son autonomie et de sa souveraineté.

En revanche, les réactions politiques au conflit contrastent avec celles de 2014. L’annexion de la Crimée n’avait suscité aucune réaction de la part des autorités ni des partis politiques. En 2022, le conflit a généré une controverse inédite qui a vu l’un des principaux partis d’opposition prendre position dans le conflit et organiser des manifestations devant l’ambassade de Russie. Cela illustre une rupture du consensus partisan qui prévalait sur les questions de politique étrangère. Celle-ci est notable sur d’autres sujets, en particulier sur l’attitude que doit adopter la Mongolie à l’égard de l’OCS ou encore sur la possibilité pour le pays de se doter d’un statut de neutralité permanente.

Lors de l’élection présidentielle de 2021, le futur Président mongol, U. Khurelsukh, avait évoqué dans son programme la possibilité d’amender le concept de sécurité nationale. Cet exercice, s’il devait être mis en place, pourrait permettre d’interroger les évolutions potentielles de la stratégie de sécurité mongole et offrir l’occasion de reconstruire un consensus autour de ces questions essentielles pour l’avenir du pays. La mise à jour de ce document-cadre, et éventuellement du concept de politique étrangère, pourrait permettre de clarifier les ambitions mongoles en matière de politique étrangère et d’expliciter plus clairement le primat accordé par la Mongolie à la préservation de bonnes relations avec ses deux voisins et de préciser l’apport éventuel des « troisièmes voisins » à cette stratégie.

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