Conflit en Ukraine et Enjeux de puissance

Dr. SACI

Introduction :

Après 15 mois du déclenchement de l’opération militaire spéciale Z, la dynamique de l’affrontement par procuration et de guerre d’usure contre la Russie s’est développée selon des axes qui ne se sont pas soldés par une avancée terrible pour l’effondrement de la Russie comme projeter par les occidentaux. Au contraire, c’est en optant pour la guerre d’attrition selon le concept russe, que les russes ont broyé les forces ukrainiennes à Soledar, à Bakhmout et actuellement au front depuis le déclenchement de la contre-offensive le 6 juin 2023.    

Cette dynamique a été influencée par plusieurs facteurs, tels que les enjeux de puissance.

Souvent invoqué en géopolitique, le concept de puissance est généralement associé aux capacités d’un pays de nuire aux autres, de les narguer et de les faire plier à sa volonté.

Elle est évolutive et tributaire d’un certain nombre de facteurs et de la situation des autres Etats.[i] Elle est évaluée par les attributs de la puissance des Etats comme la force militaire, les possibilités économique et financière, l’assise territoriale, la population, la géographie, les ressources naturelles,[ii] la capacité de contraindre, à influencer, à fédérer, à orienter le cours des relations internationales et à résister aux sanctions, etc.

Si la Chine est considérée comme un concurrent vertébré des Etats-Unis, la Russie est définie comme un ennemi ouvert et une menace majeure qui a osé défier et bousculer les Etats-Unis, voire contester sa position de première puissance mondiale.

Depuis l’effritement de l’ex-Urss, la Russie, affaiblie, a assisté impuissamment aux changements qui s’opéraient dans notre monde, sans pouvoir réagir aux évènements qui se produisent dans son environnement le plus proche et qui pourraient être une menace existentielle.

Mais la situation a changé depuis mars 2000, date d’arrivée de Poutine au pouvoir. Il a engagé des réformes économiques et politiques visant à moderniser et à développer son pays. Il s’agissait pour Poutine d’acquérir un certain nombre de facteurs et capacités de puissance qui permettent à son pays de projeter et d’exercer son influence sur la scène internationale et de retrouver la place en tant que grande puissance, perdue après l’effondrement de l’URSS.

Quelques années plus tard et après avoir réalisé que les réformes entamées ont été couronnées de succès, surtout dans les domaines militaire, financier et agricole, il annonça les couleurs d’une manière directe en rejetant la dictature de l’unipolarité et en critiquant les efforts occidentaux visant à imposer des valeurs occidentales aux autres pays.

C’est dans son discours du 10 février 2007 à la conférence de Munich sur la sécurité[iii] que Poutine est passé à l’action pour imposer son pays comme acteur incontournable des relations internationales.

Lors dans son discours de Munich, il avait clairement exprimé les préoccupations de son pays concernant l’élargissement l’OTAN vers les pays de l’Europe de l’Est, malgrè les engagements pris les Etats-Unis lors de la dissolution de l’Union soviétique ; appelé à une approche plus équilibrée et multilatérale des relations internationales ; critiqué la politique étrangère unilatérale des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux ; avancé l’idée d’un monde multipolaire dans lequel plusieurs grandes puissances se partagent les responsabilités sur la question de paix et de la stabilité dans le monde.

Mais le monde occidental avait, alors, sous-estimé la Russie et ne croyait pas qu’il s’agisse d’un discours annonciateur d’une vision du monde tel que Poutine voulait qu’il soit ou le sera. Il ne tarda pas à affirmer cette puissance en intervenant au mois d’aout 2008 en Géorgie en faveur de deux régions séparatistes l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, après le vote de 77% des électeurs des géorgiens en faveur de l’adhésion de leur pays à l’Otan lors du referendum tenu le 5 janvier 2008.[iv] Ce referendum d’adhésion a fait perdre à la Géorgie 20% de son territoire.

Avec la révolution de l’Euromaïdan en Ukraine de 2014, qui a été à l’origine de la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovytch, suite à la suspension d’une entente renforçant les liens de Kiev avec l’Union européenne,[v] Poutine monta quelques marches de l’échelle de la puissance et annexa la Crimée après un referendum. Et encore, à cause de cette envie d’intégrer l’Otan comme la Géorgie, l’Ukraine perdit en 2014 jusqu’à 5% de son territoire avec ses ressources.

Pas seulement cela, en 2014, deux oblasts de la région russophone de Donbass, le Donetsk et le Lougansk, ont demandé une large autonomie sous la souveraineté ukrainienne après un referendum populaire que Kiev avait contesté mais soutenu par Moscou au grand dam des pays de l’Alliance transatlantique.

Craignant le pire, l’Ukraine avait signé avec les autonomistes l’accord de Minsk II de 2015 sous le parrainage de la France et de l’Allemagne, que ces deux derniers et l’Ukraine n’avaient envisagé mettre en exécution ses dispositions.

A 15 ans de son discours de Munich et après avoir reçu un niet concernant l’exécution des dispositions des accords de Minsk et des garanties sécuritaires et juridiques écrites sur la non-extension de l’Otan à l’Ukraine, Poutine changea de ton et de comportement en reconnaissant les deux oblats comme républiques indépendantes, après la proclamation faite par ces deux dernières, et en répondant à leur appel en application de l’article 51 de la partie 7 de la Charte des Nations unies qui porte sur la légitime défense.[vi] Poutine apporta donc, un soutien multiforme aux deux nouvelles républiques après un discours menaçant, pas seulement envers l’Ukraine mais à l’encontre du monde otanien, malgré les menaces tenues par Biden à Poutine lors de l’entretien en visioconférence du 7 décembre 2021.[vii]

En dépit de ces menaces, Poutine a lancé ses troupes en direction de l’Ukraine le 24 février 2022 pour réaliser des objectifs définis, dont :

– Le premier objectif c’est de démilitariser l’Ukraine et de discipliner Zelensky qui a osé le défier en signant, le 24 mars 2021, le décret 117/2021 approuvant la « stratégie de désoccupation et de réintégration du territoire temporairement occupé de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol.»[viii] Il ne s’agit pas seulement de discipliner Zelensky et son équipe, mais également de rendre l’Ukraine en ruine en fin de guerre pour qu’elle redevienne un très lourd fardeau pour l’Otan et l’Union Européenne en cas d’adhésion à ces deux organisations.

– Le second est de remettre en cause le diktat du monde occidental et d’affirmer la puissance de la Russie en tant qu’acteur incontournable. Cet objectif est la traduction pure et simple de la déclaration de Vladimir Poutine « Pourquoi voudrait-on un monde s’il n’y a pas la Russie ? »[ix]

– Le troisième est d’imposer aux puissances prédatrices le respect du droit international, dont la non-ingérence dans les affaires internes des pays, le retrait des armes nucléaires américaines des bases en Europe conformément à l’article 1er du traité de non-prolifération des armes nucléaires,[x] etc.

– Le quatrième, c’est d’éloigner un peu la menace de ses frontières, tout en réalisant des gains territoriaux en s’accaparant d’environ 25% du territoire ukrainien et en amputant l’Ukraine de plus de 25% de son PIB. (Point qui sera traité dans un papier prochainement sur « le Conflit ukrainien en Théorie des Jeux »).

Mais, l’idée d’affirmer la puissance de la Russie en tant qu’acteur incontournable et de remettre en cause la posture géopolitique des Etats-Unis ne peut être entendue d’un bon oreille à Washington car cela va en contre sens de la doctrine Paul Wolfowitz de 1992, un des faucons de la Maison Blanche qui avait averti que « la mission des Etats-Unis dans l’ère de l’après-guerre froide consisterait à s’assurer qu’aucune superpuissance rivale ne soit autorisée à émerger en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l’ancienne Union Soviétique. »[xi]

Et si pour les occidentaux, on fait la guerre pour ce qu’on n’a pas, pour la Russie l’élargissement de l’Otan à Kiev, cet étranger proche, est une menace existentielle. C’est ainsi que l’Ukraine, un pion sacrificiel, s’est trouvée au centre des enjeux d’influence en raison de sa position géostratégique. En d’autres termes, l’Ukraine n’est pas seulement un pays voisin de la Russie, mais un champ de bataille pour le monde otanien et la Russie et où les deux parties entendent obtenir un avantage géopolitique.

Le conflit en Ukraine, qui n’est que l’antichambre d’un affrontement par procuration et d’usure, est un exemple des enjeux de puissance contemporains majeurs où un pays dit émergent, la Russie, défie et impose des lignes rouges pas seulement aux Etats-Unis, mais aussi aux pays de la Triade – Amérique du Nord, l’Europe et la Japon – sans que cela n’affecte son équilibre politique interne et ses relations avec les autres pays. On se trouve en plein complexe de Thucydide[xii] au 21ème siècle, plus complexe que celui du 5ème avant Jésus-Christ.

La montée en puissance de la Russie n’est que le résultat des politiques des Etats-Unis et avec eux les autres pays occidentaux.


N.B : Pour éviter toute interprétation de certains lecteurs, je précise que je ne suis ni Poutinolâtre ni Ukrainophobe. Il s’agit d’un essai, en 4 parties, qui porte sur des faits et informations référenciées dans le temp et l’espace concernant les enjeux de puissance et les scenarii probables.


[i] https://www.vie-publique.fr/fiches/38150-quels-sont-les-elements-de-la-puissance-des-etats

[ii] idem

[iii] https://blogs.mediapart.fr/aleteitelbaum/blog/130223/discours-de-poutine-de-fevrier-2007-la-conference-de-munich-sur-la-securite

[iv] https://fr.wikipedia.org/wiki/Relations_entre_la_Géorgie_et_l%27OTAN

[v] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/1221

[vi] https://www.lefigaro.fr/international/ukraine-qu-est-ce-que-l-article-51-de-l-onu-invoque-par-poutine-pour-justifier-son-offensive-20220224

[vii] https://www.france24.com/fr/europe/20211207-tensions-russie-ukraine-entre-biden-et-poutine-une-discussion-pour-calmer-le-jeu

[viii] https://stringfixer.com/fr/Volodymyr_Zelenskiy

[ix] https://ripostelaique.com/ukraine-a-marche-forcee-vers-des-frappes-nucleaires-russes.html

[x] https://www.un.org/fr/conf/npt/2015/pdf/text%20of%20the%20treaty_fr.pdf

[xi] https://reseauinternational.net/lappareil-separatiste-catalan-est-resolument-euro-atlantiste/

[xii] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/679428/ukraine-le-piege-de-thucydide


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Conflit en Ukraine et Enjeux de puissance (5ème Partie et Fin)

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