Exportation d’électricité vers l’Europe : Quel intérêt pour l’Algérie ?

Par Mohamed Terkmani – Ancien directeur à la DG de Sonatrach

L’Algérie produit plus de 98% de son électricité, dite conventionnelle, à partir du gaz naturel. Sa production gazière et ses exportations accusent, depuis un certain temps, un déclin continu à cause de la déplétion des gisements et d’une consommation nationale en rapide progression. Un besoin pressant s’impose donc pour économiser le gaz consommé localement. A cette fin, un programme national de développement des énergies renouvelable (EnR) a été adopté dans le cadre de la transition énergétique avec pour objectif principal de remplacer progressivement l’électricité conventionnelle et donc d’économiser progressivement le gaz.

On parle aussi de produire, à partir du gaz, un surplus d’électricité généré par une puissance allant de 1000 à 2000 MW, en vue de l’exporter vers l’Europe, à commencer par l’Italie, via une future ligne électrique sous-marine en courant continu haute tension. On en parle seulement pour le moment mais avec une tendance favorable à la réalisation du projet, en attendant la conclusion des études pour être fixés sur la décision à prendre quant à son adoption ou à son abandon. Ceci dit, nous ne pouvons nous empêcher de relever une certaine contradiction entre le souci de promouvoir les économies le gaz et la propension à produire de l’électricité destinée à l’exportation en consommant cette ressource non renouvelable qu’est le gaz. Tout comme nous ne pouvons nous empêcher de nous poser des questions sur l’intérêt qu’il y a d’exporter de l’électricité vers l’Europe, qu’elle soit conventionnelle ou renouvelable. Cette contribution se propose de présenter un point de vue à ce propos.

Les raisons pouvant motiver la production d’électricité à partir du gaz

La réponse repose sur trois raisons principales :

la première est qu’on ne semble plus compter sérieusement sur le programme de développement des EnR, du moins pas avant le très long terme, pour produire des quantités d’électricité à même de satisfaire la consommation locale. En effet, il n’a cessé de traîner en longueur depuis son adoption en 2011, puisqu’il n’a produit, en 12 ans, qu’environ 400 MW, soit seulement 1,8% de l’objectif des 22 000 MW/an anticipes pour 2030.

De toute façon, même si 100% de cet objectif sont atteints, ils n’auraient pu fournir plus de 27% de la consommation électrique du pays. Ce programme est apparemment tombé dans l’oubli. Les variantes qui l’ont remplacé depuis 2021 ont été réduites à un total de 15 000 MW/an prévu 5 ans plus tard en 2035, mais leur avancement n’a pas dépassé le stade d’appels d’offres.

Dans ces conditions, il est tout à fait justifié de consumer du gaz pour produire de l’électricité mais seulement pour satisfaire les besoins nationaux car il ne peut en être autrement vu que ni les EnR ni aucune autre source ne peuvent la remplacer. Par contre, il n’est pas justifié de consommer le gaz pour produire de l’électricité destinée à l’exportation.

La deuxième raison est que la production envisagée d’un surplus exportable d’électricité conventionnelle a pu être encouragé par la puissance excédentaire des centrales thermiques actuelles. En effet, la puissance totale installée se situe autour de 25 000 MW, alors que celle appelée dans l’année est de 12 000 MW en moyenne avec des pics atteignant les 16 000 MW.

Il en résulte donc un excédent théorique de capacité allant de 9 000 à 13 000 MW dont il sera facile de soutirer les 1000 à 2000 MW pour l’exportation même si cet excédent ne fonctionne pas à sa pleine capacité. Elle a pu l’être aussi par la production locale, en Algérie, de turbines et équipements de haute qualité (General Electric) fonctionnant au gaz.

Enfin, la troisième raison est qu’il a peut être été conclu que l’exportation d’électricité serait plus rentable que l’exportation du gaz l’ayant produite ce qui est loin d’être évident.

Quel est l’intérêt pour l’Algérie d’exporter de l’électricité et pour l’Italie de l’importer ?

L’exportation d’électricité ne semble présenter d’intérêt ni pour l’Algérie ni pour l’Italie, pays importateur.

Il faut savoir, en effet, que cette opération d’exportation n’est pas aussi simple que cela puisse paraître. Elle nécessitera la pose d’une coûteuse ligne électrique sous-marine pouvant atteindre les 2 000 mètres de profondeur entre les deux pays et un coût allant jusqu’à $1,5 milliards. Il existera alors deux voies de transport énergétique en compétition pour l’exportation, de l’électricité et du gaz.

La première sera celle de la ligne électrique sous-marine qui transportera directement, vers l’Italie, l’électricité produite en Algérie. La seconde sera celle des gazoducs (actuel et futur) qui transporteront du gaz d’Algérie à partir duquel de l’électricité pourra être produite à l’arrivée en Italie. En fin de course, le produit final sera de l’électricité, obtenue directement ou indirectement. Dans ces conditions, l’intérêt de l’Italie à l’importer et celui de l’Algérie à l’exporter prêtent à discussion.

En ce qui concerne l’Italie, on voit mal l’intérêt qu’a ce pays à dépendre d’une centrale située en Algérie pour son approvisionnement en électricité et à investir lourdement dans une ligne électrique sous-marine pour l’importer. Au lieu de cela, l’Italie pourrait produire sa propre électricité chez elle en important le gaz, à cette fin, par l’intermédiaire du gazoduc actuel d’une capacité pouvant dépasser les 30 milliards de mètres cubes/an auquel pourrait s’ajouter un second gazoduc : le GALSI. Elle en sortira gagnante en évitant l’énorme investissement dans une ligne sous-marine qui n’aurait plus sa raison d’être.

En ce qui concerne l’Algérie, elle évitera, de même, les lourds financements dans la ligne électrique sous-marine et dans un complément éventuel de puissance électrique. Au lieu de produire et exporter ainsi de l’électricité, elle pourrait exporter, à sa place, le volume de gaz requis pour sa production. Elle en tirerait un profit bien plus élevé, ce qui fera l’objet des chapitres suivants. Elle évitera aussi, accessoirement, de répandre localement les émissions de GES.

Rentabilité de l’exportation d’électricité comparée à celle de l’exportation  du gaz

Sur la base des données dont nous disposons, les calculs montrent qu’environ 254 m3 de gaz, soit une quantité d’énergie équivalente à environ 9,8 millions de British Thermal Units (MMbtu), seront nécessaires pour produire un mégawatt/heure (MW/h) d’électricité dans une centrale thermique.

Cependant, si ce volume de gaz  est exporté au lieu d’être consommé pour produire cette quantité d’électricité et en supposant un prix moyen à l’export de $10 le MMbtu de gaz, il aurait rapporté environ $98, c’est-à-dire environ $95 de marge bénéficiaire en retranchant les faibles coûts, d’environ $3, de production du gaz.

Par contre, si c’est l’électricité qui est exportée, son LCOE (Levelized Cost Of Ellectricity ou seuil de rentabilité du projet) a été estimé entre 10 et 12 DA le kilowatt/heure (kWh) mais cette évaluation manque de fiabilité vues les dévaluations du dinar qui ont eu lieu entre temps. Le même LCOE moyen du kWh a également été estimé récemment à $0,071 (Hamilton Project papeCas) pour une centrale à gaz en Italie, ce qui est proche (par chance ?) des 10-12 DA.

En supposant le même coût en Algérie, ce n’est qu’au-delà de ce seuil limite d’environ $0,071 qu’une marge bénéficiaire commencera à se dégager. Pour que celle-ci soit équivalente aux $95 de marge bénéficiaire obtenue par la vente des 254 m3 de gaz (ce qui équivaut à $0,095 de marge par kWh), il sera nécessaire de vendre l’électricité à plus de $0,166 le kWh ($0,071 + $0,095), un prix trop élevé pour être compétitif.

Un tel prix de vente au départ d’Algérie serait plus de deux fois supérieur au seuil de rentabilité du kWh italien. Et il lui sera d’ailleurs toujours supérieur même si le coût de production du gaz dépasse très largement  les $3 supposés ou que son prix de vente soit inférieur à $10 le MMbtu. L’exportation de l’électricité ne serait alors justifiée que si sa vente dépasse environ $0,166 le kWh.

A titre d’exemple, si le kWh est vendu $0,071, c’est-à-dire au coût de revient de sa production (supposé égal au coût italien), l’exportation de l’électricité produite par les 1000 ou 2000 MW n’auraient pu réaliser aucune marge bénéficiaire. Par contre, l’exportation du gaz qui l’aurait produite aurait réalisé une marge bénéficiaire d’environ $815 millions/an en remplaçant l’électricité générée annuellement par une moyenne de 1000 MW et $1630 millions/an en remplaçant celle générée par une moyenne de. 2000 MW.

La conclusion est donc que, dans ces conditions, l’exportation de gaz s’avère grandement plus profitable que l’exportation de l’électricité qu’il aurait produite.

Bien sûr, ces calculs méritent d’être approfondis par une analyse économique portant sur diverses combinaisons de prix de vente et de coûts de production de l’électricité et du gaz. Mais il serait fort surprenant qu’elle aboutisse à une conclusion différente.

Cas de l’électricité renouvelable

On pourrait nous rétorquer que ce qui vient d’être dit sur l’électricité conventionnelle ne s’applique pas à l’électricité renouvelable qui est, quant à elle, générée par des sources renouvelables telles que le photovoltaïque et non pas par le gaz.

En réalité, il n’en est rien car le même volume de gaz sera consommé que dans le cas de l’électricité conventionnelle mais il le sera indirectement.

En effet, aussi longtemps que de l’électricité conventionnelle sera produite en Algérie, c’est-à-dire jusqu’à une échéance très lointaine, tout surplus d’électricité renouvelable destiné à l’exportation pourrait, au lieu d’être exporté, remplacer de l’électricité conventionnelle et économiser ainsi le gaz que celle-ci aurait consommé. Ce gaz pourrait alors être exporté à la place de l’électricité renouvelable avec, comme dans le cas du conventionnel, une marge bénéficiaire autrement plus élevée.

A titre d’exemple, supposons qu’au cours d’une certaine année (lointaine), le mix algérien sera constitué d’électricité conventionnelle à 70% et d’électricité renouvelable à 30%. Si un surplus renouvelable de 20% du total est produit pour l’exportation, il pourrait très bien, au lieu d’être exporté, remplacer 20% d’électricité conventionnelle et donc économiser le gaz qui aurait été consommé pour sa production. Il en aurait résulté alors un nouveau mix affichant 50% de renouvelable (30%+20%) au lieu de 30% et 50% de conventionnel (70%-20%) au lieu de 70%. En d’autres mots, cette substitution se traduira par moins de conventionnel, moins de gaz consommé pour le produire et donc plus de gaz économisé.

Et cela temps que la consommation locale d’électricité renouvelable n’aura pas atteint les 100%, ce qui pourrait durer encore plusieurs décennies au rythme du développement actuel des EnR.

Ce n’est qu’une fois ce maximum atteint que tout surplus de renouvelable pourra être exporté, puisqu’il ne sera plus substituable au conventionnel et donc ne pourra plus économiser de gaz.

Conclusion

En résumé, il apparaît plus avantageux pour l’Italie de produire localement de l’électricité à partir du gaz importé d’Algérie au lieu d’en importer de l’électricité.

Tout comme il apparaît encore bien plus avantageux pour l’Algérie d’exporter le gaz au lieu d’exporter de l’électricité produite à partir de ce gaz.

Etant donné que les EnR ne seront pas, avant très longtemps, en mesure de remplacer l’électricité conventionnelle, le gaz restera durablement la principale source de production électrique en Algérie. Aussi, il importe d’encourager l’exploration et l’exploitation gazières, y compris éventuellement celles des schistes, afin d’accroitre les réserves, prolonger les exportations et assurer la sécurité énergétique, notamment électrique, du pays.


M. T. – [email protected]


 

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