LIVRES / RÊVES ET RÉALITÉS

          par Belkacem Ahcene-Djaballah   

                                                                        Livres

Belvédère. Roman de Aïcha Kassoul. Casbah Editions, Alger 2023, 142 pages, 900 dinars

Bien sûr, il y a un personnage central qui se raconte et raconte sa vie ainsi que celle de ses proches, surtout la maman et aussi, ce qui est désormais incontournable chez nos romanciers, l’entourage, social, politique et professionnel. Souvent frontalement, parfois en douceur. On n’est jamais assez prudent.

On a donc de tout un peu et un peu de tout, heureusement enveloppé dans une écriture libre et de très haute qualité… pas toujours accessible au lecteur lambda.

On a donc, au fil des pages, une sorte de confessions intimes sur moult sujets parfois se chevauchant. Il est vrai que le personnage central paraît avoir une âme bien tourmentée entre l’hier et l’aujourd’hui, dans une Algérie bousculée, tiraillée, parfois meurtrie, n’ayant pas totalement récupéré sa forme et son esprit, les épreuves du temps colonial puis celles de la décennie noire ayant laissé bien des blessures.

Au fil des pages et tout au long d’une vie, on voit donc défiler les études à Paris, un détournement d’avion par les terroristes islamistes («Airbus djihad») , l’assassinat d’un président, le hirak, le cinquième mandat présidentiel de l’innomé, les oligarques en prison, la succession de l’innomé, les mauvaises pratiques dans la gestion de l’Université, la «vie» au Club des pins, le pouvoir de destruction d’une carrière des réseaux sociaux sur la «Toile»…

L’Auteure : Née en 1944 à Blida, professeur de lettres (Université Alger 2), productrice et animatrice d’une émission littéraire (Radio Chaîne 3), ancienne consule d’Algérie en France (Besançon). De nombreux articles scientifiques et plusieurs ouvrages dont «Alger en toutes lettres» (2003), «L’Algérie en français dans le texte» (1990), «Chroniques de l’impure» (1998) et «Le pied de Hanane» (2009). Prix «Escale littéraire» en 2018 pour son roman «La colombe de Kant».

Extraits : «Les Algérois ont toujours aimé se mêler des affaires des autres» (p 12), «Doctorrr. Roulé dans le vide, le r le faisait doucement marrer» (p 16), «Le marché de la déconstruction reste permanent et juteux, les édiles plus malins que leurs administrés, vision basse et pied sans cesse aux aguets» (p 21), «Au Soudan, je ne sais pas, mais chez nous le chancre de la bondieuserie politique a tout rongé, lentement, avec une efficacité remarquable» (p 35), «C’est quoi ce pays, le sien, où la vie est si terrible que le naufrage par centaines lui est préférable, l’écume des mers aux lèvres, h’rag la vie, t’es déjà mort. Happé par le trou qui creuse derrière et bas l’absence d’un arrière-pays et d’un pays» (p 83), «L’Etat a de la ressource et même de l’humour. Quand ça parle trop de la corruption qui le fait vivre, il crée une commission pour qu’elle fasse taire tout le monde, et quand les disparus font du bruit, il les dissout avec celle qui était censée les retrouver «(p 127).

Avis : Beaucoup plus un exercice de style qu’une histoire. Ou, une autre manière de raconter une histoire. Et, une belle-lettrienne qui maîtrise son écriture.

Citations : «Dans la mécanique du chaos, ce n’est pas faire offense au bon sens que de ruiner ce qui existe, le français condamné à sa disparition et enfilé entre-temps en perles pas rares sur les enseignes des magasins, les menus des restaurants et des cafés. Délectables» (p 21), «(Démission présidentielle). De l’inédit. Dans un pays où mourir sur son fauteuil est, plus qu’un projet, un destin d’homme d’Etat» (p 27), «L’art sur commande ne rend pas service à l’art, aucun mystère là-dessus» (p 50), «La liberté s’apprivoise, mais encore fallait-il supporter ses chaînes, et savoir qu’elles durcissent et finissent par rompre» (p 109), «Un cran d’arrêt, quand s’ouvre le couteau, ça s’entend trop tard» (p 110), «Les histoires sont, comme l’herbe, plus belles chez le voisin» (p 118), «La vengeance, il n’y a que ça, elle est comme le feu, plus il dévore, plus il a faim» (p 123).

Juste une gifle. Roman de Nadjib Stambouli. Koukou Editions, Alger 2023, 133 pages, 1.000 dinars

Derrière un paravent avant et bienveillant se cache, bien souvent, un côté ignoble et odieux. Et, parfois, ça commence sans raison, et c’est le choc, surtout venant d’une personne qu’on n’imagine ni méchante ni brutale. Puis on prend le pli… et les coups deviennent la routine jusqu’à s’étonner quand ils ne pleuvent pas. A peine quelques mois de «lune de miel», après un mariage supposé d’ «amour», un époux de niveau intellectuel pourtant supposé élevé (universitaire, pardi !) balance, à sa tendre moitié, elle aussi de niveau intellectuel élevé, non plus un gros bisou, mais une gifle. Sans aucune raison et même s’il y en avait une (un plat un peu trop salé ou un peu trop piquant à son goût ?) en avait-il le droit ? Ou, était-ce seulement l’excuse pour laisser libre cours à son moi profond. Avec le temps, les choses ne s’arrangent pas, le comportement du «bien-aimé» naviguant au gré du temps, de l’humeur et des «envies», entre le câlin, le ton mielleux et la violence. Le traumatisme physique et moral est immense. Il faut alors se confier à d’autres oreilles, ce qui n’est guère facile. D’autres femmes en détresse et en «lutte» contre les violences faites aux femmes. Malgré tout, l’espoir d’une amélioration demeure assez forte… jusqu’au jour où la violence se répète… jusqu’au jour où la violence se retrouve conjuguée à la tromperie. La goutte qui fait déborder le vase et la rupture. Une issue presque heureuse, la «malheureuse» héroïne n’ayant pas encore d’enfant, ayant un travail stable et aussi la maison familiale et une maman qui l’accueille avec joie. Mais toutes les autres ?

L’Auteur : Économiste de formation, journaliste. Il a été directeur de rédaction dans de nombreux journaux (hebdos et quotidiens). Déjà auteur de plusieurs ouvrages dont «Ma piste aux étoiles» (des portraits), «Le comédien», «Le fils à maman ou la voix du sang», «La rancune», «Le mauvais génie» (des romans)…

Extraits : «Il n’est de meilleur lieu qu’une fête familiale pour faire ses emplettes de critiques «(pp 6-7), «Avec tous les êtres chers, on partage les confidences, mais on ne partage pas toutes les confidences avec les êtres chers» (p 28), «Dans les escaliers, on passe devant la dame, pour ne pas la mettre dans la gêne en ayant sa croupe au centre du champ de vision» (p 43).

Avis : L’expérience du journaliste reporter et la sensibilité du commentateur. Claire comme écriture. Précis comme faits. Prenante comme «intrigue» (plutôt une mésaventure). Un livre à lire par toutes celles et tous ceux qui ne supportent pas les «machos», déclarés ou hypocrites.

Citations : «Rien ne raccourcit les distances autant que le vœu de fuir un endroit» (p19), «Une gifle, en soi, ce n’est rien du tout, on s’essuie la joue et c’est oublié. C’est la suite qui est le problème» (p57), «L’amour rend aveugle, peut-être, mais ce n’est pas un somnifère» (p 77), «Le travail est effort, physique ou mental, mais surtout atmosphère» (p77), «La belle vie, c’est être rassasié sans être glouton, c’est être serein pour apprécier le moindre plaisir des sens, offrande du jour ou de la nuit» (p 88).


        La nuit les livres, eux aussi deviennent insomniaques!

 

Les bibliothèques familiales sont à l’image de leurs propriétaires, dans le choix du fonds, l’organisation, l’arrangement et aussi dans le chaos esthétique qui y règne. La bibliothèque est la pharmacie magique. Toute maison habitée par une bibliothèque s’installe dans le bonheur.
Le livre-thérapeute!
Depuis près d’un demi-siècle, je collectionne les livres, jour après jour, voyage après voyage, livre après livre, livre sur livre. Chaque fois que je voyage dans un pays je rentre avec un sac plein de livres. Et ce désir fou ne cesse de s’accroître.
Le livre est la peau de la vie, le hameau du lecteur.
Les livres que nous écrivons comme ceux que nous lisons sont semblables à nos enfants, nous ne préférons pas celui-ci à l’autre.
Dans une maison où il n’y a pas de bibliothèque, ni les anges, ni les dieux, ni les démons n’accèdent. C’est une demeure sans issue et sans lumière, un néant.
Chaque maison qui abrite une bibliothèque est inondée de senteurs du paradis. L’arôme de l’encre sur papier est le parfum le plus précieux et le plus fin qui soit.
Une bibliothèque familiale ou personnelle est l’image de celui qui l’a créée titre par titre, et seul son propriétaire comprend le secret du chaos de cette bibliothèque. Le chaos de la bibliothèque est comme le chaos matinal du lit d’un couple férocement amoureux.
La bibliothèque ne dort pas, elle veille sur ceux qui l’aiment.
Plus la bibliothèque personnelle est organisée et soignée, plus elle est proche de la décoration que de la lecture.
Les bibliothèques arrangées me rappellent ceux qui, dans les années quatre-vingt, achetaient des volumes avec une belle reliure au métrage. Ils demandaient au libraire un mètre de livre ou deux mètres et soixante centimètres selon la longueur du rayonnage!
Dans;une bibliothèque chaotique, le lecteur se sent comme un chat se déplaçant en ligne non droite,en spirale, tournant un livre sur un autre. Et dans ce labyrinthe il ne perd jamais son sens de l’orientation. Les moments d’évasion les plus agréables sont ceux où nous nous sentons perdus dans notre bibliothèque personnelle.
À chaque fois que je regarde lors d’un entretien télévisé avec un écrivain ou une personnalité publique alors qu’il est dans sa maison et que derrière lui apparaît une bibliothèque sévèrement arrangée, des séries de volumes minutieusement agencés, je sens que cette personne n’a aucun amour pour sa bibliothèque. Il lui tourne le dos! Et que cette bibliothèque derrière lui dans son arrangement strict me parait comme un cimetière des rois et des familles aristocratiques dont les tombes sont parfaitement alignées,où les morts/livres dorment pour l’éternité,Les bons livres ne sont pas des morts, ce sont des êtres vivants, ils ont besoind’être bousculés, d’être ouverts.
Chaque fois que la bibliothèque personnelle flotte dans le chaos poétique, sachez qu’elle a la vie qui coule dans les veines et qu’il y a un oeil clément qui veille sur elle pour qu’elle ne s’endorme pas.
Les livres ne dorment jamais!
Les livres ne dorment pas sur des étagères, ne font pas de sieste, les rayonnages ne sont pas des lits avec des matelas moelleux. Depuis leur place, les livres nous regardent, nous crient dessus dès que nous les perdons de vue.
Les livres pleurent autant qu’une personne sensible dès qu’ils sentent que personne ne leur masse les articulations et qu’ils ne sont pas interpellés.
Les livres parlent avec éloquence. Ils s’adressent à l’oreille qui sait et qui respecte le sens de l’écoute. Les sons des livres sont différents; aucune voix ne ressemble à l’autre, certains livres ont des sons doux, certains sont aigus, d’autres sont forts.
Si nous ne dialoguons pas avec les livres, ceux-ci comme les humains attrapent un rhume, des rhumatismes et des démangeaisons.
Quand j’étais directeur général de la Bibliothèque nationale d’Algérie, il m’arrivait de monter la nuit au septième étage où se trouvent les réserves, et de marcher entre les longues étagères qui s’étendent sur des centaines de mètres, avec des petites lumières tamisées qui descendaient des bords, avec prière j’écoutais le lieu et j’entendais des voix, des voix réelles, celles des auteurs des livres.Leurs chuchotements arrivaient à mes oreilles, des véritables chuchotements. Parmi ces voix je distinguais celle d’Al-Maâri, celle d’Al-Mustanabbî, de l’autre côté la voix blessée de Si Mohand Ou Mhand arrive, celle d’Abou Nouas, d’Abou Hayyan al-Tawhidi, d’Ibn Hazm, d’Ibn Zaydun, de Mohammed Dib, de Naguib Mahfouz, d’Al-Maghout, de Kateb Yacine, d’Assia Djebar, de Shakespeare, de Molière, d’Ahmed Shawqu, de Baudelaire, de Saïd Akl, de Zola, de Malek Chebel, de Victor Hugo, de Mouloud Mammeri, de Saâdallah Wannous, de Mohamed Arkoun, de Tayeb Saleh…
Un choeur dans une harmonie totale, il me rappelle que l’existence des créateurs des livres est éternelle, leur victoire sur la mort est une vérité absolue, des voix provenant du fond des âges, elles sont de différentes géographies.
Au fur et à mesure que j’avançais entre les étagères, les voix se multipliaient dans différentes langues, des voix entre provocation et recueillement.
On aurait dit que chaque voix cherchait un lecteur ou un compagnon nocturne, avec une envie de quitter les étagères pour s’installer entre les mains et sous le regard attentif d’un lecteur.
La nuit, les livres eux aussi deviennent insomniaques. S’ils ne sont pas ouverts, s’ils ne sont pas lus, ils sont frappés pas la mélancolie et vieillesse.
J’avançais et j’entendais les voix des écrivains qui avaient souffert en écrivant leurs oeuvres page après page, des écrivains emprisonnés, exilés, torturés, assassinés pour une opinion qu’ils ont clamée dans un livre.
Tout comme leurs auteurs, les livres sont des êtres vivants, dont certains ont été exécutés, d’autres brûlés et d’autres encore lapidés.
À chaque fois que je regarde le chaos de ma bibliothèque, je répète cette expression de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges: «J’imagine toujours un paradis sous la forme d’une bibliothèque» mais est- ce que le paradis est chaotique?


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