Quinze raisons pour lesquelles les médias ne font pas de journalisme

Pourquoi l’industrie médiatique fonctionne-t-elle comme une énorme machine de propagande au service des 1% ? Tous les matins, les journalistes ne reçoivent pas des coups de fil des puissants de ce monde pour s’entendre dicter ce qu’ils doivent raconter au public. C’est le fonctionnement même de cette industrie qui explique la manière dont les médias nous racontent ce qui se passe dans le monde. Un fonctionnement qu’Herman et Chomsky avaient brillamment décortiqué dans Fabriquer un consentement. Dans leur sillage, Caitlin Johnstone apporte ici une excellente pierre à l’édifice de l’analyse critique des médias. (IGA)


Si vous observez les médias occidentaux d’un œil critique, vous finirez par remarquer que leurs reportages s’alignent systématiquement sur les intérêts de l’empire centralisé des États-Unis, de la même manière que vous vous attendriez à ce qu’ils le fassent s’ils étaient des organes de propagande dirigés par le gouvernement.

Le New York Times a toujours soutenu toutes les guerres menées par les États-Unis. Les médias occidentaux se concentrent massivement sur les manifestations à l’étranger contre les gouvernements que les États-Unis n’aiment pas, tout en accordant beaucoup moins d’attention aux manifestations généralisées contre les gouvernements alignés sur les États-Unis. La seule fois où Trump a été universellement couvert d’éloges par les médias a été lorsqu’il a bombardé la Syrie, tandis que la seule fois où Biden a été universellement critiqué par les médias a été lorsqu’il s’est retiré de l’Afghanistan.

Les médias des États-Unis d’Amérique ont si bien réussi à associer Saddam Hussein aux attentats du 11 septembre dans l’esprit du public avant l’invasion de l’Irak que sept USAméricains sur dix croyaient encore qu’il était lié au 11 septembre plusieurs mois après le début de la guerre.

L’existence de cette partialité extrême est évidente et indiscutable pour quiconque y prête attention, mais le pourquoi et le comment sont plus difficiles à percevoir. L’uniformité est si complète et si cohérente que lorsque les gens commencent à remarquer ces schémas, il est courant qu’ils supposent que les médias doivent être contrôlés par une petite autorité centralisée, à l’instar des médias d’État des gouvernements plus ouvertement autoritaires. Mais si l’on cherche à comprendre pourquoi les médias agissent comme ils le font, ce n’est pas vraiment ce que l’on constate.

Il s’agit plutôt d’un réseau beaucoup plus vaste et beaucoup moins centralisé de facteurs qui font pencher la balance de la couverture médiatique à l’avantage de l’empire américain et des forces qui en bénéficient. Certains de ces facteurs sont en effet de nature conspiratoire et se produisent en secret, mais la plupart d’entre eux sont essentiellement exposés au grand jour.

Voici 15 de ces facteurs :

1. Propriété des médias

Le point d’influence le plus évident dans les médias de masse est le fait que ces organes sont généralement détenus et contrôlés par des ploutocrates dont la richesse et le pouvoir reposent sur le statu quo dont ils bénéficient.

Jeff Bezos est propriétaire du Washington Post, qu’il a acheté en 2013 à la famille Graham, elle aussi immensément riche. The New York Times est dirigé par la même famille depuis plus d’un siècle. Rupert Murdoch possède un vaste empire médiatique international dont le succès est largement dû aux agences gouvernementales US avec lesquelles il est étroitement lié.

Posséder des médias a toujours été, en soi, un investissement susceptible de générer d’immenses richesses – « c’est comme avoir une licence pour imprimer son propre argent », comme l’a dit un jour le magnat canadien de la télévision Roy Thomson.

Cela signifie-t-il que les riches propriétaires de médias se tiennent au-dessus de leurs employés et leur disent ce qu’ils doivent rapporter au jour le jour ? Non. Mais cela signifie qu’ils contrôlent qui dirigera leur média, ce qui signifie qu’ils contrôlent qui embauchera les cadres et les rédacteurs, qui contrôlent l’embauche de tous les autres employés du média.

Rupert Murdoch n’a probablement jamais annoncé dans la salle de rédaction les sujets de discussion et la propagande de guerre du jour, mais vous avez une chance inouïe de décrocher un emploi dans la presse Murdoch si vous êtes connu comme un anti-impérialiste qui brûle les drapeaux.

Ce qui nous amène à un autre point connexe :

2. « Si vous pensiez différemment, vous ne seriez pas assis là où vous êtes »

Lors d’une discussion controversée entre Noam Chomsky et le journaliste britannique Andrew Marr en 1996, Chomsky a tourné en dérision la fausse image que les journalistes traditionnels ont d’eux-mêmes en tant que « profession de croisade » qui est « contradictoire » et « se dresse contre le pouvoir », affirmant qu’il est presque impossible pour un bon journaliste de le faire de manière significative dans les médias de masse du monde occidental.

–  « Comment pouvez-vous savoir que je m’autocensure ? » a objecté M. Marr.
– « Comment pouvez-vous savoir que les journalistes sont… ?

– « Je ne dis pas que vous vous autocensurez », a répondu Chomsky. « Je suis sûr que vous croyez tout ce que vous dites. Mais ce que je dis, c’est que si vous croyiez quelque chose de différent, vous ne seriez pas assis là où vous êtes ».

Dans un essai de 1997, Chomsky a ajouté que « le fait est qu’ils ne seraient pas là s’ils n’avaient pas déjà démontré que personne n’a besoin de leur dire ce qu’ils doivent écrire parce qu’ils diront de toute façon la bonne chose ».

3. Les journalistes apprennent la pensée de groupe pro-establishment sans qu’on le leur dise

Cet effet « vous ne seriez pas assis là où vous êtes assis » n’est pas seulement une théorie de travail personnelle de Chomsky ; les journalistes qui ont passé du temps dans les médias ont publiquement reconnu que c’est le cas ces dernières années, affirmant qu’ils ont appris très rapidement quels types de résultats aideront et entraveront leur progression dans la carrière sans avoir besoin d’être explicitement informés.

Lors de sa deuxième campagne présidentielle en 2019, le sénateur Bernie Sanders a rendu les médias furieux en accusant le Washington Post de partialité à son égard.

L’affirmation de Sanders était tout à fait correcte ; au cours de la période la plus chaude et la plus disputée de la primaire présidentielle de 2016, Fairness and Accuracy In Reporting a noté que le WaPo avait publié pas moins de seize articles diffamatoires sur Sanders en l’espace de seize heures. Le fait que Sanders ait souligné ce fait flagrant a déclenché une controverse émotionnelle sur la partialité des médias, qui a donné lieu à quelques témoignages de qualité de la part de personnes bien informées.

Parmi elles, l’ancienne journaliste de MSNBC Krystal Ball et l’ancien correspondant du Daily Caller à la Maison-Blanche Saagar Enjeti ont expliqué les pressions subtiles exercées sur eux pour qu’ils adhèrent à l’orthodoxie de la pensée de groupe, dans un segment de l’émission en ligne Rising, diffusée par The Hill.

« Il y a certaines pressions pour rester en bons termes avec l’establishment afin de maintenir l’accès qui est l’élément vital du journalisme politique », a déclaré M. Ball dans cette séquence.

« Qu’est-ce que je veux dire par là ? Laissez-moi vous donner un exemple de ma propre carrière, car tout ce que je dis ici s’applique franchement à moi aussi. Début 2015, sur MSNBC, j’ai fait un monologue que certains d’entre vous ont peut-être vu, suppliant Hillary Clinton de ne pas se présenter. J’ai dit que ses liens avec l’élite n’étaient pas en phase avec le parti et le pays, que si elle se présentait, elle serait probablement la candidate et perdrait ensuite.

« Personne ne m’a censuré, j’ai été autorisé à le dire, mais par la suite, les Clinton ont appelé et se sont plaints auprès des dirigeants de MSNBC et ont menacé de ne plus me donner accès à l’émission pendant la campagne à venir. On m’a dit que je pouvais toujours dire ce que je voulais, mais que je devais obtenir l’autorisation du président de la chaîne pour tout commentaire lié à Clinton. En tant qu’être humain désireux de conserver son emploi, je suis certain que j’ai fait moins de commentaires critiques sur Clinton après cela que je ne l’aurais fait autrement.)]

« C’est quelque chose que beaucoup de gens ne comprennent pas », a déclaré Enjeti.

« Ce n’est pas nécessairement que quelqu’un vous dise comment faire votre couverture, c’est que si vous faisiez votre couverture de cette manière, vous ne seriez pas embauché dans cette institution. Si vous n’entrez pas dans ce cadre, le système est conçu pour ne pas vous donner la parole. Et si vous le faisiez nécessairement, toutes les structures d’incitation autour de votre salaire, de votre promotion, de vos collègues qui vous tapent dans le dos, tout cela disparaîtrait. Il s’agit donc d’un système de renforcement, qui permet d’éviter de s’engager dans cette voie ».

« C’est vrai, et encore une fois, ce n’est pas nécessairement intentionnel », a ajouté Ball. « C’est parce que vous êtes entouré de ces gens-là, et il y a une pensée de groupe qui s’installe. Et vous êtes conscient de ce pour quoi vous allez être récompensé et de ce pour quoi vous allez être puni, ou non récompensé, comme cela joue définitivement dans l’esprit, que vous le vouliez ou non, c’est une réalité ».

Au cours de la même controverse, l’ancien producteur de MSNBC Jeff Cohen a publié un article dans Salon intitulé « Memo to mainstream journalists : Can the phony outrage ; Bernie is right about bias » dans lequel il décrit la même expérience de « groupthink » :

« Cela se produit à cause de la pensée de groupe. Cela se produit parce que les rédacteurs en chef et les producteurs savent – sans qu’on le leur dise – quels sujets et quelles sources sont hors limites. Il n’est pas nécessaire de donner des ordres, par exemple, pour que les journalistes de base comprennent que les affaires du patron de l’entreprise ou des principaux annonceurs sont interdites, sauf en cas d’inculpation criminelle.

« Aucun mémo n’est nécessaire pour parvenir à l’étroitesse de vue – en sélectionnant tous les experts habituels de tous les groupes de réflexion habituels pour dire toutes les choses habituelles. Pensez à Tom Friedman. Ou Barry McCaffrey. Ou Neera Tanden. Ou n’importe lequel des membres du club d’élite qui se sont avérés absurdement erronés à maintes reprises sur les affaires nationales ou mondiales ».

Matt Taibbi s’est également immiscé dans la controverse pour mettre en lumière l’effet de groupthink des médias, en publiant un article dans Rolling Stone sur la manière dont les journalistes en viennent à comprendre ce qui va ou ne va pas élever leur carrière dans les médias de masse :

« Les journalistes voient un bon journalisme d’investigation sur de graves problèmes structurels mourir sur pied, tandis que des montagnes de colonnes sont consacrées à des futilités comme les tweets de Trump et/ou à des intrigues partisanes simplistes. Personne n’a besoin de faire pression sur qui que ce soit. Nous savons tous ce qui mérite ou non des félicitations dans les salles de rédaction. Et il est probablement utile de noter ici que Taibbi ne travaille plus pour Rolling Stone ».

4. Les employés des médias qui ne se conforment pas à la pensée de groupe s’épuisent et sont poussés vers la sortie

Soit les journalistes apprennent à faire le genre de reportage qui fera avancer leur carrière dans les médias de masse, soit ils n’apprennent pas et ils restent marginalisés et ignorés, soit ils s’épuisent et démissionnent.

Le journaliste de NBC William Arkin a démissionné de la chaîne en 2019, critiquant NBC dans une lettre ouverte pour être constamment « en faveur de politiques qui ne font qu’engendrer plus de conflits et plus de guerres », et se plaignant que la chaîne avait commencé à « imiter l’État de sécurité nationale lui-même ».

M. Arkin a déclaré qu’il se retrouvait souvent comme une « voix solitaire » dans l’examen minutieux des différents aspects de la machine de guerre US, précisant qu’il « s’est disputé sans fin avec MSNBC sur toutes les questions de sécurité nationale pendant des années ».

« Nous avons contribué à transformer la sécurité nationale mondiale en une sorte d’histoire politique », écrit M. Arkin. « Je trouve décourageant que nous ne parlions pas des échecs des généraux et des responsables de la sécurité nationale. Je trouve choquant que nous approuvions essentiellement la persistance de la maladresse américaine au Moyen-Orient et maintenant en Afrique par le biais de nos reportages sans intérêt ».

Parfois, la pression est beaucoup moins subtile. Chris Hedges, journaliste lauréat d’un prix Pulitzer, a quitté le New York Times après avoir reçu une réprimande écrite officielle du journal pour avoir critiqué l’invasion de l’Iraq dans un discours prononcé au Rockford College, réalisant qu’il devrait cesser de parler publiquement de ce qu’il croyait ou qu’il serait licencié.

« Soit je me muselais pour être fidèle à ma carrière, soit je m’exprimais et je me rendais compte que ma relation avec mon employeur était en phase terminale », a déclaré M. Hedges en 2013. « À ce moment-là, je suis parti avant qu’ils ne se débarrassent de moi. Mais je savais que je n’allais pas pouvoir rester ».

5. Les employés des médias qui dépassent les bornes sont licenciés

Cette mesure n’a pas besoin d’être appliquée souvent, mais elle se produit suffisamment souvent pour que les personnes qui font carrière dans les médias comprennent le message, comme lorsque Phil Donahue a été renvoyé de MSNBC pour s’être opposé au bellicisme de l’administration Bush avant l’invasion de l’Irak, alors qu’il avait la meilleure audience de toute la chaîne, ou en 2018 lorsque Marc Lamont Hill, professeur à l’université de Temple, a été renvoyé de CNN pour avoir soutenu la liberté des Palestiniens lors d’un discours aux Nations unies.

6. Les employés des médias qui suivent la ligne impériale voient leur carrière progresser

Dans son livre « War Journal : My Five Years in Iraq », Richard Engel, de la NBC, écrit qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour aller en Irak parce qu’il savait que cela donnerait un coup de fouet à sa carrière, qualifiant sa présence sur place pendant la guerre de « coup d’éclat ».

« Dans la période précédant la guerre, il était clair que l’Irak était un pays où les carrières allaient se faire », écrit Richard Engel. « Je me suis faufilé en Irak avant la guerre parce que je pensais que le conflit marquerait un tournant au Moyen-Orient, où je vivais déjà depuis sept ans. En tant que jeune pigiste, je pensais que certains reporters mourraient en couvrant la guerre d’Irak, et que d’autres se feraient un nom ».

Ces propos nous éclairent sur la façon dont les journalistes ambitieux envisagent de gravir les échelons de leur carrière et sur l’une des raisons pour lesquelles ils sont toujours aussi enthousiastes à l’idée de faire la guerre. Si vous savez qu’une guerre peut faire avancer votre carrière, vous allez espérer qu’elle se produise et faire tout ce que vous pouvez pour la faciliter. Le système tout entier est conçu pour élever les pires personnes.

Engels est aujourd’hui le correspondant en chef de NBC pour les affaires étrangères.

7. Avec les médias publics et financés par l’État, l’influence est plus manifeste

Nous avons donc parlé des pressions exercées sur les employés des médias dans les médias gérés par les ploutocrates, mais qu’en est-il des médias qui n’appartiennent pas à des ploutocrates, comme NPR et la BBC ?

La propagande prospère dans ces institutions pour des raisons plus évidentes : leur proximité avec les pouvoirs publics. Jusque dans les années 1990, la BBC laissait le MI5 contrôler ses employés en cas d’activité politique « subversive », et n’a officiellement modifié cette politique que lorsqu’elle s’est fait prendre.

Le PDG de la NPR, John Lansing, est directement issu des services de propagande officiels du gouvernement US, puisqu’il était auparavant PDG de l’Agence étasunienne pour les médias mondiaux – et il n’était pas le premier dirigeant de la NPR à avoir une longue expérience de l’appareil de propagande de l’État étasunien.

Avec des médias appartenant au gouvernement des États-Unis comme Voice of America, le contrôle est encore plus manifeste que cela. Dans un article publié en 2017 par la Columbia Journalism Review et intitulé « Spare the indignation : Voice of America n’a jamais été indépendante », Dan Robinson, vétéran de VOA, affirme que ces organes sont totalement différents des entreprises de presse normales et qu’ils sont censés faciliter les intérêts des États-Unis en matière d’information pour recevoir des fonds du gouvernement :

« J’ai passé environ 35 ans à Voice of America, où j’ai occupé des postes allant de correspondant en chef à la Maison-Blanche à chef de bureau à l’étranger et chef d’une division linguistique clé, et je peux vous dire que pendant longtemps, deux choses ont été vraies.

Premièrement, les médias financés par le gouvernement américain ont été sérieusement mal gérés, une réalité qui les a rendus mûrs pour des efforts de réforme bipartisans au Congrès, qui ont culminé fin 2016 lorsque le président Obama a signé la loi de 2017 sur l’autorisation de la défense nationale.

Deuxièmement, il existe un large consensus au Congrès et ailleurs sur le fait qu’en échange d’un financement continu, ces diffuseurs gouvernementaux doivent faire plus, dans le cadre de l’appareil de sécurité nationale, pour soutenir les efforts de lutte contre la désinformation de la Russie, d’ISIS et d’Al-Qaïda ».

8. L’accès au journalisme.

Krystal Ball a abordé ce point dans son anecdote sur l’appel influent de MSNBC du camp Clinton ci-dessus. Le journalisme d’accès fait référence à la manière dont les médias et les journalistes peuvent perdre l’accès aux politiciens, aux fonctionnaires et à d’autres personnalités puissantes si ces personnalités ne les perçoivent pas comme suffisamment sympathiques.

Si une personne au pouvoir décide qu’elle n’aime pas un journaliste donné, elle peut simplement décider de donner ses interviews à quelqu’un d’autre qui est suffisamment flagorneur, ou de faire appel à quelqu’un d’autre lors de la conférence de presse, ou d’avoir des conversations officielles et officieuses avec quelqu’un qui lui fait un peu plus de courbettes.

Le fait de priver d’accès les interlocuteurs difficiles permet d’acheminer tout le matériel médiatique précieux vers les journalistes les plus obséquieux, car si vous avez trop de dignité pour poser des questions faciles et ne pas donner suite aux non-réponses ridicules des politiciens, il y a toujours quelqu’un d’autre qui le fera.

Cela crée une dynamique dans laquelle les lèche-bottes du pouvoir sont élevés au sommet des grands médias, tandis que les journalistes qui tentent de demander des comptes au pouvoir ne sont pas récompensés.

9. Les agences gouvernementales qui cherchent à promouvoir leurs intérêts en matière d’information les alimentent en « scoops »

Dans les dictatures totalitaires, l’agence d’espionnage du gouvernement dit aux médias quels articles publier, et les médias les publient sans poser de questions. Dans les démocraties libres, l’agence d’espionnage gouvernementale dit « Hoo buddy, have I got a scoop for you ! » et les médias le publient sans poser de questions.

De nos jours, l’un des moyens les plus faciles d’obtenir une information importante sur la sécurité nationale ou la politique étrangère consiste à se faire confier un « scoop » par un ou plusieurs responsables gouvernementaux – sous couvert d’anonymat, bien entendu – qui se trouve être de nature à donner une bonne image du gouvernement et/ou à donner une mauvaise image de ses ennemis et/ou à susciter l’assentiment de tel ou tel ordre du jour.

Cela revient bien sûr à publier des communiqués de presse de la Maison-Blanche, du Pentagone ou du cartel du renseignement américain, puisqu’il s’agit de répéter sans esprit critique une information non vérifiée qu’un fonctionnaire vous a transmise et de la déguiser en article d’information. Mais c’est une pratique qui devient de plus en plus courante dans le « journalisme » occidental, à mesure que s’accroît la nécessité de diffuser de la propagande sur les ennemis de la guerre froide de Washington à Moscou et à Pékin.

Parmi les exemples récents et notoires de cette pratique, citons le rapport totalement discrédité du New York Times selon lequel la Russie payait des combattants liés aux talibans pour tuer les forces américaines et alliées en Afghanistan, et le rapport totalement discrédité du Guardian selon lequel Paul Manafort rendait visite à Julian Assange à l’ambassade d’Équateur.

Dans les deux cas, il s’agissait simplement de faussetés dont les médias ont été nourris par des agents des services de renseignement qui tentaient de semer un récit dans la conscience du public, et qu’ils ont ensuite répétées comme des faits sans jamais divulguer les noms de ceux qui les avaient nourris de ces fausses histoires. Autre exemple, des fonctionnaires américains ont admis l’an dernier à la chaîne NBC – toujours sous le couvert de l’anonymat – que l’administration Biden avait simplement transmis des mensonges sur la Russie aux médias afin de gagner une « guerre de l’information » contre Poutine.

Cette dynamique est similaire à celle du journalisme d’accès, en ce sens que les médias et les journalistes qui se sont révélés être des perroquets sympathiques et non critiques des récits gouvernementaux qu’ils reçoivent sont ceux qui ont le plus de chances d’être alimentés, et donc ceux qui obtiennent les « scoops ».

Nous avons eu un aperçu de ce à quoi cela ressemble de l’intérieur lorsque le directeur intérimaire de la CIA sous l’administration Obama, Mike Morell, a déclaré que lui et ses acolytes du cartel du renseignement avaient initialement prévu d’envoyer leur opération de désinformation sur l’ordinateur portable de Hunter Biden à un journaliste anonyme du Washington Post, avec lequel ils entretenaient vraisemblablement de bonnes relations de travail.

Un autre aspect de la dynamique des « scoops » des cartels du renseignement est la façon dont les fonctionnaires gouvernementaux transmettent des informations à un journaliste d’un média, puis les journalistes d’un autre média contactent ces mêmes fonctionnaires et leur demandent si l’information est vraie, puis tous les médias concernés organisent une parade publique sur Twitter pour proclamer que le rapport a été transmis à un journaliste.

10. Intérêts de classe

Plus un employé des médias se conforme à la pensée de groupe impériale, suit les règles non écrites et ne menace pas les puissants, plus il gravit les échelons de la carrière dans les médias. Plus il gravit les échelons, plus il gagne de l’argent. Une fois qu’ils se trouvent en position d’influencer un très grand nombre de personnes, ils font partie d’une classe aisée qui a tout intérêt à maintenir le statu quo politique qui lui permet de conserver sa fortune.

Cela peut prendre la forme d’une opposition à tout ce qui ressemble à du socialisme ou à des mouvements politiques susceptibles de faire payer plus d’impôts aux riches, comme nous l’avons vu dans les virulentes campagnes de dénigrement contre des personnalités progressistes telles que Bernie Sanders et Jeremy Corbyn.

Il peut également s’agir d’encourager le public à mener une guerre culturelle afin qu’il ne commence pas à mener une guerre de classe. Elle peut aussi prendre la forme d’un soutien plus général à l’empire, parce que c’est le statu quo sur lequel votre fortune est bâtie.

Cela peut aussi prendre la forme d’une plus grande sympathie pour les politiciens, les fonctionnaires, les ploutocrates et les célébrités dans leur ensemble, parce que cette classe est celle de vos amis maintenant ; c’est avec elle que vous traînez, que vous allez aux fêtes et aux mariages, avec elle que vous buvez, que vous riez, que vous faites la causette.>

Les intérêts de classe influencent le comportement des journalistes de multiples façons car, comme l’ont fait remarquer Glenn Greenwald et Matt Taibbi, les journalistes des médias de masse sont de plus en plus souvent issus non pas de la classe ouvrière, mais de familles aisées, et sont diplômés d’universités d’élite onéreuses.

Le nombre de journalistes diplômés de l’enseignement supérieur est passé de 58 % en 1971 à 92 % en 2013. Si vos riches parents ne paient pas pour vous, alors vous avez une dette d’études écrasante que vous devez rembourser vous-même, ce que vous ne pouvez faire dans le domaine que vous avez étudié qu’en gagnant une somme d’argent décente, ce que vous ne pouvez faire qu’en agissant en tant que propagandiste pour l’establishment impérial de la manière dont nous avons discuté.

Les universités elles-mêmes ont tendance à jouer un rôle de maintien du statu quo et de fabrication de la conformité lorsqu’elles produisent des journalistes, car les richesses n’afflueront pas dans un environnement académique offensant pour les riches. Il est peu probable que les riches fassent des dons importants à des universités qui enseignent à leurs étudiants que les intérêts financiers sont un fléau pour la nation, et ils n’enverront certainement pas leurs enfants dans ces universités.

11. Les groupes de réflexion

L’Institut Quincy a publié une nouvelle étude qui révèle que 85 % des groupes de réflexion cités par les médias dans leurs reportages sur le soutien militaire américain à l’Ukraine ont été payés par des contractants du Pentagone.

« Aux États-Unis, les groupes de réflexion sont une ressource de choix pour les médias qui recherchent des avis d’experts sur des questions urgentes de politique publique », écrit Ben Freeman de l’Institut Quincy.

« Mais les think tanks ont souvent des positions bien arrêtées ; de plus en plus de recherches ont montré que leurs bailleurs de fonds peuvent influencer leurs analyses et leurs commentaires. Cette influence peut inclure la censure – à la fois l’autocensure et la censure plus directe des travaux défavorables à un bailleur de fonds – et des accords de paiement direct pour la recherche avec les bailleurs de fonds. Il en résulte un environnement dans lequel les intérêts des bailleurs de fonds les plus généreux peuvent dominer les débats politiques des groupes de réflexion ».

Il s’agit là d’une faute professionnelle journalistique. Il n’est jamais, au grand jamais, conforme à l’éthique journalistique de citer des groupes de réflexion financés par des profiteurs de guerre sur des questions de guerre, de militarisme ou de relations étrangères, mais la presse occidentale le fait constamment, sans même divulguer cet immense conflit d’intérêts à son public.

Les journalistes occidentaux citent les groupes de réflexion financés par l’empire parce qu’ils s’alignent généralement sur les lignes approuvées par l’empire et qu’un sténographe des médias de masse sait qu’il peut faire avancer sa carrière en les poussant, et ils le font parce que cela leur donne une « source » « d’expert » d’apparence officielle à citer tout en proclamant qu’il faut envoyer des machines de guerre plus coûteuses dans telle ou telle partie du monde, ou quoi que ce soit d’autre.

Mais en réalité, il n’y a qu’une seule histoire à trouver dans ces citations : « L’industrie de la guerre soutient plus de guerres ».

Le fait que les profiteurs de guerre soient autorisés à influencer activement les médias, la politique et les organes gouvernementaux par le biais de groupes de réflexion, de la publicité et du lobbying d’entreprise est l’une des choses les plus insensées qui se produisent dans notre société aujourd’hui. Et non seulement c’est autorisé, mais c’est rarement remis en question.

12. Le Conseil des relations étrangères

Il convient probablement de noter ici que le Council on Foreign Relations est un groupe de réflexion très influent qui compte parmi ses membres un nombre étonnant de dirigeants de médias et de journalistes influents, une dynamique qui confère aux groupes de réflexion une influence supplémentaire dans les médias.

En 1993, Richard Harwood, ancien rédacteur en chef et médiateur du Washington Post, a décrit avec approbation le CFR comme « ce qui se rapproche le plus d’un establishment dirigeant aux États-Unis ».

Harwood écrit : « L’appartenance de ces journalistes au CFR n’est pas un hasard » :

« L’appartenance de ces journalistes au Conseil, quelle que soit l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, est une reconnaissance de leur rôle actif et important dans les affaires publiques et de leur ascension dans la classe dirigeante US. Ils ne se contentent pas d’analyser et d’interpréter la politique étrangère des États-Unis, ils contribuent à l’élaborer. Dans un article paru dans le Media Studies Journal, Jon Vanden Heuvel estime que leur influence est susceptible de s’accroître maintenant que la guerre froide est terminée : « En se concentrant sur des crises particulières dans le monde : ‘En se concentrant sur des crises particulières dans le monde, les médias sont mieux à même de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils agissent’.

13. Publicité

En 2021, Politico a été pris en flagrant délit d’apologie du grand fabricant d’armes Lockheed Martin, alors que ce dernier parrainait une lettre d’information de Politico sur la politique étrangère. Eli Clifton, de Responsible Statecraft, a écrit à l’époque :

« La frontière est très floue entre les relations financières de Politico avec la plus grande entreprise d’armement des États-Unis, Lockheed Martin, et sa production éditoriale. Et cette ligne vient peut-être de devenir encore plus opaque.La semaine dernière, Ethan Paul, de Responsible Statecraft, a rapporté que Politico était en train de supprimer de ses archives toute référence au parrainage de longue date par Lockheed Martin de la lettre d’information populaire de la publication, Morning Defense. Alors que les preuves de la relation financière entre Lockheed et Politico ont été effacées, le célèbre média du périphérique vient de publier un remarquable article sur l’entreprise, sans mentionner la relation financière de longue date avec Politico.

Politico n’a pas répondu à la question de savoir si Lockheed était un sponsor permanent de la publication depuis le mois dernier, lorsqu’elle a supprimé les publicités du géant de la défense, ou si l’entreprise d’armement avait payé pour ce qui s’apparente largement à un publireportage.

Lee Hudson, de Politico, a visité les installations de recherche et de développement Skunk Works de Lockheed, hautement sécurisées et pour la plupart classifiées, au nord de Los Angeles, et a écrit avec enthousiasme : « Pour les journalistes spécialisés dans les technologies de défense et les intellos de l’aviation, c’est l’équivalent d’un ticket d’or pour l’usine de Willy Wonka, mais pensez à des drones supersoniques au lieu de gobelets éternels ».

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi vous voyez des publicités pour Northrop Grumman pendant le Superbowl ? Pensez-vous que quelqu’un regarde cette publicité en se disant : « Vous savez quoi ? Je vais m’acheter un bombardier furtif ? » Bien sûr que non.

L’industrie de la défense fait de la publicité dans les médias en permanence et, même si elle n’est pas toujours prise en flagrant délit de manipulation des publications d’information comme Lockheed l’a fait avec Politico, il est difficile d’imaginer que son argent n’ait pas un effet dissuasif sur les reportages de politique étrangère, voire qu’il ne lui donne pas une certaine influence sur les questions éditoriales.

Comme Jeff Cohen l’a dit plus haut : les principaux annonceurs sont hors limites.

14. L’infiltration secrète

Ce n’est pas parce qu’une grande partie du comportement propagandiste des médias peut s’expliquer sans conspirations secrètes qu’il n’y a pas de conspirations secrètes. En 1977, Carl Bernstein a publié un article intitulé « The C.I.A. and the Media » (La CIA et les médias), rapportant que la CIA avait infiltré secrètement les organes de presse les plus influents d’Amérique et avait plus de 400 journalistes qu’elle considérait comme des atouts dans le cadre d’un programme connu sous le nom d’Opération « Mockingbird »(Oiseau moqueur).

On nous dit que ce type d’infiltration secrète n’existe plus aujourd’hui, mais c’est absurde. Bien sûr que c’est le cas. Les gens croient que la CIA n’a plus de comportement néfaste parce qu’ils trouvent confortable de le croire, et non pas parce qu’il existe une quelconque base probante pour cette croyance.

Les conditions qui ont donné lieu à l’opération « Mockingbird » dans les années 1970 n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. La guerre froide ? Elle a lieu aujourd’hui. La guerre chaude ? C’est la même chose aujourd’hui. Les groupes dissidents ? C’est le cas aujourd’hui. Une course effrénée pour assurer la domination et le capital des États-Unis sur la scène mondiale ? C’est ce qui se passe aujourd’hui.

La CIA n’a pas été démantelée et personne n’a été emprisonné. Tout ce qui a changé, c’est que les médias d’information ont maintenant plus d’éléments avec lesquels les agents du gouvernement peuvent jouer, comme les médias en ligne et les médias sociaux.

Et en effet, nous avons vu des preuves que cela se produit aujourd’hui. En 2014, Ken Dilanian, aujourd’hui grand reporter pour NBC, a été surpris en train de collaborer étroitement avec la CIA dans ses reportages et de lui envoyer des articles pour qu’elle les approuve et les modifie avant leur publication. Dans ses courriels avec les attachés de presse de la CIA, Dilanian se comporte comme un propagandiste de l’agence, expliquant qu’il voulait qu’un article sur les frappes de drones de la CIA soit « rassurant pour le public » et qu’il modifiait son reportage conformément aux souhaits de l’agence.

Parmi les autres actifs potentiels de la CIA figurent Anderson Cooper, de CNN, qui a effectué un stage au sein de l’agence, et Tucker Carlson, dont le passé présente un nombre très suspect de chevauchements avec la CIA.

15. L’infiltration ouverte

Enfin, il arrive que les médias agissent comme des propagandistes d’État parce qu’ils le sont réellement. À l’époque de Carl Bernstein, la CIA devait secrètement infiltrer les médias ; aujourd’hui, les médias embauchent ouvertement des membres des services de renseignement pour travailler dans leurs rangs.

Les médias emploient désormais ouvertement des vétérans des agences de renseignement comme John Brennan, James Clapper, Chuck Rosenberg, Michael Hayden, Frank Figliuzzi, Fran Townsend, Stephen Hall, Samantha Vinograd, Andrew McCabe, Josh Campbell, Asha Rangappa, Phil Mudd, James Gagliano, Jeremy Bash, Susan Hennessey, Ned Price et Rick Francona.

Les médias font également souvent appel à des « experts » pour donner leur avis sur la guerre et les armes, qui sont des employés directs du complexe militaro-industriel, sans jamais expliquer ce conflit d’intérêts massif à leur public.

L’année dernière, Lever News a publié un rapport sur la façon dont les médias ont fait venir des gestionnaires de l’empire américain qui travaillent actuellement pour des entreprises qui profitent de la guerre, dans le cadre de leur vie dans le marécage de Washington entre le secteur public et le secteur privé, et les ont présentés comme des experts impartiaux sur la guerre en Ukraine.

Comme vous pouvez le constater, les médias d’information sont soumis à des pressions sous tous les angles imaginables et à tous les niveaux pertinents, qui les poussent à fonctionner non pas comme des reporters, mais comme des propagandistes. C’est pourquoi les employés des médias occidentaux agissent comme des agents de relations publiques pour l’empire occidental et ses composantes : parce que c’est exactement ce qu’ils sont.


Source originale: Le blog de Caitlin Johstone    Traduit de l’anglais par El Correo de la Diaspora


                                       «Etre journaliste aujourd’hui»

par Patrick Lawrence*
Patrick Lawrence

Il y a actuellement une crise du journalisme – et je suis sûr que vous partagez ce constat – qui sévit, selon moi, de façon particulièrement aiguë aux Etats-Unis mais demeure également présente selon  divers degrés dans l’Occident entier.

La crise institutionnelle des médias occidentaux

Cette crise a des dimensions multiples. Elle est institutionnelle. Les médias appartenant à des entreprises, ou «grands médias» ou «médias traditionnels», atteignent des niveaux de confiance du public scandaleusement bas dans divers sondages. L’organisation Gallup, l’un des plus anciens instituts de sondage, a publié l’été dernier, comme elle le fait chaque année, son enquête sur la confiance accordée aux institutions publiques. Il faut se rendre compte de la portée des chiffres: les résultats Gallup indiquent que 16% des Américains croient ce qu’ils lisent dans les journaux. Quant aux journaux télévisés, le chiffre est encore plus dramatique: seuls 11% des Américains les prennent au sérieux.
Pour bien mesurer les dimensions, il faut inverser ces données: or 84% des Américains ne se fient pas à l’information véhiculée par les journaux tandis que 89% des Américains ne croient pas à ce qu’ils entendent et voient dans les journaux télévisés.
Il s’agit bien là d’un cas de crise dont il faut bien retenir l’essentiel. Au risque de tomber dans une logique réductrice, je pense que cela reflète, au fond, la relation malsaine et hautement dysfonctionnelle entretenue par les médias avec les différents types de pouvoir – politique, administratif, financier – dans la mesure où ces médias appartiennent à des sociétés cotées en bourse privilégiant leurs actionnaires. Ils se préoccupent donc avant tout du cours de leurs actions et de leurs bénéfices.
Et comme je pense l’avoir mentionné à cette occasion l’année dernière, lors de mon intervention via «zoom», je pense que cette crise est également la conséquence de la position défensive adoptée par le pouvoir américain depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. L’ensemble de la société américaine, sous toutes ses formes, reflète cette attitude défensive. Dans ces circonstances, il devient impératif de se conformer à l’idéologie, à moins, bien sûr, de refuser de renoncer à ses principes au nom de la sécurité.

La portée personnelle de la crise pour chaque journaliste

Mon propos d’aujourd’hui est lié à cet environnement: je n’ai aucun doute qu’il joue un rôle décisif. Mais je voudrais aborder la crise des médias occidentaux d’abord d’un point de vue différent. Je voudrais réfléchir à ce que cette crise signifie pour le journaliste en tant qu’individu. Pour chacun d’entre nous, elle prend des dimensions psychologiques, sociales et d’identité.

Quel est mon rôle en tant que journaliste?

Quelle est la place appropriée du journaliste dans la société? Où se situe le journaliste par rapport aux pouvoirs en action dont il est le chroniqueur et aux lecteurs et téléspectateurs auxquels il rend service?

Enfin et surtout, compte tenu de la crise actuelle, comment peut-on faire du bon travail en tant que journaliste?

Pour répondre à cette dernière question qui me semble la plus préoccupante, je voudrais dire un mot d’un livre dont je me suis beaucoup inspiré. Je pense à Towards a Poor Theater, écrit en 1968 par Jerzy Grotowski, metteur en scène et théoricien polonais du théâtre. Voilà une source d’inspiration qui vous semblera probablement bizarre, et c’est pourquoi je m’efforce avec plaisir d’évoluer ma pensée et vous laisser le choix d’accepter ou non la légitimité de ma conception que j’appelle le «journalisme pauvre», conçu comme variante du «théâtre pauvre» de Jerzy Grotowski.

Expériences du débutant

Dès mes premiers pas dans le journalisme, et là je remonte au début des années 1970, alors que les Etats-Unis étaient encore en pleine guerre du Vietnam et que l’Amérique était profondément divisée à ce sujet, j’ai adopté une approche quelque peu schizophrène à l’égard de ma profession. J’ai d’abord travaillé pour un journal appelé «Daily News», un tabloïd new-yorkais qui comptait à l’époque le plus grand nombre de lecteurs en Amérique. Politiquement, on ne pouvait pas en trouver plus à droite, «Daily News» étant un fervent partisan de la guerre. Au «Daily News», j’ai appris le métier, la technique, la méthode – quoi qu’on en dise, le «Daily News» était bien écrit et bien édité – et je continue de penser qu’un bon journaliste doit maîtriser ces aspects techniques pour que son travail soit efficace.
Très vite, presque immédiatement après avoir rejoint «Daily News», j’ai commencé à travailler en parallèle pour des publications indépendantes – revues anti-guerre, revues anti-apartheid, journaux et magazines consacrés aux questions de développement du tiers-monde, au décalage entre le Nord et le Sud, etc. Pour moi, ce travail était aussi important, sinon plus, que tout ce que j’apprenais à «Daily News». Le principal journal indépendant de ce type s’appelait le Guardian qui n’avait rien à voir avec le quotidien britannique homonyme. Le Guardian était un hebdomadaire progressiste, à l’époque où ce mot signifiait beaucoup plus qu’aujourd’hui. Son correspondant principal s’appelait Wilfred Burchett, un journaliste très célèbre pour avoir, entre autres, couvert la guerre du Vietnam depuis le Nord, à l’époque ce fut le seul correspondant occidental à le faire.
J’ai eu le privilège de réviser et publier les articles de Wilfred, car peu après avoir rejoint le Guardian, j’avais été nommé rédacteur en chef du service des affaires étrangères. A cette époque, Wilfred était devenu une sorte de modèle pour moi et je suis heureux de pouvoir dire qu’aujourd’hui, je suis très ami avec George Burchett, l’un des fils de Wilfred.
Il est facile aujourd’hui de voir ce que je recherchais en divisant ainsi ma vie professionnelle d’une manière quelque peu schizophrène. C’était ma réponse à la problématique de l’aliénation, qui est un problème récurrent, voire universel dans le journalisme traditionnel. De nos jours comme par le passé, il faut accepter un degré plus ou moins élevé d’aliénation pour survivre dans nos grands médias, notre «mainstream» détenu par les grandes entreprises. Les idéaux qui incitent tant d’entre nous à embrasser cette profession finissent par sembler, avec le temps, aussi désuets que les bons sentiments exprimés sur les cartes de vœux.
Il est impossible de résister à cette aliénation, surtout au sein du courant dominant. Le point de vue et la représentation des événements par une quelconque publication relevaient de la compétence de l’éditeur et de ses rédacteurs en chef. C’est pour eux que les journalistes écrivaient, pas pour les lecteurs. L’objectivité, le telos quasi sacré de la profession pendant un siècle, a dégénéré en une sorte d’instrument disciplinaire utilisé pour forcer les journalistes à écrire, comme les pantins des ventriloques, en suivant le discours institutionnel de leur journal.
En fait, le journaliste n’avait que deux possibilités: cultiver un détachement très malsain par rapport aux fruits publiés de son travail, ou assumer, pour des raisons de rémunération et de promotion éventuelle, la position éditoriale de son employeur. J’ajouterai qu’il ne s’agit pas là de solutions qui s’excluent mutuellement. Selon mon expérience, ils sont nombreux à être ainsi aliénés et pourtant, totalement inconscients de leur situation, ils défendent avec la foi du converti les opinions de leurs journaux sur la politique, l’économie, les affaires étrangères, et j’en passe.

Rester ferme sur ses principes

La troisième approche de la question, bien sûr, consiste à rester ferme sur ses principes. On apprend pourtant vite qu’il s’agit là d’une position qui coûte souvent très cher – quand elle n’est pas fatale pour toute perspective d’avenir.
Dans l’ensemble, on constate chez les journalistes qui se font une place dans les grands médias une immense et collective mauvaise foi, dans le sens dont parlait Sartre1. En termes philosophiques, il s’agit de baser son existence sur le principe d’être-pour-les-autres par opposition à être-pour-soi-même. En d’autres termes, la pratique du journalisme est devenue affaire de performance.
J’ai réalisé les conséquences de l’aliénation lorsque j’ai travaillé au Daily News, mais je ne les ai pas totalement acceptées. Ma réponse a été de trouver ma voie parmi les publications indépendantes, où l’on écrivait ce que l’on avait envie d’écrire et où il n’y avait pas, ou très peu, de distanciation entre soi et son travail – et, plus fondamentalement encore, entre ce qu’on était et ce qu’on pensait.
Je suis sur le point de publier un livre qui aborde ces questions, et je m’inspire ici de son contenu. J’y emprunte à Carl GustavJung, pour qui chacun d’entre nous a «son ombre», comme il l’a exposé dans plusieurs de ses ouvrages. C’est cette composante de notre personnalité q façonnée par les conventions, la morale orthodoxe, les goûts acceptables, les exigences de l’employeur et d’autres pressions sociales et professionnelles. La victime de ces forces indéniablement manifestes est la personnalité intrinsèque, le «moi» authentique et indivis, capable de juger et d’agir avec certitude, sans se référer à la coercition du pouvoir ou de l’opinion collective.

Le «soi-ombre» – quand les journalistes subissent la division de leur personnalité

Le moi obscur des journalistes devrait tous nous interpeller. C’est en tout cas l’une de mes préoccupations majeures depuis les années où j’ai travaillé dans la presse à grand tirage. C’est lorsque les journalistes divisent leur personnalité pour obtenir et conserver leur poste dans les médias traditionnels que les jugements sont altérés et que se mettent en place les corruptions et la déliquescence accablant la profession.
Mon ombre, quant à moi, est cette part de moi-même que j’ai tenue secrète aux yeux des autres. Pendant longtemps, j’ai eu tendance à me la masquer même à moi-même – quand je n’allais pas, en fait, jusqu’à la dissimuler à mes propres yeux. J’ai gagné ma vie dans des journaux et des magazines d’information à grand tirage parce que c’est là que, pendant les années dont je parle, il était possible de gagner sa vie. Mon travail pour des publications indépendantes, en privé, d’une manière que les autres n’avaient pas besoin de voir, a constitué ma défense contre toute extinction de mon individualité, de qui j’étais vraiment.

Intégrité : rejeter l’aliénation

Si nous nous interrogeons sur la définition actuelle d’un journaliste, je propose que nous commencions par là. Le travail de résoudre la crise de la profession devrait commencer par la détermination de chaque journaliste à rejeter l’aliénation endémique du métier au nom de ce que nous pourrions appeler la «plénitude de soi». Le pasteur de mon petit village de Nouvelle-Angleterre m’a enseigné, il n’y a pas si longtemps, la corrélation entre «intégration» et «intégrité». La ré-intégration de la personnalité du journaliste consiste à lui rendre son état d’intégrité. Je serai à jamais reconnaissant à mon pasteur d’avoir mis en lumière cette vérité, qui se trouvait juste sous mon nez, mais que je n’avais pas su voir.
Tout journaliste s’interrogeant sur son for intérieur en tant que son «soi intègre» – ne faire qu’un avec son ombre selon les termes jungiens – s’interrogera également sur sa place dans la société. La question, liée étroitement mais distincte, est de savoir où il se situe dans la société, entre les pouvoirs dont il rend compte et son public, les lecteurs et les téléspectateurs pour lesquels il écrit ou diffuse des émissions.

Position à part

Pour répondre à la première question, la plus facile des deux, je pense que I. F. Stone, ce magnifique expert indépendant de l’époque de la guerre froide, avait tout à fait raison. Le vrai journaliste est par définition un outsider. Il fait partie de la société, naturellement, puisqu’il ne vit pas dans une grotte, mais il n’en fait pas spécifiquement partie. Il a ses points de vue politiques, comme nous tous. Et c’est une bonne chose. C’est une expression de son moi civique et public qu’il ne faut absolument pas regretter. Mais il porte une responsabilité particulière, voire unique, qui consiste à ne pas mêler ses propres opinions, ses penchants, ses avis, etc. à son travail. C’est un idéal, l’idéal de l’objectivité authentique, qui ne pourra jamais être totalement atteint. Mais il faut néanmoins s’efforcer de l’atteindre, et c’est en grande partie ce qui différencie le journaliste des autres membres de la société.
Izzy Stone a défendu cette position à chaque page de I. F. Stone’s Weekly, la publication qu’il a écrite, éditée et publiée pendant des décennies depuis la table de sa salle à manger à Washington. De nos jours, rares sont les journalistes qui sont prêts à accepter cette relation avec la société. La plupart d’entre eux souhaitent être reconnus par les élites politiques et sociales. Mais c’est Stone, après tout, qui a observé que chaque génération ne produit que quelques journalistes authentiques – une vérité à retenir.

Le débat «Lippmann-Dewey»

Je viens d’aborder notre deuxième question, à savoir la place du journaliste dans la société et comment il s’y définit. Il s’agit d’une question plus complexe qui nécessite davantage d’explications.
Pour illustrer mon point de vue, je vais me référer à un échange de vues bien connu qui a eu lieu il y a un siècle – entre le début et le milieu des années 1920 – en Amérique. Les deux personnalités qui ont mené ce que nous appelons le «débat Lippmann-Dewey» étaient Walter Lippmann, un éminent journaliste et auteur sur des sujets d’actualité, qui a ensuite fait partie des premiers libéraux de la guerre froide, et John Dewey, philosophe et pédagogue.
En 1920, Lippmann a publié le premier de trois livres sur la position de la presse et la mission du journaliste dans une société démocratique. «Liberty and the News» fut suivi, en 1922, par «Public Opinion» (2021) et, trois ans plus tard, par «The Phantom Public». Ces livres étaient continuellement plus pessimistes quant à la capacité du simple citoyen de comprendre un monde devenu plus complexe que jamais.

«Construire le consentement» …

La réponse de Lippmann à l’émergence de la modernité dans la société de masse a consisté à donner une importance extraordinaire à l’expert. Il a conçu une structure intéressante dans laquelle les experts devaient mettre en œuvre leur savoir-faire. Dans ce concept, ils n’avaient rien à voir avec les gens ordinaires ni avec la politique officielle. Avec un désintérêt total, l’expert conseillait la classe politique sur des réactions déterminées scientifiquement, et il en résultait une politique correcte, libre de tout intérêt particulier. Dans ce schéma, la tâche de la presse consistait précisément à transmettre ces connaissances au public. Les journalistes étaient des messagers. Dans «Public Opinion», Lippmann définissait cette tâche comme – selon la terminologie de son temps – «la construction du consentement».
Selon cette conception, Lippmann donne l’image suivante à la «personne privée» dans «The Phantom Public»:

«Mais les affaires publiques ne sont en aucun cas ses affaires. Elles sont gérées, si tant est qu’elles le soient, dans des centres éloignés, dans les coulisses, par des puissances inconnues … Elle [la personne privée] vit dans un monde qu’elle ne peut pas voir ni comprendre ni diriger.»

Et, deux chapitres plus loin, dans ce même livre:

«La gouvernance proprement dite consiste en une multitude d’accords sur des questions déterminées par des personnes déterminées. Celles-ci ne sont que rarement visibles pour les particuliers. Dans les longs intervalles entre les élections, le gouvernement est exercé par des politiciens, des fonctionnaires et des hommes d’influence qui s’entendent avec d’autres politiciens, fonctionnaires et hommes d’influence. La masse des gens ne voit ces accords, ne les considère et ne les influence qu’occasionnellement. Ils sont globalement trop nombreux, trop compliqués, trop opaques dans leurs effets pour faire l’objet du débat publique continue.»

Lippmann a qualifié ces jugements sévères de «réalisme démocratique», bien qu’ils ne me semblent ni démocratiques ni réalistes. La place de la presse dans cet arrangement résultait de l’idéalisation par Lippmann des experts invisibles et de ceux qui les conseillaient. «La création du consentement n’est pas un art nouveau», écrivit-il dans «Public Opinion». «C’est un art très ancien, dont on pensait qu’il s’était éteint avec l’avènement de la démocratie. Mais il ne s’est pas éteint. En fait, il s’est énormément amélioré …»

… ou l’exposé des
de toutes perspectives disponibles?

John Dewey a fait la critique des deux derniers livres du triptyque de Lippmann dans The New Republic – revue que Lippmann avait contribué à fonder – et a publié son propre livre sur ces sujets en 1927, intitulé «The Public and Its Problems». Il s’agissait de rétorquer au travail de Lippmann. Dewey n’était pas en désaccord avec Lippmann sur les limites attribuées au citoyen dans une société de masse, mais il misait sur davantage de démocratie, et non pas à la délimiter. Pour lui, l’élite indispensable doit être conseillée en public, sur la base de la compréhension du public face à toutes les perspectives disponibles concernant une question donnée. Présenter ces perspectives, c’était donc le véritable rôle de la presse dans ce concept. C’est de cette base-ci que découlerait l’accord ou le désaccord démocratique, ce qui exclut que la presse l’établisse elle-même:

«Il n’est pas nécessaire que le grand nombre ait les connaissances et les compétences pour mener les enquêtes nécessaires. Il est seulement nécessaire qu’ils aient la capacité d’évaluer l’importance des connaissances fournies par d’autres pour les affaires communes en suspens.»

Nous appelons cet échange indirect entre deux éminents penseurs de l’époque le «débat Lippmann-Dewey», mais en fait, les deux n’ont jamais eu de débat entre eux. Ce n’est donc qu’une figure de langage. Il est possible d’exagérer leurs divergences, mais deux en sont importantes pour comprendre l’échec de la presse depuis la guerre froide, en particulier son empressement à servir le pouvoir dans les années qui ont suivi 2001 et la crise de la presse que nous étudions aujourd’hui. Lippmann a promu l’idée que le public était passif, le récepteur des décisions des autres. Pour lui, les citoyens étaient des spectateurs – des «spectateurs de ce qui se passe». Dewey, par contre, croyait à la promesse de participation émanant de la démocratie, même s’il admettait la complexité de sa mise en œuvre. Pour lui, personne n’était spectateur, car le politique n’était pas un spectacle; il affirmait l’autonomie du citoyen et ne l’effaçait pas.

Hôtes à la «table des grands» ou «au milieu des citoyens»?

De cette distinction découla une deuxième, qui avait trait à la place que les journalistes occupent dans une communauté démocratique. Etait-elle dans les hauts étages, à l’instar des tribuns ailés, les messagers de ceux dont ils rendaient compte, ou insérés au milieu des citoyens, en tant qu’agents d’un échange public informé et infiniment varié? La question se résume à celle d’après leurs distances et leurs proximités.
C’est le fossé, un fossé très unilatéral, qui définit le journalisme américain d’aujourd’hui. A notre époque, les médias grand public sont densément peuplés d’adeptes engagés de Lippmann. Je ne vois pas d’exception notable parmi les collaborateurs des grands journaux et des stations de radio. Seuls les médias communément qualifiés d’«alternatifs» peuvent prétendre le contraire.
Il s’agit là d’une position particulièrement dangereuse pour les journalistes mainstream dans le contexte de l’après-2001. Ils se font ainsi les complices des détenteurs du secret ayant pour mission de dissimuler, dans les nouvelles qu’ils transmettent au public, constamment quelque chose. Ce n’est donc guère étonnant qu’une proportion considérable de nos «particuliers» se méfie de la presse main stream en raison de ces mensonges et de ces secrets passés sous silence.
Il est évident que la presse a, à mon avis, commis une erreur drastique en préférant la pensée de Lippmann à celle de Dewey sur ce point. Et je considère que la correction de cette erreur est l’une des tâches majeures que les journalistes doivent assumer s’ils veulent restaurer leur profession et leur propre intégrité, selon le terme que j’emploie dans ce contexte.
Je pense que l’on reste dupé si on croit que ce sera le journalisme traditionnel et ses représentants qui assumeront ces tâches, en entamant une série de réformes fondamentales afin que le journaliste individuel retrouve son intégrité, abandonne l’idée d’appartenir lui-même à l’élite qu’il couvre et se trouvera ainsi dans une meilleure relation avec son public, ses lecteurs, auditeurs et spectateurs. Nous devons bien sûr envisager cette possibilité, mais uniquement par principe – car rien n’est impossible – et les yeux grands-ouverts.

Les médias indépendants, une chance pour un journalisme intègre

Si la chance se montre en effet que les médias corporatifs contribuent à se remettre de leurs nombreuses susceptibilités à la corruption, c’est parce que les médias indépendants les ont soit inspirés, soit forcés à le faire. Autrement dit: à mon avis, sur la base de ma longue expérience, le dynamisme de la profession réside dans les médias indépendants. Je vois en eux la chance pour le journaliste individuel de retrouver son identité, de dépasser l’aliénation mentionnée ci-dessus et de regagner son état d’intégration – son intégrité donc.

Jerzy Grotowski

Je reviens sur Jerzy Grotowski et son livre «Towards a Poor Theater» (cap sur le théâtre pauvre) car un journalisme pauvre est à mon avis la clé de cette crise dont nous parlons aujourd’hui. Le projet de Grotowski a commencé par une épuration radicale. Pour lui, le théâtre moderne était encroûté de conventions, d’artifices et d’«éléments plastiques» – costumes, maquillages, éclairages sophistiqués, décors élaborés. Le théâtre moderne était du «théâtre riche» – du pur spectacle donc. Le proscenium désignait une frontière aussi bien pour les acteurs que pour le public. Les acteurs n’étaient pas seulement aliénés au public, mais aussi et surtout à leurs propres pensées, sentiments et corps.
Grotowski a insisté sur ce qu’il s’agissait là de «masques de vie», les conventions intériorisées avec lesquelles les acteurs travaillent traditionnellement. Il s’agissait là, me semble-t-il, de la différence entre le soi présenté, le soi se mettant en scène, le soi de mauvaise foi, en opposition envers le véritable soi, «le visage que nous ne montrons jamais au monde parce que nous le couvrons avec la persona, le masque de l’acteur», citation qui ne relève de Grotowski, mais de Gustav Jung.

Dans ce contexte, nous parlons donc de ce que Jung dénommait «Schatten», l’ombre. Dans la langue de Grotowski:

«Lorsque nous nous déshabillons et que nous touchons une couche extraordinairement intime, le masque de vie se fissure et tombe.[…] «Ce non-respect du tabou … assure le choc qui arrache le masque.» […] «Dans cette lutte avec sa propre vérité à soi, dans cet effort pour ôter le masque de vie en pleine perceptibilité, j’ai toujours vu un lieu de provocation.»

Transgresser les limites des rôles imposées par la convention, détruire la distance au profit de la proximité et de l’authenticité la plus cohérente que les êtres humains puissent atteindre, voilà le concept du théâtre pauvre.
Il est né de la plus simple des questions. Grotowski est parti de la question auprès de l’essence du théâtre. Si l’on lui enlève tout ce qui n’est pas essentiel, que reste-t-il ? Au théâtre s’ayant débarrassé de son décor et bric-à-brac habituels, la relation entre l’acteur et le public change: ils entrent dans le type de contact le plus élémentaire possible. Grotowski entraînait ses acteurs – et une grande partie de cet entraînement était de nature psychologique – à entrer en contact principalement avec eux-mêmes et de manière la plus honnête possible; c’est à cette condition qu’ils se connectent le plus directement et le plus efficacement avec le public.

«Voir et dire – rien de plus»

J’ai emprunté et adapté la question de Grotowski il y a longtemps. Le journalisme n’est au fond rien d’autre que voir et dire, rien de plus. Si vous lui enlevez tout son superflu et les envahissements de la convention, il vous reste l’observation et son reportage, au travers de  l’écriture, la parole ou le film. Tous les fardeaux accumulés – la révérence envers l’autorité officielle, les limites étroites qui définissent les sources et les perspectives «acceptables», le langage dense des bureaucrates et, surtout, la prétention au professionnalisme de Lippmann allant de pair avec l’appartenance aux élites politiques et administratives – tout cela peut être dépouillé. Une très grande partie de tout cela est due aux relations malsaines avec le pouvoir que j’ai esquissées. Aux pouvoirs politique, entrepreneurial et financier s’ajoutent le pouvoir bureaucratique, le pouvoir des hiérarchies rédactionnelles, le pouvoir de la corruption intégrée face à l’éthique – en somme toute l’inertie et la léthargie qui s’étendent sur la profession.
Le journaliste, capable de voir et de le dire, rejette tout cela. La corruption face à l’exactitude et de l’honnêteté en échange de l’accès aux élites est aujourd’hui pire que ce que l’on aurait pu imaginer il y a quelques années. Il en va de même pour l’autocensure qui se pratique partout dans ce système. Un journalisme pauvre rend possible le refus de toutes les offres, toute négociation de l’intégrité pour l’accès ou l’acceptation à d’autres conditions que les siennes. Cela constituerait en soi un tournant conséquent: un pas de plus pour les journalistes de se débarrasser du poids de l’autocensure, car les mécanismes invisibles qui l’imposent perdent leur effet de levier.

Parlons monnaie aussi

C’est le moment où il faut  parler monnaie aussi.
Si l’on veut que la profession se rétablisse de son malaise, les journalistes doivent devenir pauvres au sens propre du terme. Je ne prêche ni vie monastique ni pauvreté. Je ne parle pas de correspondants ou des rédacteurs recevant leur salaire normal pour leur travail honorable. Je fais référence aux niveaux supérieurs où une multitude de nos collègues surpayés sont trop absorbés par les élites qu’ils sont censés couvrir, mais dont ils souhaitent au contraire faire partie. Quoi qu’ils aient pu devenir gravissant les échelons de leur profession, trop d’argent et la soif de reconnaissance les ont ruinés.
J’ai évolué pendant des décennies dans le courant dominant, je connais le pouvoir de l’argent et les dimensions de salaires généreux. Mais entre-temps, j’ai appris qu’une vie modeste est utile et même agréable. J’aimerais citer Thoreau, qui a réitéré sa devise: «Moins je veux, plus je suis libre». Et ensuite H. L. Mencken, l’éminent iconoclaste qui écrivait et rédigeait à peu près du temps où Lippmann et Dewey menaient leur «débat», qui écrivit: «Autrefois, un bon reporter gagnait autant qu’un barman ou un officier de police. Aujourd’hui, il gagne autant qu’un médecin ou un avocat, et probablement bien plus encore … Il détient une position sûre dans une certaine classe sociale.»
Je veux suggérer, comme l’a fait Mencken, que quelque chose a été perdu lorsque les journalistes ont commencé à se professionnaliser il y a environ un siècle – quelque chose qui a été perdu et qui vaut la peine d’être restauré. En un mot, les journalistes doivent redevenir et rester «unincorporated» (non incorporés, n’appartenant pas à l’entreprise) s’ils veulent être davantage que les employés de la classe dirigeante, et j’emploie le terme dans tous ses sens. Etre dé-autonomisés veut dire la même chose.

Il faut rester fidèle à soi-même et à son éthique

J’ai déjà cité I. F. Stone, qui disait que les journalistes étaient en fait des marginaux. Leur place particulière qu’ils doivent occuper dans la société, sans en faire tout à fait partie, doit être respectée – voire honorée. Cela exige la distance par rapport au pouvoir, écart qui leur permet de rester fidèles à eux-mêmes et à leur éthique. Ce n’est pas l’argent qui sert ce but, mais une vie modeste – une vie suffisamment confortable pour payer le loyer, fonder une famille et vivre modestement.
Je me pose la question suivante: avons-nous acquis autant de «grandeur» qu’il s’agit là d’une idée étrange? Elle contient pourtant la condition du désintérêt authentique et de l’immunité contre l’intimidation. La position adversaire face au pouvoir et la reconnexion avec les lecteurs et les spectateurs l’exigent – cette sorte de désinvestissement. Laissez libre cours à toutes les ambitions et à tous les fantasmes, mais c’est le travail qui est notre récompense, et non la place à la haute table.
Je conclue avec la question suivante. Ce changement d’identité et de place du journaliste peut-il se réaliser dans les limites de nos institutions médiatiques autant puissantes?

Les médias indépendants –  un potentiel prometteur

Mes doutes profonds concernant cette question cruciale ont été suffisamment exposés. La structure actuelle de propriété des médias américains semble rendre impossible cette évolution. Et pourtant, considérons le problème en tant que question ouverte, même si, en théorie, les choses sont suffisamment contraignantes. Je vois pourtant un grand potentiel dans les publications indépendantes, comme celle qui m’a amené ici aujourd’hui, dans cette salle, devant vous. Les ressources ne sont pas celles que l’on souhaiterait, il est vrai. Dans de nombreux cas, nous rencontrons des personnes qui n’ont pas été correctement formées.
A l’heure actuelle, nombre de ces publications sont vulnérables, notamment face à la censure exercée par les plateformes numériques. Tout cela va continuer à se développer encore. Nous n’en sommes qu’au début d’une nouvelle ère. Nous devons penser à long terme. Les ressources viendront d’une manière ou d’une autre, car de plus en plus de lecteurs se détournent des publications de masse et sont à la recherche d’informations qui découlent d’un engagement authentique, basé sur l’intégrité. Le niveau de qualification va s’améliorer. La vague de censure, aussi terrible soit-elle, s’estompera peut-être ou pourra être surmontée d’une autre manière. Je regarde donc l’avenir avec espoir – un espoir qui n’est ni naïf ni borné, dirais-je, mais nourri d’un optimisme inné dont je ne peux me défaire, malgré tous les efforts au fil des années. •


1 La notion de «mauvaise foi» est employée comme terme philosophique, dans le sens du philosophe français Jean-Paul Sartre décrivant le phénomène selon lequel l’homme adopte de fausses valeurs par pression de conformité, renonçant à sa liberté absolue afin de ne plus avoir à se poser la question de savoir qui il est. Selon Kathi Beier, Sartre dénommait par «mauvaise foi» surtout la tromperie envers soi-même. (Wikipedia)


(Traduction Horizons et débats)


* Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’être censuré sans commentaire. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail en consultant patreon.com/thefloutist
Le texte reproduit une conférence tenue par Patrick Lawrence le 14 avril 2023 en Suisse devant un groupe de lecteurs d’Horizons et débats.


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