Dans un entretien avec The Breach, l’universitaire évoque l’impérialisme canadien, les dangers que représente l’OTAN et la construction d’un avenir meilleur.
Connu pour son analyse lucide des questions les plus pressantes auxquelles l’humanité est confrontée, Noam Chomsky est l’un des intellectuels les plus célèbres au monde.
Bien qu’il n’apparaisse pas très souvent dans les médias canadiens, plusieurs de ses livres ont figuré en tête des best-sellers du pays.
Fin mars, Chomsky s’est entretenu avec Dru Oja Jay, éditeur de The Breach. Leur conversation a porté sur la privatisation en cours des systèmes de santé canadiens, la guerre en Ukraine, le changement climatique, la meilleure façon de remettre en cause le capitalisme et aussi sur cette fois où il a mis en rogne un animateur de la radio de la CBC connu sous le nom de « Captain Canada ».
Les médias canadiens et le « criminel de guerre » qu’était l’ancien premier ministre
Jay : Il est étonnant que vous acceptiez autant de demandes d’interview ces derniers temps. Je suis curieux de savoir ce qui se cache derrière tout cela.
Chomsky : Je suis trop vieux pour participer à des manifestations : la désobéissance civile et ce genre de choses, je ne peux pas y arriver. Alors je fais ce que je peux.
Pour commencer, je voudrais vous interroger sur une de vos apparitions à la CBC il y a près de 40 ans. Vous étiez interviewé par Peter Gzowski [également connu sous le nom de « Captain Canada »], icône de la radio libérale canadienne, dans le cadre de l’émission phare du radiodiffuseur public, Morningside. Vous avez raconté que, lorsque vous étiez invité à Morningside, Gzowski vous encourageait à parler des méfaits du gouvernement américain. Mais, à cette occasion, vous avez retourné la situation et commencé à parler des crimes du Canada, en particulier pendant la guerre du Viêt Nam. À ce moment-là, Gzowski est entré dans ce que l’on pourrait appeler un accès de rage.
Pensez-vous que ce style d’interview soit révélateur de la façon dont les médias canadiens fonctionnent ?
Eh bien, chaque fois que je venais au Canada, ce qui était assez courant à l’époque, j’avais un entretien avec Gzowski, mais celui là était le dernier. J’ai l’impression que si vous regardez en arrière, vous verrez que c’était le deuxième d’une série de deux. Le premier s’est bien terminé par une crise de rage, et il y a eu beaucoup de protestations de la part des auditeurs. Il m’a donc rappelé et m’a dit : « Pourrais-je en avoir un autre ?» Nous en avons eu un autre.
C’est tout. On ne parle pas du Canada. Lors de la première de ces deux interviews, il m’a invité, comme d’habitude, à donner une conférence. Et quand il m’a demandé : « Quand êtes-vous arrivé ici ? » J’ai répondu : « Je viens d’atterrir à l’aéroport Criminels de guerre.»
Il m’a dit : « Comment ça, l’aéroport Criminels de guerre ? Ici, on dit Lester Pearson ». Et là il a explosé [rires]. J’avais l’habitude de passer sur CBC assez régulièrement, mais ce n’est plus arrivé ces dernières années.
Je veux dire par là qu’il semble bien que vous vous montrez provocateur, en remettant intentionnellement en question les contraintes médiatiques – les limites du débat au Canada. Quelles sont vos commentaires sur ce qui est autorisé à être débattu au Canada ?
Si je viens parler des crimes commis aux États-Unis, cela ne pose aucun problème. En fait, j’ai un livre intitulé Necessary Illusions, qui a été diffusé dans le cadre d’une conférence Massey sur CBC. Il y est question des crimes commis par les États-Unis, de la censure des médias américains, du contrôle doctrinal, etc. Ce livre a été un best-seller au Canada pendant des mois, mais on n’en a jamais parlé aux États-Unis.
L’inverse est également vrai. Parler des crimes américains au Canada ne pose aucun problème. Je pourrais parler des crimes canadiens aux États-Unis, mais il y a des choses dont on ne parle pas.
C’est ce que nous constatons en ce moment même, et ce, de façon très saisissante. Il se trouve que c’est le 20e anniversaire de la guerre en Irak. C’est de loin le pire crime du siècle. Il y a beaucoup de commentaires à ce sujet. Voici un défi : voyez si vous pouvez trouver une déclaration, quelque part dans le courant dominant, qui dise qu’il y a eu une guerre d’agression en violation de la Charte des Nations unies. Le genre de guerre pour laquelle les criminels de guerre nazis ont été pendus.
C’est évidemment vrai, mais pouvez-vous trouver une déclaration ? Je n’ai pas tout lu, mais j’ai beaucoup lu. Ce que j’ai lu, c’est ce que vous entendez maintenant : « C’était une erreur. Une très très mauvaise guerre. Les États-Unis voulaient sauver le peuple irakien des mains d’un dictateur diabolique, mais nous l’avons mal fait. Cela s’est mal passé. Un certain nombre de choses ont mal tourné. »
Hans Von Sponeck, personnalité de renommée internationale, a écrit un livre détaillé sur l’Irak au temps des sanctions. Il en savait plus que quiconque sur l’Irak dans les années 1990. Il avait des inspecteurs partout. Son livre s’intitule A Different Kind of War (Une autre sorte de guerre). Il y explique comment les sanctions ont été pernicieuses, brutales, détruisant la population civile tout en renforçant le dictateur.
Qu’est-il arrivé au livre ? Eh bien, dites-moi combien de fois il a été critiqué au Canada. Je peux vous dire qu’aux États-Unis, c’est zéro. L’Angleterre participait également aux sanctions. Des critiques en Angleterre ? Zéro.
En ce qui concerne la guerre en Irak, il semble que le Canada considère qu’il n’y a pas participé. Que répondez-vous à cela ?
Je ne connais pas les détails exacts de la participation du Canada. Il n’a pas participé à l’invasion directe, mais je pense qu’il a pris part aux actions ultérieures de l’occupation – vous pouvez vous renseigner à ce sujet.
En règle générale, le Canada suit tout ce que font les États-Unis. Pendant la guerre du Viêt Nam, il ne s’agissait pas seulement de personnes comme Lester Pearson. Le Canada était membre de la Commission internationale de contrôle, qui se livrait à des actions d’espionnage principalement pour le compte des États-Unis.
Lorsque George W. Bush – ce même criminel qui a envahi l’Irak – a décidé qu’il était temps de renverser le gouvernement élu d’Haïti une fois de plus, comme les États-Unis l’avaient fait auparavant, le Canada a été trop heureux de participer à l’enlèvement du président et de l’envoyer en Afrique centrale.
Notre ministre des affaires étrangères de l’époque, Bill Graham, a déclaré en 2004 que le Canada devait envahir Haïti pour revenir dans les bonnes grâces des États-Unis après avoir refusé de participer à l’invasion de l’Irak.
[Rires sans joie]. Quel gentil commentaire. Le Canada s’est joint aux États-Unis et à la France – qui, si on pense à 1798 a été le pire des criminels en torturant Haïti pendant des années, lorsque la révolution haïtienne a eu lieu. Les pays occidentaux, menés par la Grande-Bretagne et la France – auxquels se sont joints les États-Unis – ont tout simplement attaqué Haïti. Il était hors de question d’admettre dans l’Hémisphère Occidental l’existence d’un pays libre composé de gens qui avaient été des esclaves.
Cela ne s’est pas arrêté là – les États-Unis n’ont reconnu Haïti qu’en 1862.
L’un des cas les plus graves est celui de 1915, lorsque Woodrow Wilson a envahi Haïti. Cet État refusait ce que l’on appelait la « législation progressiste » proposée par les États-Unis, qui donnait aux entreprises américaines le droit d’acheter Haïti. En outre le pays faisait des avances à l’Allemagne et à d’autres pays – il était hors de question d’accepter cela; après tout, nous parlons ici de notre hémisphère. L’invasion a été meurtrière : peut-être 15 000 personnes tuées, des tortures, de nombreux crimes de guerre.
Le rôle de l’OTAN dans l’hégémonie américaine et dans son rôle de provocateur concernant la guerre en Ukraine
Jay : Je voulais aborder ici la question de l’OTAN. Comme vous l’avez écrit, l’une des principales fonctions de l’OTAN est « d’assurer la subordination de l’Europe aux États-Unis ». Dans le contexte du Canada, pouvez-vous expliquer comment cela fonctionne et comment le Canada contribue à cette alliance militaire et à cet esprit ?
Chomsky : Il s’agit de la production militaire, de la participation aux activités de l’OTAN et du soutien à l’expansion de l’OTAN.
N’oubliez pas que lors du dernier sommet de l’OTAN, la mission de celle-ci a été étendue au Pacifique et à l’océan Indien. Ceux-ci font désormais partie de l’« Atlantique Nord ».
L’idée est de rallier le Canada et l’Europe à la campagne américaine contre la Chine. L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine – outre le caractère criminel de l’invasion – a aussi été un acte de stupidité criminelle de sa part [de Poutine]. Elle a conduit l’Europe dans le giron des États-Unis.
L’Europe a d’autres options : les partenaires commerciaux naturels de l’Europe se trouvent à l’Est. Le système industriel européen qui repose sur l’Allemagne, et qui a connu un grand succès, dépend fortement des ressources de la Russie. L’économie de la Russie n’est pas très développée, elle est à peu près du même niveau que celle Mexique, mais le pays dispose d’énormes ressources, non seulement du pétrole, mais aussi des minerais. De plus, c’est là une voie d’accès à l’immense marché chinois.
C’est cela leur alliance naturelle. La question s’est longtemps posée – tout au long de la guerre froide – de savoir si l’Europe devait devenir une force indépendante dans les affaires mondiales, ayant des interactions avec l’Est, ou si elle devait rester dans le giron de Washington sous l’égide de l’OTAN. Poutine a résolu le problème. Il a offert aux États-Unis leur plus beau cadeau sur un plateau d’argent : à savoir l’Europe.
L’Europe en souffre. Elle est en déclin – elle pourrait même se désindustrialiser. Les États-Unis se portent bien.
Pour une petite fraction du colossal budget militaire américain, les États Unis dégradent sérieusement l’un de leurs seuls concurrents militaires. C’est une bonne affaire.
Les industries des combustibles fossiles et l’industrie militaire sont tout simplement en extase devant leurs énormes profits. L’industrie militaire voit de nouveaux marchés s’ouvrir lorsqu’elle fait la démonstration de ses armes en Ukraine. À tous points de vue, il s’agit d’une énorme manne pour les États-Unis.
Pour le reste du monde, c’est tout à fait différent. Je veux dire, l’Ukraine elle-même a été dévastée, tout comme, en partie, la Russie. Les pays du Sud mondial souffrent de la pénurie en termes de ressources en céréales et d’engrais fournis par l’un des principaux producteurs, la région de la mer Noire.
Depuis des années, la gauche exige que nous démantelions l’OTAN – que le Canada se retire de l’OTAN. Il est devenu beaucoup plus difficile de défendre cette idée. L’opinion des élites en Europe et au Canada a évolué de façon encore plus spectaculaire en faveur de l’alliance. Et même dans les pays qui ont longtemps résisté à l’OTAN, comme la Finlande et la Suède, le vent a tourné.
Et adhérer, comme vous l’avez dit, signifie des dépenses militaires, des activités communes, la promotion de l’expansion, la soumission au leadership américain. Que pensez-vous que les activistes ou les groupes anti-guerre devraient dire à propos de l’OTAN dans le contexte actuel ?
Eh bien, ils devraient dire la vérité. C’est ce que la gauche devrait faire. La vérité, c’est que Poutine a fait un énorme cadeau à Washington. Il a donné un prétexte à l’OTAN pour non seulement exister, mais aussi s’étendre.
Les cas de la Finlande et de la Suède sont intéressants. Ces pays ne sont absolument pas menacés. Ils n’arrêtent pas de se réjouir de la faiblesse de l’armée russe, incapable de conquérir des villes situées à quelques kilomètres de sa frontière. Et d’un seul coup voilà que les russes s’apprêteraient à attaquer des puissances militaires majeures comme la Finlande et la Suède. C’est plus que comique.
La gauche, tant en Finlande qu’en Suède nous parle de ce qui se passe réellement. Ces pays sont déjà partiellement intégrés à l’OTAN – ils participent à des exercices, etc. S’ils rejoignent pleinement l’OTAN, leur industrie militaire de pointe aura de grandes perspectives, un accès aux marchés. Ils peuvent évoluer vers des sociétés de droite plus militarisées, intégrées au système de l’OTAN.
Le Canada est-il défendu par l’OTAN ? Qui a été défendu par l’OTAN ? Personne. En fait, un très bon historien de l’Europe de l’Est, Richard Sakwa, a fait remarquer il y a quelques années que l’OTAN existe principalement pour faire face aux conséquences de son existence.
C’est l’expansion de l’OTAN aux frontières de la Russie qui a provoqué l’invasion de l’Ukraine. Si l’OTAN ne s’étendait pas, il n’y aurait pas d’invasion. En fait, jusqu’à quelques jours avant l’invasion, la question cruciale était la suivante : l’Ukraine peut-elle être devenir un État neutre ?
Aucun dirigeant russe ne va accepter que l’Ukraine, située en plein cœur géopolitique de la Russie, que l’Ukraine donc qui est à quelques deux cent kilomètres de Moscou en terrain dégagé, devienne un théâtre d’invasion. Ils n’accepteront pas que l’Ukraine soit lourdement armée dans le cadre d’une alliance militaire hostile. Pas un seul dirigeant russe ne tolérerait cela.
Jusqu’à la fin, Poutine a dit : « Nous insistons sur la neutralité de l’Ukraine, nous insistons pour le respect des accords de Minsk. » Aucune réaction de Washington : « Ce n’est pas notre affaire, nous nous étendrons comme nous l’entendons. »
Quelle serait la réaction si la Chine voulait intégrer le Mexique et le Canada dans une alliance militaire hostile aux États-Unis ? Aucune objection, j’en suis sûr.
Pensez-vous stupide que la Russie se sente menacée par la présence de l’Ukraine à sa frontière, étant donné qu’elle est une puissance nucléaire ?
Il ne s’agit pas de l’Ukraine, mais de l’Ukraine en tant que membre de l’OTAN. L’OTAN est l’alliance la plus violente et la plus agressive du monde. Ici, nous en parlons comme d’une alliance de maintien de la paix – vraiment ?
Serbie, Irak, Libye – franchement, en quoi cette alliance est-elle celle de la paix ?
Il y a quelque chose que les États-Unis ont fait en ce siècle, et dont on ne parle pas assez, c’est qu’ils ont commencé à démanteler le régime de contrôle des armements, qui depuis 60 ans, avait été mis en place à grand peine. George W. Bush a démantelé le traité sur les missiles antibalistiques (ABM).
C’est très grave pour la Russie, car cela signifie que des défenses antimissiles balistiques seront installées à proximité de la frontière russe.
Le prétexte était qu’il fallait défendre l’Europe contre des missiles iraniens qui n’existent pas. Si vous êtes un intellectuel canadien, il se peut que vous croyiez à cette histoire. Tous les autres pays du monde en ont ri. En réalité, il s’agit d’armes de première frappe.
Puis Trump est arrivé. Il a supprimé le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) – le traité Reagan-Gorbatchev. Cela signifie que des missiles à courte portée se trouvent en Europe, à 10 minutes de vol de Moscou.
L’Ukraine est une voie d’invasion traditionnelle. Regardez une carte : un terrain plat jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg. Je suis sûr que les Allemands sont passés par là deux fois au cours du siècle dernier. Aucun dirigeant russe ne permettra à l’Ukraine de faire partie d’une alliance militaire hostile.
Par le passé, vous avez déclaré que vous souteniez le droit des Ukrainiens à défendre leur territoire et que l’aide militaire était d’un côté provocatrice, mais d’un autre côté justifiée dans une certaine mesure, et qu’elle devait être soigneusement calibrée. Où en est, selon vous, ce calibrage à l’heure actuelle ?
Jusqu’à récemment, la situation était plutôt acceptable. Les armes envoyées étaient défensives, mais les choses sont en train de changer. Il a été reconnu et rendu public que les soi-disant conseillers et les agents américains dirigent de fait une grande partie des tirs de missiles avancés, tels que les HIMARS, etc. Aujourd’hui, les États-Unis fournissent des chars. Ils sont récemment passés aux avions à réaction. Quelle sera la prochaine étape ?
La Russie a récemment annoncé qu’elle pourrait envisager d’installer des armes nucléaires tactiques au Belarus. C’est très dangereux. Mais pourquoi font-ils cela ? Je pense qu’il s’agit très certainement d’un avertissement à l’OTAN, aux États-Unis, le message étant : « Si vous poursuivez cette escalade, nous allons réagir.»
Il est à noter que la Russie n’a pas encore sérieusement frappé l’ouest de l’Ukraine. Joe Biden s’est rendu à Kiev, Janet Yellen s’est rendue à Kiev.
Combien de dirigeants étrangers se souviennent s’être rendus à Bagdad lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne mettaient le pays en pièces ? Ils n’y sont pas allés.
Les militants pacifistes ont été évacués du pays, les inspecteurs ont été évacués du pays pour qu’ils aient une chance de survivre. Il s’agit d’une chose très différente. Il ne s’agit pas d’une guerre de type américano-britannique, elle ne vise pas à tout détruire.
Elle pourrait s’étendre jusqu’à Kiev, à l’ouest de l’Ukraine, jusqu’aux lignes de ravitaillement, et tomber sur les lignes de ravitaillement de l’OTAN. L’escalade se poursuivrait alors.
On peut alors passer à une guerre terminale sans trop de difficultés.
Guerre et catastrophe climatique : pourquoi le capitalisme est un pacte suicidaire
Jay : Dans le dernier budget, le Canada a annoncé des centaines de millions supplémentaires pour l’aide militaire à l’Ukraine. Il a également fait confiance au secteur privé pour nous sortir de la crise climatique. Vous avez parlé de la volonté du gouvernement américain de risquer une guerre nucléaire en intensifiant son action en Ukraine, et dans le même ordre d’idées vous avez parlé du manque d’action significative sur le plan du changement climatique.
Le fil conducteur semble être que les élites nous conduisent vers un désastre mondial. Comment expliquer, selon vous, cette incapacité collective à s’éloigner du bord de la falaise ? Existe-t-il une sorte de pulsion de mort parmi les élites mondiales ?
Chomsky : C’est très simple, un mot auquel nous n’avons pas le droit de penser : le capitalisme.
Supposons que vous soyez le PDG d’ExxonMobil ou de JPMorgan Chase qui finance les combustibles fossiles. Vous savez parfaitement que vous détruisez la vie de vos petits-enfants. Ce n’est pas un secret.
Et vous leur demandez : « Pourquoi faites-vous ça ?» Ils ont une très bonne réponse.
Ils vous répondent : « Écoutez, si je ne le fais pas, je suis viré. » Parce que telles sont les règles du jeu. Les règles du jeu sont les suivantes : vous maximisez les bénéfices ou vous êtes mis à la porte. Donc, si je ne le fais pas, je serai remplacé par un autre gars qui n’est pas aussi sympathique que moi. Moi, au moins, je me préoccupe un peu de ces choses-là, alors peut-être que je peux légèrement atténuer le problème. Le nouveau venu ne fera qu’empirer les choses. Donc, pour le bien de mes petits-enfants, que je suis en train de tuer, je continuerai à réduire les combustibles fossiles. »
Remarquez : c’est un argument logique. Et il renvoie à la folie des institutions. Si vous avez une société dirigée par des institutions qui sont mues par la nécessité de maximiser le profit quelles qu’en soient les conséquences, c’est un pacte suicidaire.
On le voit de façon encore plus évidente quand on se penche sur la législation elle-même. Le Congrès américain vient d’adopter la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), qui est en fait en grande partie un programme sur le climat. Elle est saluée partout comme la plus grande réussite pour mettre fin à la crise climatique. Jetez-y un coup d’œil. Voilà ce qu’elle dit : « Soudoyons les entreprises de combustibles fossiles pour leur demander d’être gentilles, et peut-être qu’elles ne détruiront pas [la planète] aussi rapidement que possible. »
Notre façon de résoudre la crise est de soudoyer, d’offrir des subventions aux entreprises de combustibles fossiles, en leur proposant des choses comme le projet Willow. En échange, elles acceptent que nous fassions un certain nombre de recherche dans le domaine des énergies durables.
C’est comme si le gouvernement mexicain disait : « Je n’arrive pas à gérer tous ces cartels, ils assassinent tout le monde, alors soudoyons-les pour qu’ils soient plus gentils. »
On ne peut pas rejeter le blâme sur les individus. Il s’agit bien d’une folie institutionnelle.
Selon vous, à quels horizons peut-on envisager de dépasser le capitalisme ? Quels sont, selon vous, les chemins que les gens peuvent emprunter pour obtenir des gains tangibles et durables face à ces institutions ?
N’oubliez pas qu’il existe de nombreuses variétés de capitalisme. La période des années 50 et 60 est très différente de la période des années 80 jusqu’à aujourd’hui – ce que l’on appelait alors le capitalisme réglementé. Les institutions financières étaient sous contrôle, le département du Trésor les contrôlait, il n’y avait pas de spéculation financière, pas de crises, pas de krachs, un certain niveau de services sociaux, etc.
Ce qui a suivi – la période dite néolibérale, de Reagan et Thatcher jusqu’à aujourd’hui – est une version particulière de la guerre de classe effrénée. C’est tout à fait différent. Le prix à payer en est énorme.
Parlons donc du temps qui a été nécessaire pour vaincre l’autocratie capitaliste. C’est un laps de temps beaucoup trop long pour mettre fin à la crise immédiate, par contre il est faisable d’éliminer la part sauvage du capitalisme.
Dire : « Nous pouvons revenir à un système comme celui d’Eisenhower » ne relève pas vraiment d’une utopie. Même si encore beaucoup trop de chose ne vont pas dans ce système. Je pense qu’il devrait être éliminé. Mais au moins, il offre la possibilité de prendre les mesures nécessaires pour faire face aux menaces qui pèsent sur le climat et qu’on connaît assez bien.
Je suis sûr que vous avez pris connaissance du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). En général, les rapports du GIEC sont plutôt conservateurs. Il s’agit de documents de consensus. Il faut que tout le monde soit d’accord. Ce qui veut dire qu’ils sous-évaluent, qu’ils se basent sur le plus petit dénominateur commun. Ce n’est pas le cas cette fois-ci. Cette fois-ci, ils ont sorti le grand jeu, on n’a plus le temps de jouer avec les mots. C’est maintenant ou nous sommes détruits.
Les combats les plus urgents pour les Canadiens sont ceux contre l’exploitation minière et la privatisation
Jay : Pour atténuer la pire forme de sauvagerie du système capitaliste, comme vous le dites, quelles sont, selon vous, les actions les plus efficaces ou les plus encourageantes que les gens aient entreprises, collectivement ou individuellement, pour y parvenir ?
Chomsky : À plusieurs niveaux. D’une part, il est essentiel d’agir pour mettre fin au système des combustibles fossiles. Pour le Canada, la situation est particulière : il s’agit de la catastrophe minière. L’exploitation minière canadienne est un fléau pour une grande partie de la planète. Le Canada peut y mettre un frein.
Au second niveau, il s’agit de faire reculer la marche du système capitaliste d’État, comme celui du Canada. Prenons l’exemple du système de santé canadien : Ce n’était pas le meilleur au monde, mais il était relativement correct. Aujourd’hui, il se rapproche du pire système au monde, celui qui se trouve juste au sud de votre frontière : deux fois plus cher que dans les pays comparables, avec des résultats parmi les plus mauvais.
Parce qu’il est privatisé, il est bureaucratisé et inefficace.
L’école de médecine de Harvard a récemment réalisé une étude comparative entre le Massachusetts General Hospital, le principal hôpital de la région de Boston, et le principal hôpital de Toronto. Ils en ont notamment comparé les coûts administratifs. Au Mass General Hospital, dans le service de cancérologie, il y a 20 personnes assises devant des ordinateurs, qui cherchent à savoir qui va payer quoi, quelle compagnie d’assurance va prendre en charge telle ou telle chose. Ils sont allés à l’hôpital de Toronto et ont demandé : « Où se trouvent les bureaux qui s’occupent de ces questions ? ». Ilsont été quelque peu perplexes. La réponse a été : « Ah, oui, nous avons une personne qui s’occupe de cela, venez par ici ».
Aujourd’hui, le Canada veut ressembler aux États-Unis. D’un des meilleurs systèmes de santé au monde, il est devenu le pire.
En Angleterre, c’est incroyable. Le service national de santé était le meilleur du monde. Ils sont en train d’en faire le pire du monde, en imitant délibérément le système américain. C’est très rentable pour beaucoup de gens. Les compagnies d’assurance gagnent beaucoup d’argent, les hôpitaux privés sont très riches. Ce système est destructeur pour la société.
Ce n’est là qu’un exemple. D’une manière générale, toutes ces tendances des 40 dernières années doivent être inversées. Et alors peut-être aurez-vous le type de capitalisme qui permet au moins de traiter les crises urgentes avant d’essayer d’évoluer vers un ordre social plus juste.
À quoi devrait ressembler une gauche authentique ?
Jay : Sur ce thème de l’utopie, il semble que nous ayons assisté à un regain d’intérêt pour le communisme, voire le stalinisme ou le maoïsme, en tout cas chez les jeunes. Beaucoup de gens ne croient plus aux méthodes traditionnelles pour faire progresser les gains électoraux. Cela s’explique en partie par l’idée que la seule façon de tenir tête au capitalisme au delà d’une courte période est de créer un parti centralisé qui exerce un haut degré de contrôle. Ce point de vue semble de plus en plus populaire.
Ma question est la suivante : pensez-vous que les principes d’autonomie, de démocratie et de liberté ont un prix en termes de longévité du projet dont nous parlons ?
Chomsky : C’est l’inverse. C’est le manque d’autonomie et de liberté qui est à l’origine de ces problèmes. La présence chez les jeunes de ce que l’on appelle la gauche, qui est en fait une sorte de néo-stalinisme, ne fait qu’illustrer l’effondrement complet de la gauche en Occident.
Toute gauche authentique serait bien consciente, comme l’étaient des gens comme Rosa Luxemburg il y a un siècle, que la réaction tout d’abord léniniste, puis maoïste est une attaque en règle contre le socialisme. Ces pays sont plus éloignés du socialisme que ne l’étaient les États-Unis. Les travailleurs avaient plus de droits aux États-Unis qu’en Union soviétique ou en Chine.
Mais la réponse à cela ne serait-elle pas que les États-Unis n’ont accordé ces droits que parce que l’Union soviétique représentait une menace, un bon exemple – pour reprendre une expression que vous avez tirée des archives américaines à un moment donné.
Un peu d’histoire n’est pas inutile. Dans les années 1930, les droits ont été gagnés grâce à la lutte des travailleurs, au militantisme populaire, et personne ne s’inquiétait de l’Union soviétique. Celle-ci n’était pas vue comme une menace.
Ne pensez-vous pas qu’ils étaient inquiets face aux révolutions communistes en Europe, et ailleurs ?
En Europe, la montée du fascisme a été en partie motivée par la crainte d’une révolution ouvrière. Je veux dire, c’est ce qu’ils appellent communisme, mais il n’est pas venu de Russie – il est venu des travailleurs allemands, des travailleurs français. Et les Russes y étaient pour la plupart opposés.
Prenons l’exemple de l’Espagne, où une révolution a eu lieu en 1936, la révolution anarchiste espagnole. Qui l’a écrasée ? Staline, les Russes, le parti communiste ont pris la tête de l’écrasement de la révolution. Ils ne veulent pas de révolutions ouvrières.
Il s’agit d’une autocratie capitaliste d’État brutale et impitoyable qui n’a rien à voir avec le socialisme ou le communisme. Les partis, les groupes de militants, se sont parfois bercés d’illusions concernant le socialisme russe, mais il ne faut pas oublier que ce ne furent que des illusions. Nous devons nous défaire de ces illusions. Il n’y a rien de progressiste dans ces mouvements.
Le maoïsme était une affaire beaucoup plus compliquée. Mais ce n’est certainement pas un modèle pour l’Occident.
Construire un avenir différent grâce au contrôle par les travailleurs et aux mouvements coopératifs
Jay : Vous avez beaucoup parlé de l’anarco-syndicalisme dans le passé. Dans le contexte actuel, comment voyez-vous la pertinence de ces idées en termes d’organisation des mouvements sociaux ?
Chomsky : Prenons le mouvement syndical. À la fin de la Première Guerre mondiale, il y a un siècle, le mouvement ouvrier occidental visait le contrôle de l’industrie par les travailleurs. En Italie, les travailleurs prenaient le contrôle du système industriel et le dirigeaient eux-mêmes. En Angleterre, le mouvement socialiste des guildes est assez proche de l’anarchisme. Ce sont les travailleurs qui doivent prendre le contrôle de l’industrie et la gérer eux-mêmes.
Aux États-Unis, le principal mouvement syndical – les Knights of Labor – avait pour principal slogan : « Ceux qui travaillent dans les usines devraient en être aussi les propriétaires – nous ne voulons pas être les esclaves des patrons, nous les dirigerons nous-mêmes. »
Les mouvements radicaux de fermiers constituaient d’authentiques mouvements populistes (au sein historique du terme). Texas, Kansas – on était dans une société agricole. Ils voulaient s’affranchir du contrôle des banquiers du Nord-Est, des gestionnaires de marché, et gérer eux-mêmes leurs affaires – mettre en place un commonwealth coopératif lié au mouvement ouvrier. Contraints et forcés, nombre d’entre eux sont partis pour le Canada et ont fait partie de la base arrière des mouvements radicaux au Canada.
Cela s’est passé il n’y a pas si longtemps. On peut tout à fait reconstruire ce mouvement.
J’ai l’impression qu’au cours de votre vie, vous avez connu beaucoup d’expériences différentes avec des structures coopératives et je suis curieux d’entendre vos réflexions sur les tentatives de création de véritables micro exemples de socialisme.
Prenons le cas du Canada. Le Canada compte des mouvements coopératifs qui fonctionnent très bien dans les domaines du commerce, de la vente au détail, etc. Ce sont là les bases pour des mouvements coopératifs, qui peuvent s’étendre à la production. Si on considère l’ancienne ceinture de rouille aux États-Unis, elle semble sinistrée. Mais dans de nombreux endroits, de petites entreprises appartenant à des travailleurs commencent à voir le jour. Elles s’organisent, elles sont assez nombreuses, en fait, et s’intègrent dans une économie davantage tournée vers les services. En fait, il y a des mouvements organisés derrière cela. Le projet Next System – Gar Alperovitz a fait un très bon travail. [Le projet Next System est une initiative de The Democracy Collaborative qui vise à susciter une réflexion et une action ambitieuses pour relever les défis systémiques auxquels les États-Unis sont confrontés aujourd’hui : inégalités économiques, injustice raciale et changement climatique – pour n’en citer que trois – sont à nos portes, et les problèmes systémiques nécessitent des solutions systémiques, NdT].
C’est difficile, bien sûr. La lutte des classes n’est pas chose aisée.
Et les forces en face sont nombreuses. Si vous leur permettez de gagner la guerre sans confrontation, d’accord, ils gagnent. Si la masse de la population s’organise et se mobilise, alors elle peut gagner des points.
Lorsque la guerre de classe sauvage a commencé avec Reagan et Thatcher, repensez à la première chose qu’ils ont faite. Ils ont attaqué les syndicats. Pourquoi ?
Nous allons mener une guerre contre la classe ouvrière et les pauvres. La première chose à faire est de détruire leurs lignes de défense. C’est tout à fait sensé.
Les attaques contre les syndicats ont ouvert la porte aux entreprises, en leur disant : « Hé les gars, vous pouvez venir et écraser les grèves par des méthodes illégales, c’est une chose que nous allons vous autoriser à faire. » Cela se vérifie tout au long de la période Clinton.
C’est ça la guerre des classes. Si on ne la laisse se dérouler que d’un seul point de vue, on sait ce qu’il en résultera.
Vous avez dit à plusieurs reprises que nous ne maîtrisons pas suffisamment bien les mécanismes de la cognition et des interactions humaines pour savoir à quoi ressemblerait réellement une société et une économie coopératives. Vous estimez que de nombreuses expériences seront nécessaires pour y parvenir. Quels sont donc les domaines qui vous semblent comporter le plus d’inconnues ?
Toute une série en fait. Prenons certaines propositions concrètes, des propositions très concrètes. Les plus détaillées que je connaisse sont probablement celles que l’on appelle Parecon, l’économie participative [L’économie participative, également traduit par économie participaliste [participatory economics, désignée par l’abréviation parecon, NdT]. Michael Albert, Robin Hahnel, ont élaboré des programmes très détaillés.
Nous ne savons pas si ils peuvent fonctionner, si les gens les accepteront. Les gens seront-ils prêts à y participer ? Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir : l’expérimentation.
Il s’avère que la production gérée par les travailleurs est extrêmement efficace. En Espagne, Mondragon est un énorme conglomérat industriel – production, banques, logement. Il appartient aux travailleurs. Il est géré par les travailleurs. Bien sûr, il existe au sein d’une société capitaliste plus large. Cela implique donc de diminuer les coûts. Mais il y a des exemples de réussite.
Parfois, ces entreprises détenues par les travailleurs sont si prospères que les grands capitaux tentent de les acheter. Ils proposent aux travailleurs qui les possèdent une somme mirifique, s’ils vendent leurs parts pour que les grandes entreprises puissent les racheter, et alors cela leur permet de vivre dans le luxe jusqu’à la fin de leurs jours. C’est assez tentant.
Si vous êtes un chercheur spécialiste de l’avenir de l’humanité – ce qui veut dire que vous avez une approche novatrice – quelles seraient, selon vous, les questions que vous trouveriez les plus intéressantes à étudier ou approfondir lorsqu’il s’agit de comprendre à quoi ressemblerait une société coopérative ? Quels types d’expériences devrions-nous mener pour comprendre à quoi cela ressemble ?
Nous avons des lignes directrices. Le type de travail effectué par Gar Alperovitz, David Ellerman et Christopher Mackin. Ou Staughton Lynd lorsqu’il était en vie, ainsi que d’autres personnes directement impliquées au niveau théorique et intellectuel et au niveau de l’engagement militant.
Si vous ne connaissez pas les détails, essayez de les mettre en œuvre. C’est ainsi que l’on apprend.
Y a-t-il un domaine particulier qui vous intéresserait ?
Les domaines essentiels sont le contrôle de la production par les travailleurs et le contrôle des communautés par les citoyens.
Les communautés doivent-elles être gérées par le conseil communautaire, les mairies, etc.? Ou par les riches, les promoteurs immobiliers, les banquiers, etc. Voilà des questions concrètes. Par exemple : « Devons-nous avoir un système de transport en commun généralisé ? » C’est un problème très concret.
Prenons l’exemple de 2008, l’énorme crise financière du logement. Aux États-Unis, elle a eu lieu en partie parce que l’administration Obama avait pratiquement nationalisé l’industrie automobile. Ils l’ont tout simplement prise en charge. Or il existait pourtant plusieurs possibilités.
L’une des possibilités était le renflouement. Les propriétaires et les directeurs remboursent l’état, l’entreprise revient dans les mêmes mains et elle continue de produire des SUV et des camionnettes qui provoquent des embouteillages.
Une autre possibilité est de transférer l’entreprise aux travailleurs et à la communauté, pour qu’ils travaillent sur ce dont nous avons vraiment besoin, comme des transports en commun publics performants.
S’il y avait eu une gauche – non pas une gauche fantasmant sur Staline, mais une gauche réelle et militante – elle aurait créé un mouvement populaire pour attirer l’attention du public sur cette question, qui n’a même pas été discutée. Il fallait en faire un débat, puis passer à la mise en œuvre. Prenons l’exemple des transports en commun.
J’ai vécu à Boston la majeure partie de ma vie. New York est à 330 kilomètres. New York, Boston, Washington sont les zones les plus fréquentées au monde. Or c’est ridicule, mais il faut prendre l’avion parce qu’il n’y a pas de transports publics. Il y a bien ce qu’on appelle un train, mais il met autant de temps qu’il y a 60 ou 70 ans – c’est à dire la première fois que je l’ai pris. À condition qu’il arrive à destination ; il peut même tomber en panne à mi-chemin.
Les gens doivent-ils vivre avec cela ? Pourquoi n’avons-nous pas un train à grande vitesse qui permet d’arriver à destination en une heure, comme en Europe ? On peut prendre un train à grande vitesse de Pékin jusqu’au Kazakhstan, mais pas de Boston à New York. Je ne parle pas ici d’une utopie.
Je voudrais revenir sur un point que vous avez évoqué tout à l’heure. Vous parliez de la manière de freiner les tendances apocalyptiques de l’élite mondiale entraînée par les institutions capitalistes et vous avez commencé à parler de défendre et améliorer le système de soins de santé.
Pourriez-vous expliquer un peu plus ce lien entre l’amélioration des soins de santé et la lutte contre le changement climatique ou l’arrêt de l’escalade vers la guerre finale ?
Améliorer le système de santé, c’est assurer ce qui devrait être un droit humain fondamental : des soins de santé accessibles pour la population. Cela signifie des soins de santé universels, organisés au niveau local, au bénéfice de la population, et non au profit des assureurs et des hôpitaux privés. C’est certainement faisable, de nombreux pays s’en rapprochent.
Cela permet tout d’abord – simplement au niveau de la prise de conscience et de la réflexion – de comprendre que nous pouvons travailler ensemble pour une société meilleure. Nous ne sommes pas obligés d’accepter cette subordination aux riches et aux puissants, et de les laisser faire toutes les choses pourries qui leur viennent à l’esprit tout en restant assis sur leur chaise.
Cela permet par ailleurs de lutter contre les éléments prédateurs du système capitaliste sauvage. Les institutions financières, qui sont pour la plupart des parasites, sont ciblées. Cela permet de reconstruire les domaines les plus solides – on peut passer à d’autres domaines et faire la même chose. On peut travailler ensemble à la construction d’une société meilleure.
Dans le même temps, il s’agit de réduire l’utilisation des combustibles fossiles. En réalité, le gouvernement pourrait acheter l’industrie des combustibles fossiles aux taux du marché. Et cela ne serait pas très différent de ce que le département du Trésor déverse pour sauver les investisseurs qui ont subi des pertes pendant la pandémie. On est dans le même ordre de grandeur. Il faut racheter l’industrie et se tourner vers les énergies durables.
Il faut travailler avec les mineurs, puis avec les travailleurs du pétrole. C’est en train de se faire. Prenons l’exemple de la Virginie-Occidentale, un État houiller très réactionnaire. Mon ami et collègue, l’économiste Robert Pollin, et son groupe à l’université du Massachusetts, ont travaillé avec les mineurs de Virginie-Occidentale, de l’Ohio et de Californie. Ils ont obtenu de l’United Mine Workers qu’ils acceptent un programme de transition.
Les propriétaires de mines ont accepté. Leur propre législateur, Joe Manchin, démocrate de droite, qui est lui-même un gros producteur de charbon, s’y oppose fermement. Mais les travailleurs des mines et de l’industrie des combustibles fossiles reconnaissent que pour améliorer leur vie et celle de leurs communautés, ils doivent aller dans cette direction. Ce n’est pas quelque chose d’impossible.
Il est possible de s’organiser. Au Canada, il s’agit d’un problème majeur en raison de ses énormes industries d’extraction et d’exploitation.
Source : The Breach, Noam Chomsky, 19-04-2023 Traduit par les lecteurs du site Les-Crises