Une contribution d’Ali Akika – Cet article est un regard sur le cinéma algérien d’hier et d’aujourd’hui. Ce sont des articles que j’ai écrits en mai 1976 dans la prestigieuse revue Les Cahiers du Cinéma. En ce temps-là, un film algérien, Chroniques des années de braise, de Lakhdar Hamina, eut la Palme d’or au Festival de Cannes en 1975. L’Algérie avait mis les moyens en confiant le scénario à un grand écrivain algérien, Rachid Boudjedra, et Tewfik Farès, cinéaste. L’équipe technique de haut vol était conduite par un chef opérateur italien. Le pays a pris les précautions de se donner des garanties exigées par cet art, le cinéma est un art et par ailleurs une industrie», formule que l’on doit à André Malraux. Se donner les moyens techniques et financiers ne suffit cependant pas pour concourir au Festival de Cannes et encore moins recevoir la Palme d’or car dans tous les concours de tous les arts, il y a le facteur politique ou idéologique, au sens large terme, qui a son mot à dire.
Chroniques des années de braise a échappé aux lobbies multiples mais La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo n’a pas eu cette «chance» dix ans auparavant. Chroniques des années de braise eut son ticket d’entrée au temple du cinéma après la première visite en Algérie d’un président français en avril 1975, en l’occurrence Giscard d’Estaing. En revanche, en 1966 La Bataille d’Alger n’eut pas cette chance. Les partisans nostalgiques de la perle des colonies françaises avaient construit une muraille politique autour de ce film jusqu’à poser des bombes dans des cinémas et l’interdire carrément dans certaines villes. Mystère et bizarrerie ? Pas le moins du monde, plutôt une lâcheté coupable d’une certaine France qui n’aime pas se regarder dans le miroir Algérie.
Notre cinéma est un enfant de la Guerre de libération, et il faut rendre hommage à ces étrangers, français et yougoslaves, qui ont participé à sa naissance et à son éclosion. Né avec et au milieu du feu et de la poudre, il laissa un bel héritage à ce cinéma qui foula le sol national à l’indépendance. Les films traitaient alors de la Guerre de libération, de ses conséquences et ses traumatismes, de l’émancipation de la femme, de la paysannerie, de la réforme agraire, de la jeunesse. La Cinémathèque d’Alger était un lieu vivant de rencontres qui a accueilli de grands réalisateurs étrangers venus présenter leurs films et discuter avec un public passionné et pas encore démobilisé ou happé par l’avalanche des DVD et la télé. Voilà donc l’époque d’où vient le cinéma algérien mais, peu à peu, on se demanda où il va quand les structures de l’ONCIC (office national du cinéma) furent victimes de la même frénésie du démembrement des entreprises nationales. Cette casse des entreprises a été joliment baptisée Infitah (ouverture, libéralisme). Les technocrates avaient mal compris la phrase culte de Malraux : «Le cinéma est un art et par ailleurs une industrie.» Nos technocrates mirent la charrette avant les bœufs. Ils me rappellent les financiers qui piratent les actions en Bourse pour affaiblir des entreprises pour les acheter ensuite pour une bouchée de pain.
Cet infitah ouvrit un nouveau cycle pour certains cinéastes obligés d’aller chercher des financements ailleurs. Et cet ailleurs a ses exigences car, en maître des lieux, le marché fait attention au type de la consommation cinématographique, aux «valeurs» de la société et tutti quanti. Voilà qui m’amène à parler des lois sur le cinéma qui viennent d’être votées dernièrement en 2023 par l’Assemblée nationale. J’ai lu des papiers de cinéastes qui exprimaient leurs angoisses quant à l’avenir du cinéma algérien et le leur propre. Ces problèmes ne datent, hélas, pas d’aujourd’hui. Hier, des films ont été produits et réalisés et non diffusés (donc beaucoup d’argent dépensé et beaucoup de frustration qui ont poussé certains cinéastes à aller voir ailleurs). A l’époque, j’écrivais beaucoup sur le cinéma où je tentais d’expliquer que le cinéma est un art, donc par essence complexe et rigoureux, qu’il ne faut pas réduire uniquement à une fonction idéologique. Je critiquais notamment l’utilisation de la langue arabe classique dans les dialogues alors que le peuple et même les dirigeants historiques de la Révolution s’exprimaient dans la langue populaire. «Nos» censeurs confondaient la parole des sujets filmés en fonction de leur rôle et non de leur «moi intérieur» ou leur bon plaisir.
Ainsi, quand le président Boumediene batailla à l’ONU avec une langue arabe châtiée comme le fit Yasser Arafat dans un discours écrit de la main du plus grand poète palestinien, Mahmoud Darwich, ces chefs d’Etat représentaient leurs peuples et ne jouaient pas un rôle personnel. Ainsi, ces «décideurs» dans leurs bureaux doivent comprendre qu’une langue engendre un langage pimenté d’accent propre à la ville ou la campagne, à son statut social et même à l’âge. Ils oublient que la langue concourt à la dimension artistique d’une œuvre. C’est du reste une exigence des festivals de cinéma qui ne projettent les films qu’en version originale. Si on fait parler Marlon Brando dans une langue autre que l’américain, la beauté de ses films, dans Sur les quais ou dans Un tramway nommé désir, c’est la moitié du plaisir que l’on dérobe au spectateur. Ou bien, c’est comme faire parler L’Inspecteur Tahar avec l’accent de la jeunesse dorée, la tchitchi des quartiers chics d’Alger. Il en est de même en littérature où les plus grands écrivains emploient l’argot ou les expressions populaires pour faire sentir la poésie d’une époque ensevelie sous la civilisation du béton et des tours.
Revenons au cinéma algérien. Les lois et l’organisation de ce corps de métier doivent tenir compte du monde réel avec ses possibilités techniques qu’il offre, sa puissance et son poids dans la diffusion de la culture qui impose le respect aux mentalités rétrogrades. On le voit aujourd’hui où les russophobes tentent, en vain, d’interdire les chefs-d’œuvre de l’art russe. Ces petits soldats se sont ridiculisés parce qu’ils ne pesaient pas lourd, wallou, rien, nada, nothing devant les Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Gogol, les cinéastes et autres grands musiciens, sans compter les savants russes qui ont envoyé le premier homme dans l’espace. Citons aussi le cas des Etats-Unis dont le cinéma a conquis le monde en séduisant les jeunes par le mode de vie américain. Ceci pour dire, outre les problèmes financiers et politico-idéologiques contre lesquels bute le cinéma algérien, il est aussi le problème de comédiens et notamment comédiennes. Pour un comédien, être au chômage, c’est frustrant et ne pas pouvoir faire vivre ses enfants, la décision est vite prise, faire un autre métier. (1)
Quant aux comédiennes, c’est un parcours de combattante qui les attend. Outre de vivre de son métier, il faut vaincre les résistances de la famille qui a peur des on dit. Ensuite, il y a cette partie de la société qui, hélas, considère que la place de la femme est fixée du fait de son statut «naturel» qui ne se discute pas. Les choses ont quelque peu changé mais les problèmes sociaux demeurent. Le film de Slim Riyad Le Vent du Sud (1975) aborde courageusement l’atmosphère malsaine dans la société qui engendre des rapports faussés, alimentant violence et mépris à l’encontre des femmes. Ceci pour dire, que dans le cinéma comme tout autre secteur de la société, la permanence des archaïsmes générés par des liens sociaux féodaux ou tribaux bloque tout simplement la société. Passons aux articles écrits dans Les Cahiers du Cinéma en 1976 où deux films, Chroniques des années de braise et Le Vent du Sud ont abordé le rapport à l’histoire et à la société.
Voici donc l’article paru dans Les Cahiers du cinéma :
Pour l’Algérie indépendante, forger son être social, c’est aller visiter et rechercher dans son histoire la manière d’une expression nouvelle pour que le devenir prenne en charge, à partir du passé, les éléments de la transformation du présent qui ne freine pas à son tour le futur du pays. Cette problématique était-elle inscrite dans le cinéma algérien naissant ? Voyons deux films produits de cette époque ? Chronique des années de braise et Le Vent du Sud… Hier embrasé par la guerre, aujourd’hui prise dans le tourbillon du vent du Sud, le peuple durant ces années de braise effaça les pistes du désert et avait moult raisons de le faire. Les combattants ont pris ce risque de brouiller les pistes qui les conduisent habituellement au campement autour de leur oasis. Eh bien oui ! La guerre est risquée et l’ennemi est puissant. Ils la font quand même cette Guerre de libération. Sont-ils devenus fous ? Pas le moins du monde, ils ne veulent plus de ces mirages en plein désert. Ils veulent être eux-mêmes l’oasis, source de richesse et de lumière. Tel fut l’enjeu à la veille du 1er novembre 54. Chronique des années de braise décrit ainsi le processus de l’oppression, de la révolte, puis de la révolution du peuple algérien.
Le réalisateur de Chroniques des années de braise, Lakhdar Hamina, affirme que chaque cinéaste filme «a sa façon» de filmer. Lui, dit-il, il l’a fait avec les yeux de l’enfant, donc avec «honnêteté» et «dignité». Mais est-ce si simple ? Quand on réalise un film avec le désir camouflé ou non d’écrire ou témoigner sur l’Histoire d’un peuple et de surcroît avec les moyens matériels de ce peuple, l’exigence minimum invite à se placer sur les positions de ce peuple. Cette tâche n’est pas facile car, chanter la bravoure, émouvoir et se lamenter sur la misère et l’oppression ne suffisent pas. La question est oui ou non le peuple algérien a-t-il été l’acteur, le moteur principal de sa propre libération et de son histoire ? Ou bien, comme nous essaierons de le montrer plus loin, a-t-il été sorti de sa «torpeur» par un quelconque sauveur, fût-il armé de la sainteté d’un texte religieux ou d’un programme politique ?
La dichotomie entre le peuple et son sauveur, son avant-garde, est une façon de voir les choses. Lakhdar Hamina revendique ce droit d’écrire, de sentir à sa façon les choses. Nous espérons qu’il nous «reconnaîtra» le droit de lire autrement son «écriture». Il est, en effet, nécessaire de connaître, de lire sa propre histoire pour affronter le présent. Il faut cependant se demander si on peut saisir l’essence de l’Histoire à travers de petites histoires. Voilà pourquoi ce film m’a intéressé car il met sur le tapis la question de l’appropriation de l’Histoire par telle ou telle classe sociale. Allons-nous nous extasier sur la «bouté» (beauté esthétique) d’un film qui allie le western américain et le lyrisme du cinéma soviétique et évacuer la question clé que l’appropriation de l’histoire ?
Pour ma part, j’ai trouvé ce mariage contre «nature» car il a pris trop de liberté avec les exigences de la mise en scène de l’histoire qui se passe aussi dans les montagnes que dans l’immense désert algérien et non dans l’immensité des plaines du Far-West. Comment, moi spectateur, faire corps avec mon histoire à travers un tel film ? Ce n’est pas, en tout cas, gagné avec un texte musical «arabe occidentalisé» ou «occidental- arabisé» qui tente de rythmer une société avec le lyrisme des films western. Et encore moins avec la platitude des images de lutte contre la nature ingrate, non maîtrisée à cause de l’oppression coloniale. Quant à l’écriture du fait colonial, deux remarques s’imposent. Les Français apparaissent comme des éléments annexes dans le décor alors que l’Algérie, colonie de peuplement, comprenait un cinquième de population française. Le colonisateur ne dirige pas en coulisses le pays, il dirige la machine de guerre, difficile de ne pas voir les exécutants.
Lakhdar Hamina ne veut pas être «manichéen et caricatural» et donc efface la machine coloniale. A force de s’en défendre, il néglige de dénoncer le luxe tapageur et arrogant des colons et de lier cette arrogance seulement à la misère du peuple. Gommer l’univers colonial entraîne une surestimation du rôle des fantoches et autres caïds algériens. Il est vrai que ces derniers ont été les courroies de transmission du colonialisme. Mais les morts, les milliers, les millions d’Algériens, sont tombés au cours de l’Histoire sous les balles des enfants «légitimes» du colonialisme. Enfin, où a-t-on vu des fantoches avec une telle base sociale lors des élections truquées ? S’il s’agissait de s’attaquer à un système (le colonialisme) et non à des hommes (les colons), encore fallait-il mettre à leur place les éléments actifs de ce système. Ce n’est pas dit dans le film, d’où un dédouanement inconscient de la conscience occidentale. Ce peuple bâillonné mais courageux recèle en lui des potentialités de lutte et de révolte (allusion dans le film à l’attaque du réservoir d’eau). Mais il lui manque la conscience, la théorie, l’organisation.
Qu’à cela ne tienne ! Voici débarquant le sauveur ! Il vient de la ville, il en porte tous les signes. Il va prêcher la bonne parole subversive qui va sortir les gens de leur léthargie. Lui, c’est la tête «pensante» ; le politique, qui, dans les réunions publiques, dissèque la charogne colonialiste. C’est l’avant-garde, dira-t-on, ça existe dans l’Histoire ! Oui, certes, mais cela devient douteux, quand partout et tout le temps, c’est toujours le sauveur qui parle, toujours lui qui a le dernier mot juste, même dans les réunions clandestines de militants. Ça suffit, la plaisanterie a assez duré. D’abord, les militants d’avant-garde n’étaient pas de ces intellectuels aux lunettes cerclées qui ressemblent étrangement à ces révolutionnaires anarchistes russes d’avant la révolution d’Octobre 1917. Non, aucun peuple n’a de sauveur, l’histoire n’a jamais confié son sort à des individus, fussent-ils des «génies». Et le peuple algérien encore moins, comme l’attestent certains travaux qui commencent à faire la lumière sur ces militants d’origine paysanne ou semi-urbanisée, qui sillonnaient le pays pour préparer et organiser le peuple à l’affrontement armé.
Non, l’histoire de notre peuple ne sera pas appropriée par ces gens entrés par la petite porte dans le combat. La mémoire du peuple est assumée par un fou dans Chroniques des années de braise. Pourquoi pas ? Le délire «lucide» du fou redonne aux mots leurs sens, leur confère un statut subversif. L’inflation verbale du fou (personnage algérien de l’univers colonial) fait émerger la parole enfouie du peuple opprimé. Il est devenu fou car il refusait la «normalité» stupide de l’envahisseur, il est devenu fou, car l’arrogance bête et lâche du colon lui était insupportable. Il fallait donc s’habiller autrement, parler autrement, errer pour ne pas rencontrer l’Autre et rendre des comptes à ce monde colonial et imbécile. Il fallait se dédoubler pour pouvoir balbutier des mots, émettre un souffle parmi son peuple. Cela est d’autant plus facile que l’envahisseur ignore doublement la langue de l’ARABE et du FOU. Il faut cependant regretter l’allure biblique de «notre» fou (encore le sauveur, encore les stéréotypes d’un «certain» cinéma).
A noter également l’espace envahi du fou à la fin du film, alors que la révolte gronde. Pourquoi ce délire, cette fois-ci un vrai délire, verbal qui ne peut s’expliquer que par le désir égotiste pour satisfaire un narcissisme exacerbé du réalisateur ? Que dire d’un film qui a provoqué en Algérie des avis contradictoires et qui a été sereinement reçu en France ? Je dis sereinement, car le langage entendu, les images vues ne dérangent pas, ne remuent pas trop le Français, l’Européen. Ces images construites permettent d’enfouir une question que l’on ne veut pas aborder réellement de ce côté-ci de la Méditerranée. Ne pas faire l’unanimité dans le pays (ici en Algérie) n’est pas une lacune (bien au contraire, lutte des classes oblige !), mais faire l’unanimité chez les anciens colonisateurs devient louche. Cela signifie que l’on s’est trompé de destinataire. Et se tromper ou faire semblant de se tromper est une erreur grossière, quand bien même le film ne serait pas réactionnaire.
A. A. (Cinéaste)
N.-B. : La seconde partie de l’article, le regard des Algériens à travers le beau film du regretté Slim Riyad Le Vent du Sud tiré du roman d’Abdelhamid Benhedouga.
1- Le métier de comédien est précaire partout dans le monde car, avant d’être connus, les comédiens font des petits boulots en attendant que leur talent soit remarqué au théâtre ou au cinéma dans de petits rôles où explose leur talent.
Dans le précédent article sur le cinéma algérien, j’ai abordé à travers le film Chroniques des années de braise le rapport à l’histoire du cinéaste Lakhdar Hamina. Dans le présent article, j’aborderai avec Le Vent du Sud de Slim Riyad le rapport à la société algérienne qui venait de sortir d’une Guerre de libération avec l’héritage douloureux de la colonisation «cohabitant» avec la culture archaïque, vestiges du féodalisme et du tribalisme. Avec son premier film La Voie et ensuite avec Le Vent du Sud Slim, Riyad m’a paru être à la hauteur de son ambition, lui l’homme modeste ayant milité dans la Fédération FLN en France (la 7e Wilaya), voulait être le cinéaste du peuple, comme on disait jadis. J’avais assisté au tournage du Vent du Sud, invité par son chef opérateur, Daho Boukerche. Le professionnalisme de Slim et Daho se voyait sur le terrain. Point d’excitations, patience et sérieux cadraient bien dans la poésie et le calme du désert.
Avant de parler du film, un mot sur Slim Riyad et sa connaissance du réel qu’il a su transposer dans ses films. La Voie, un film de fiction travaillé et filmé à la manière d’un documentaire et qui plus est, en noir et blanc, la petite touche de ces deux couleurs du cinéma à sa naissance. Ça donne un côté histoire et réalisme propre au cinéma vérité, adjectif jadis attribué au film documentaire. Quant au Vent du Sud, le scénario est tiré du roman d’Abdelhamid Benhedouga qui semble connaître le monde paysan et celui des citadins. Un mot encore sur l’ambiance de l’époque où fut tourné Le Vent du Sud où Slim devait réaliser son film. Les obstacles des cinémas dominant (Hollywood), les mentalités et les préjugés dans la société algérienne. Que de fois Slim Riyad n’a-t-il entendu : «Vos films sont toujours politiques, on s’ennuie quand on les regarde.» Hier comme aujourd’hui, ce n’est pas le film politique ou l’engagement du cinéaste qui provoque l’ennui chez le spectateur. L’ennui disparaît quand le traitement du film, la qualité du jeu de comédiens et autres ingrédients du cinématographe, formule de Robert Bresson pour différencier cet art de salle de cinéma, de producteur de cinéma, etc.
Il faut dire aussi que le public est pris dans le tourbillon des films hollywoodiens qui font rêver par leur qualité artistique et les moyens techniques mis en œuvre pour happer l’attention du spectateur qui adore s’identifier au «héros positif», une invention du cinéma hollywoodien. Il ne faut donc pas s’étonner que le spectateur trouve des raisons pour se détourner des productions de films qui sortent de la fabrique des téléfilms qui veulent à tout prix concilier une morale de pacotille et répondre aux impératifs du marché ou de la censure. En clair, le spectateur veut faire une rupture entre la routine de son quotidien et les rêves qui peuplent son sommeil. Et dans le noir des salles du cinéma, il se projette dans la vie que lui proposent les merveilles du monde à travers des comédiens beaux et des comédiennes sublimes. Hélas, nous acceptons tous de tomber un moment dans les pièges d’une vie par procuration. Heureusement pour nous, le réel comme la nature reprennent leurs droits.
Revenons à notre cinéma et voyons comment le cinéaste Slim Riyad s’est donné les moyens pour répondre à ces besoins potentiels du public algérien. Il a mis face à face le quotidien d’une jeune femme citadine et étudiante et un jeune homme de la campagne cloué chaque jour au sol, surveillant le bétail des parents de la jeune et belle citadine. Ce tableau du film Le Vent du Sud exprime les différences sociales, la culture ville/campagne et les rêves contrariés des deux jeunes gens sur qui pèsent les interdits sociaux de la société algérienne. En caricaturant un peu, on peut dire, comme La Fontaine, que l’on soit riche ou misérable, le jeune berger et la jeune étudiante de Slim Riyad ploient sous les mêmes pesanteurs sociales. Heureusement, aujourd’hui, les jeunes commencent à se frayer un chemin débarrassé des orties aux bords des routes. L’intérêt du film de Slim est d’attirer le regard sur la fonction de la fiction dans l’art qui navigue au plus près du réel. Le réalisateur montre à la fois les contradictions de la société et leur confrontation qui devrait signer la destruction des archaïsmes et annoncer l’accouchement d’une autre vision du monde. Quarante ans plus tard, chaque Algérien peut répondre à la question posée par le regretté Slim Riyad dont le film a été bien servi par la photo de Daho, tous deux aujourd’hui disparus.
Avant de laisser la place à mon article sur Le Vent du Sud écrit dans Les Cahiers du cinéma, en 1976, un mot sur les films qui ont «forcé» les obstacles du marché en France…
Il y a dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani, Papicha de Mounia Meddour, Roma wala n’touma de Tariq Teguia, En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, La Dernière Reine d’Alger d’Adila Bendimerad et Damien Ounouri. Je signale aussi un court-métrage que je n’ai pas encore vu, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs qui ouvre en principe, peut-être, les marches de la Grande Salle où les films concourent à la palme d’or. Tous ces films cités et d’autres ont eu des succès dans des festivals et dans les salles à leur sortie en France. Ceci dit, il reste beaucoup à faire pour «banaliser», normaliser les sorties des films provenant d’Afrique et autres pays du monde arabe. Je me souviens de la sortie du film L’Olivier, une coréalisation du Groupe Vincennes où je répondais à la question sur les difficultés de sortie d’une catégorie de films. Ma réponse fut nette et précise : «Pourquoi toutes ces résistances à écouter et à entendre notre voix ? A croire en notre sincérité, en nos possibilités ? Nous le savons un petit peu… Cela a pour nom : Poitiers, la prise de Constantinople… Bref, l’arrêt de la barbarie devant la civilisation… Alors, il faut informer patiemment, s’allier avec le temps, historique pour reconquérir un espace qu’ils occupent ici et là, hier au Vietnam, aujourd’hui en Palestine.» (Cahiers du cinéma et Le Monde de février 1976).
Le deuxième film. Le Vent du sud, est un beau poème, touchant, émouvant même par moments. Décrire (scène du cimetière, fabrication de la galette, cheminées fumantes), s’appesantir sur ce monde (la paysannerie) longtemps évacué par les négations historiques (féodale et impérialiste), ce n’est que justice. Ce monde, après tout, c’est le nôtre, c’est l’Algérie (80% de la population sont paysans ou semi-urbanisés). «Du passé faisons table rase» mais, attention, la table ici ne contient pas les restes du couscous du vendredi, mais un peuple dont un pied est enchaîné par les démons du vieux monde et dont le reste du corps est en effervescence pour donner un rythme à cette vie d’aujourd’hui, monotone, tranquille, difficile, admirablement rendue par une image intimiste (opérateur : Daho Boukerche). Devons-nous rester sur ces impressions ? Non, car le film appelle d’autres questions, puisqu’il interpelle une Algérie encore mutilée par la gangrène du passé (oppression de la femme) et un peuple engagé dans une R. A. (Révolution agraire) qui conditionne son avenir immédiat (les difficultés sur l’approvisionnement des marchés en légumes et fruits s’étalent chaque jour dans la presse algérienne).
Et quelles sont les réponses à ces questions du film ? Les réponses du film sont justes et simples (il faut libérer les femmes, et la Révolution agraire est un bienfait pour le pays). Mais il y a un hic ! Une réponse est juste quand elle évite le simplisme car celui-ci mène à une voie de garage (impasse). Résumons sans trahir le fil conducteur du film ; le discours filmique : l’action se passe dans un village du Sud algérien, si proche de Dieu et si loin des hommes ! Une jeune fille, lycéenne à Alger, y revient en vacances pour s’entendre dire qu’elle ne reverra plus les «lumières de la ville», puisqu’elle va, elle doit épouser un riche notable, un caïd du coin. Révolte légitime de la jeune fille qui osera (les femmes osent aujourd’hui en Algérie) faire une fugue vers Alger, avec la complicité intéressée ou naïve d’un berger (nous verrons plus loin pourquoi il est intéressé et/ou naïf).
N’est-ce pas idiot d’interrompre les «chemins de la science» au profit d’un mariage de raison ? Voilà pour les démêlés individuels de la jeune fille. Quant à la vie politique, comme chacun sait, il y a une révolution agraire dans la campagne algérienne. Cela concerne les paysans et doit en principe les enthousiasmer ! Point d’engouement, plutôt une désertion de la terre nourricière. Le geste d’un paysan qui prend une poignée de terre en se lamentant sur son aridité le désigne comme «responsable» futur de l’échec de la R.A. Heureusement, la ville, par le biais de son représentant, la science («Quand tout le monde pourra conduire un tracteur et viendra au secours de ces gens qui ne savent pas, ne veulent pas tirer profit de la terre promise». On le sait, de nombreux reportages de la presse nationale le clament : il y a désertion d’une partie de la paysannerie. Filmer et le dire de cette manière, quoi de plus normal, de plus juste ? A ceci près qu’un phénomène social ne peut s’appréhender comme une peinture. Derrière la toile de la peinture, il n’y a rien (tout est dans l’expression matérielle de la forme, dans le visible). Derrière un phénomène social, il y a l’immense grondement des foules criant leurs besoins. Mais alors, pourquoi cette attitude des paysans ? Les raisons sont multiples et complexes. Cela s’appelle, bien sûr, idéologie individualiste, mais aussi isolement (absence d’infrastructures routières, scolaires, sanitaires), salaire, et puis, et puis les mirages de la ville qui entretient beaucoup de parasites grâce précisément au labeur de ces paysans. Tout cela n’est pas formulé par le paysan mais le politique, le cinéaste sait que c’est au parti FLN de l’expliquer et proposer une solution.
Du reste, la création de villages agricoles, l’effort de scolarisation, l’exonération d’impôts pour les paysans sont des pas vers la dynamisation des campagnes. Des pas seulement, car une véritable transformation implique une mobilisation tonique des principaux intéressés. Alors, le scepticisme fera place à la volonté de «déplacer les montagnes». Au fait, dans tout cela (libération de la femme, Révolution agraire), que vient faire la science ? Oh ! bien sûr, l’éducation et la science sont des vecteurs appréciables et il n’est pas question de cracher dessus. Mais les mythes peuvent se transformer en mystification qui déplace les problèmes. De grâce, le «rationalisme» du XVIIIe siècle, «les progrès scientifiques» et tralala du XXe siècle présentent un tableau pas toujours clean dans les pays modernes, pourtant gorgés de richesses.
Rapport science/politique, débat théorique interminable qui s’éclaircit grâce à la mise en pratique de ces concepts quand la politique à la primauté sur les modes. Et pourquoi pas ici chez nous et parmi nous ? Encore un fait à signaler : la présence du «corps nu» (aux yeux du berger) d’une femme algérienne, oui un corps nu d’une femme algérienne dans un film algérien, n’est-ce pas une révolution ? Balivernes ! diront les blasés et autres zazous «libérés». Eh bien ! en Algérie, une femme nue et de surcroît devant un homme (ici, le berger naïf) est l’occasion de mettre les points sur un I majuscule en direction de nos zazous. Une femme en difficulté peut demander un service à un homme ou tout simplement lui adresser la parole dans telles et telles circonstances. La chose est banale ! Pas pour tous car, dans le film, la jeune lycéenne cherche à briser son isolement et à organiser sa fuite. Elle appelle le berger de son père pour lui remettre une lettre pour des amis d’Alger. Elle, une femme, belle, fille du patron daigne s’adresser à moi, dit le berger en son for intérieur. Il y a anguille sous roche, la lettre n’est qu’un prétexte ; voyons, elle cherche autre chose. Et voilà notre berger qui pénètre dans sa chambre dès la nuit tombée.
Oui, elle est là et son corps s’étale devant ses yeux. Les entrailles remuées par un épais refoulement, et par la méconnaissance du corps de la femme, il reste pétrifié, n’osant même pas sauter sur sa proie, jusqu’au moment où la victime se réveille et le met proprement dehors ! Séquence qui cède à la mode de la femme libérée ou bien séquence subversive qui posera enfin le problème de la relation avec le corps, avec l’être-femme ? D’aucuns diront que l’étape première de la libération de la femme est d’abord économique et sociale. Certes, ces problèmes ne sont pas résolus et il faut les résoudre. Mais le rapport entre l’économique et le culturel est dialectique, nous dissent les philosophes. Donner du travail aux gens et les séparer par un voile hypocrite, c’est offrir le spectacle de ces rues, de ces cafés de chez nous envahis par la seule multitude masculine et qui donne le vertige du manque et de la solitude. Et comment ne pas penser ou deviner les femmes dans leurs foyers rêvant de sortir de leur enfermement ? Que d’énergie gaspillée, que d’agressivité exprimée, stock de déperdition qui éloigne de l’horizon, l’étoile de cette Nedjma (belle et admirable de Kateb Yacine) qui a illuminé notre chemin le 1er Novembre 1954.
A. A.
P.-S. : Moyen métrage : La maison brûle, autant se réchauffer de Mouloud Aït Liotna. Des tensions et une longue et pénible journée «adoucissent» le film par la beauté du paysage dans un village près de Tizi Ouzou.