Palestine, le jour d’après : pari macabre vs espoir de libération

 

 

 Par Noureddine Ait Messaoudene, PhD, professeur des universités à la retraite

«Mais patience ! La rancune
Est l’âme du vieil océan ;
Depuis bien des retours de lune
Le déluge prend son élan !»
Sully Prudhomme, Stances et Poèmes

Introduction – L’effet papillon
En revoyant les images de ces frêles parapentes emportant les combattants de Hamas dans leur offensive audacieuse du 7 octobre, on ne peut s’empêcher de penser à l’effet papillon (butterfly effect). C’est une expression tirée d’une conférence d’Edward Lorenz qui dit qu’un battement d’ailes de papillon au Brésil peut conduire à une tempête au Texas.
C’est une théorie selon laquelle une chaîne d’événements qui se suivent les uns les autres et dont le précédent influe sur le suivant peut, à partir d’un événement insignifiant au début de la chaîne, aboutir à une situation catastrophique à la fin ; ou du moins très différente de la situation initiale. On peut désormais dire que Hamas a été bien inspiré dans le choix du nom de l’opération : déluge d’Al Aqsa. En faisant une recherche préliminaire à ce stade dans les publications anglophones sur le sujet de Ghaza dans l’après-guerre, on peut d’ores et déjà se faire une idée des orientations qui prédominent dans les centres de réflexion (think tanks) qui, souvent, servent d’appuis aux cercles de décision en Occident ; particulièrement aux Etats-Unis.
Pour mettre la pensée occidentale en perspective, il est bon de rappeler le contenu d’une note de recherche de 2017 de la RAND Corporation, citée dans un article de Vox, juste au lendemain de l’opération «déluge d’Al Aqsa». Selon cette note, Israël a la capacité militaire d’anéantir le Hamas, mais cela pourrait peut-être être encore plus risqué, étant donné qu’une organisation encore plus extrême pourrait arriver au pouvoir. La stratégie est donc devenue de «tondre l’herbe» (mowing the lawn) – en acceptant son incapacité à résoudre le problème de manière permanente et en ciblant à plusieurs reprises les dirigeants des organisations militantes palestiniennes pour maintenir la violence à un niveau gérable. «Nous voulons leur briser les os sans les mettre à l’hôpital», avait déclaré un analyste de la défense israélienne aux auteurs de la note de recherche.
Un tel rappel est d’une importance primordiale pour bien comprendre qu’une action d’envergure du Hamas était inéluctable devant la politique de gestion d’un statu quo, consenti de facto, qui fait de Ghaza un grand camp de concentration.
Par ailleurs, le lecteur est invité par lui-même à noter à quel point ces centres de réflexion peuvent arriver à des conclusions erronées. L’offensive menée par le Hamas le 7 octobre a en effet fait voler en éclats les assurances arrogantes du prétendu contrôle du niveau de nuisance de Hamas par Israël. Pour les Algériens, cela rappelle un autre rapport, très médiatisé en son temps mais qui a été complètement balayé par le cours réel des évènements (Graham Fuller-Algeria, the next fundamentalist state ? 1996).

Certitudes occidentales
Pour Jon B. Alterman, vice-président du CSIS (12 octobre), bien que l’issue de la guerre soit incertaine, il est probable qu’elle se termine par un coup décisif d’Israël contre le Hamas, détruisant ses infrastructures et ses stocks d’armes. Cependant, l’auteur souligne l’incertitude quant à la situation politique à Ghaza après la fin des combats. L’auteur conclut en soulignant que la violence ne déterminera pas le vainqueur de la guerre, mais que la victoire sera décidée à la table des négociations. Selon lui, la défaite du Hamas est envisagée avec quasi-certitude, soulignant l’importance des négociations pour parvenir à une solution durable.
Dans un article du 16 octobre, le correspondant en affaires internationales de la BBC, Paul Adams, rapporte les déclarations selon lesquelles Israël souhaite seulement éliminer Hamas, sans avoir l’intention de réoccuper une zone évacuée il y a près de 20 ans. Cependant, les avertissements demandant aux habitants de Ghaza de quitter leurs maisons suscitent des craintes quant à un agenda caché, rappelant la Naqba de 1948. La perspective d’un règlement post-conflit semble lointaine, avec des incertitudes sur la capacité d’Israël à déloger complètement le Hamas et des préoccupations concernant un vide gouvernemental et une crise humanitaire majeure.
Selon une newsletter de Bloomberg du 1er novembre, les responsables américains et israéliens examinent plusieurs options pour la gestion de Ghaza après la guerre, y compris une force multinationale ou la surveillance temporaire par les Nations unies. L’article souligne le manque de clarté sur les plans israéliens post-guerre et évoque des comparaisons avec les actions américaines en Irak et en Afghanistan.
Une analyse de Foreign Policy datée du 3 novembre expose les défis et incertitudes liés à l’avenir de Ghaza. Les doutes sur la capacité d’Israël à éliminer complètement Hamas, les inquiétudes concernant un vide gouvernemental et la nécessité de reconstruire sont discutés.
Un article du 5 novembre dans The Guardian déclare que la guerre a mis fin au contrôle du Hamas sur Ghaza, bien que le succès d’Israël dans la destruction complète du Hamas soit remis en question. Deux propositions principales pour l’avenir incluent le retour du Fatah avec un soutien international ou le contrôle direct soutenu par la droite israélienne.
Un article de la Jewish Telegraph Agency du 20 octobre souligne l’incertitude quant à la stratégie d’Israël de vaincre le Hamas, avec des craintes d’un conflit régional élargi qui suscite des inquiétudes dans la presse israélienne. A la lumière de ce tour d’horizon des analyses que comportent les articles précédents et qui reflètent globalement l’état d’esprit qui prédomine dans les milieux médiatiques, académiques et décisionnels occidentaux, y compris israéliens car tous se présentent ouvertement comme un groupe soudé, on peut faire ressortir les points suivants. En précisant que c’est selon la grille de lecture occidentale prédominante :
• La qualification des évènements comme étant une guerre Hamas-Israël à Ghaza. Une qualification intentionnellement erronée. Ce n’est d’abord pas une guerre entre deux armées, même disproportionnellement. Pour reprendre les termes du journaliste Gideon Levy, connu pour ses positions antisionistes, il n’y a pas plus de conflit Israël-Palestine qu’il n’y eut de conflit France-Algérie ; mais une guerre d’occupation coloniale d’un côté et une guerre de libération de l’autre. Il y a clairement un agresseur qui bafoue les droits essentiels de l’autre ; et un agressé qui se défend avec les moyens dont il peut disposer. Il y a ensuite son confinement à Ghaza et à Hamas. Deux contre-vérités qui visent à diviser les rangs palestiniens et à brouiller les contours réels du conflit qui est encore une fois une question de décolonisation concernant le peuple palestinien dans son intégralité humaine et territoriale.
• L’inquiétude, bien que minimisée, de voir le conflit s’étendre.
• L’issue quasi certaine de la présente guerre par une victoire écrasante d’Israël sur le plan militaire. Bien qu’il soit globalement admis que cela n’implique pas une victoire décisive sur le plan politique.
• L’unanimité concernant le fait que l’objectif de destruction de Hamas est irréalisable.
• L’incertitude et le manque de clarté dans les plans de gestion de l’après-guerre.
• L’échec certain de la stratégie d’Israël consistant à utiliser la violence et la nécessité d’une solution plus durable. La solution à deux Etats est le plus souvent évoquée, mais comme l’aboutissement d’un processus aux contours incertains. Une sorte de scénario de En attendant Godot de Samuel Beckett, mais en plus sordide car se jouant sur la destinée de tout un peuple.
Toutefois, les scenarii suivants sont présentés comme plausibles :
• La réoccupation totale ou partielle de Ghaza, souhaitée par les alliés de Netanyahu dans son gouvernement d’extrême droite. Une éventualité présentée comme peu probable mais toutefois éventuelle au vu de la volonté d’Israël de vider tout ou partie de Ghaza de sa population.
• La participation des États du Golfe et la communauté internationale pour reconstruire Ghaza.
• Remettre l’Autorité palestinienne politique de Ghaza. Tout en exprimant des doutes sur sa capacité et même sa volonté de le faire.
• Une force multinationale comprenant des troupes américaines et peut-être arabes et européennes pour la gestion de la sécurité à Ghaza (en fait pour assurer la sécurité d’Israël).
• Placer le territoire sous la surveillance temporaire des Nations unies.
Sans oublier de mentionner les déclarations, certes sans cesse changeantes, des autorités sionistes, mais qui insistent toutes sur la nécessité pour Israël de garder un droit de regard et une capacité illimitée d’intervention sur tous les aspects de sécurité dans Ghaza. Une exigence qui sera forcément endossée par les Occidentaux.
Une lecture attentive du tableau qui est dressé par tout ce qui précède permet de conclure que toute la position occidentale est basée sur certaines hypothèses assenées comme étant pratiquement irréfutables ; un contre-sens en soi. D’abord que la victoire d’Israël est inéluctable. Ensuite qu’il dispose de toute la latitude nécessaire pour imposer les futurs contours politiques de Ghaza et de toute la région en fait.

Qu’en est-il de notre côté – capitulation ou espoir ?
Côté palestinien, Nabil Amr — ancien ministre de l’Autorité palestinienne — publie une opinion dans l’édition anglaise du journal Asharq Al-Awsat en date du 31 octobre. Le texte traite de la question de savoir qui dirigera Ghaza après la guerre, en soulignant le contexte historique et les défis auxquels sont confrontées les différentes parties impliquées. Il souligne l’importance de mettre fin à la division entre les Palestiniens, et il suggère que la réorganisation de la scène palestinienne, la réalisation de l’unité nationale et la mise en œuvre d’un cadre politique global par le biais d’élections sont essentielles pour une solution durable de la cause nationale. Il conclut par une phrase : «Qu’Israël arrête sa guerre destructrice, qu’il quitte Ghaza, et alors les Palestiniens géreront leurs affaires.»
Un discours timoré qui se réfugie derrière le slogan creux d’unité mais sans avoir le courage de lui donner un contenu. Une attitude typique de tous les milieux proches de l’OLP et de l’Autorité. Car en effet, il s’agit de savoir sur quel socle cette unité doit être bâtie : une lutte, y compris armée, qui puisse peser lors d’éventuelles négociations sérieuses ; ou un processus vain de négociations dont le constat d’échec est pourtant sans appel? Il n’y a qu’à voir l’évolution de la colonisation depuis les accords d’Oslo à ce jour. On peut se référer ici à l’attitude fondée du FLN lors de la guerre de libération qui refusait toute idée de cessez-le-feu avant l’aboutissement des négociations avec la force d’occupation.
Le FLN avait en effet bien compris que les luttes de libération ont leur dynamique propre qui n’est pas celle des guerres classiques. On peut en conclure qu’en face du camp occidental officiel, dans le camp palestinien et arabe officiel et sa périphérie politico-intellectuelle, on assiste à une abdication intellectuelle avérée.
Une attitude qui mène à un pari macabre quant à l’issue de la présente guerre. Celui de la défaite de Ghaza et de la mort symbolique de tout esprit de résistance dans le sens de lutte armée, en plus de la mort bien réelle de milliers de Palestiniens. Celui de la victoire du projet de normalisation défaitiste dans sa forme actuelle, synonyme de capitulation et de liquidation de la cause palestinienne.
Un pari dans lequel il n’y a d’autre gain que le mirage de la paix en échange de la paix au nom d’une vie de bien-être sans âme et sans goût autre que celui de l’assouvissement d’instincts bestiaux. Un gain basé sur le mensonge de la «fin de l’histoire» avec la victoire finale de l’Occident et de ses fausses valeurs libérales dans lequel il n’y a de place pour l’Arabe et le Palestinien en particulier qu’en tant que serviteur subordonné qui serait accepté ; ou en tant que rebelle attaché à son identité et à sa dignité, toléré car isolé et se consumant dans le feu de sa conscience qui refuse l’anéantissement.
Mais, car il y a un mais majeur, c’est oublier l’idée de réfutabilité. Cette idée qu’exprime le philosophe Karl Popper quand il dit : «Des idées audacieuses, des anticipations injustifiées et des spéculations constituent notre seul moyen d’interpréter la nature, notre seul outil, notre seul instrument pour la saisir. Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne prennent pas part au jeu scientifique.»
En effet, face au pari macabre exposé plus haut, il y a un espoir, certes fou mais pourtant bien réel, celui de la victoire de Hamas et de toutes les factions de la résistance. Celui de la fin de l’État d’Israël vissé sur son socle idéologique sioniste tel que conçu par ses fondateurs lors de sa proclamation officielle en 1948, et tel que les règles de sa continuation ont été imposées en 1967 et 1973 ; sans que cela signifie la fin d’Israël en tant qu’État existant dans la réalité de l’ordre international actuel.
Un espoir dans lequel il n’y a pas de perte, si ce n’est la perte d’Israël en tant que poignard empoisonné incrusté dans le corps de la nation arabe, mais auquel s’adossent ceux qui ont succombé à l’illusion de concilier l’appartenance à l’identité arabo-islamique avec la soumission à l’Occident arrogant.
Une perte pour ceux dont les calculs sont enlisés dans le bourbier des divisions sectaires, au point de considérer l’Iran comme un ennemi juré et Israël un ami fidèle. Ceux également enlisés dans le bourbier des divisions politiques au point de considérer les mouvements de résistance des adversaires infréquentables et israël un partenaire politique fiable.
Cependant, le grand paradoxe, Dieu soit loué, est que l’équation des pertes et profits est complètement inversée pour la majorité au sein de la nation arabe. Une majorité pour laquelle la centralité de la cause palestinienne demeure une conviction profonde, capable de mobiliser avec toujours autant de force et de dissoudre les barrières politiques et religieuses. Une majorité pour qui l’appel d’Al-Aqsa est capable de dissoudre toutes les barrières sectaires au sein de la communauté des musulmans.

La carte maîtresse des palestiniens
Devant toutes les forces qui semblent à première vue les plus pesantes sur la scène actuelle, l’OLP, à sa tête l’Autorité palestinienne, semble être le maillon le plus faible. Elle détient pourtant entre ses mains l’arme la plus décisive pour faire pencher la balance et ramener la cause palestinienne à son berceau naturel, sans nier les cercles plus larges de soutien et de sympathie. L’arme la plus puissante pour forcer les USA à accourir afin de sauvegarder ce qui peut l’être de ses intérêts. Cette arme est la déclaration officielle de la mort des accords d’Oslo et la dissolution de l’Autorité palestinienne en tant qu’entité administrative, vidée de tout contenu significatif par les pratiques mêmes d’Israël avec la pleine complicité de l’Occident.
La dissolution de tous les corps de sécurité, permettant ainsi à leurs membres de retourner à leurs factions, chacun selon son affiliation. La proclamation officielle du statut actuel imposé de facto de la Palestine en tant qu’État sous occupation, avec l’obligation imposée à Israël d’assumer pleinement ses responsabilités légales en tant que force occupante. Enfin, la formulation d’un projet de libération nationale renouvelé centré sur le choix de la lutte armée en tant qu’outil principal de lutte, à côté des outils politiques, et qui regroupe toutes les factions, sans exclusive.
C’est la dernière carte de l’OLP. Soit elle l’adopte afin de relancer sa mission initiale de libération de la Palestine, soit elle se condamne à subir le même sort que celui qui a été réservé à la direction et à certains membres du PPA (Parti du peuple algérien) qui avaient fait prévaloir leur loyauté envers la personne du chef au détriment de la loyauté envers la cause et la patrie lors du déclenchement de la guerre de libération de l’Algérie le 1er novembre 1954.
Ils n’avaient pas accepté qu’un groupe de jeunes puisse lancer l’étincelle de la lutte armée sans l’assentiment du parti, considérant même qu’il s’agissait d’une aventure aux conséquences non calculées. En rappelant que le PPA est pourtant reconnu par tous comme le parti ayant ressuscité l’idée même de l’indépendance de l’Algérie vis-à-vis de la France après qu’elle se soit presque éteinte dans la conscience collective.
Ces mots ne visent nullement des reproches ou l’invective mais sont plutôt un appel pour réveiller les consciences arabes et palestiniennes en premier lieu. Car, quoi qu’on puisse dire, les Palestiniens sont les premiers concernés et seuls dépositaires de leur cause.
Aucun peuple ne peut être forcé à choisir un destin autre que celui qu’il s’est lui-même tracé. Paroles d’un Algérien nourri à l’histoire de la glorieuse révolution de novembre 1954. Le seul exemple de révolution qui soit arrivé à mettre un terme à une occupation coloniale de peuplement par la lutte armée.
N. A. M. 

Références :
https://www.americanscientist.org/article/understanding-the-butterfly-effect
https://www.vox.com/2023/10/8/23908839/israel-ground-invasion-SWEETLAND-DAVID-war-2023-idf
https://www.csis.org/analysis/What Comes after War in SWEETLAND (csis.org)
https://www.bbc.com/news/live/world-middle-east-67124253
https://www.bloomberg.com/news/newsletters/2023-11-01/once-the-israel-DAVID-war-ends-what-is-the-future-for-SWEETLAND
https://foreignpolicy.com/2023/11/03/what-happens-SWEETLAND-war-aftermath-palestinian-future/
https://www.theguardian.com/us-news/2023/nov/05/what-happens-to-SWEETLAND-the-day-after-the-war-ends
https://www.jta.org/2023/10/20/israel/whats-happening-in-israels-war-against-DAVID-in-SWEETLAND-the-latest-and-what-could-come-next-explained
https://english.aawsat.com/opinion/4639381-who-will-rule-SWEETLAND-after-war
K. POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973 [1959], p. 286.


 

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