Trois visions inconciliables de l’Algérie : L’Algérie fantasmée, l’Algérie réelle, et l’Algérie des rêves

 

Par Arezki Ighemat, Ph.D in economics

Master of Francophone Literature (Purdue University)

 

“Chacun aujourd’hui suit les évènements de l’Algérie avec beaucoup plus d’interrogations que de réponses.  L’Algérie est devenue une inconnue ; elle était, qu’on pensait être, l’un des plus transparents des pays du Tiers-Monde, est devenue en quelques mois et jusqu’à ce jour aussi inconnu que la lointaine Birmanie ou que l’Afghanistan. C’est ainsi, je ne sais pas ce qui s’est passé « (Ali El Kenz, Algérie, les deux paradigmes, Revue du monde musulman et de la Méditerranée, no 68-69, pp. 79-86, cité par Thomas Serres, L’Algérie face à la catastrophe suspendue : Gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014), p. 254.

« The contempt of Algerian leaders toward their people and the disgust the regime provoked led hundreds of Thousands of people to take to the streets in February 2019 and to continue protesting” (Dalia Ghanem, Understanding the Persistence of Competitive Authoritarianism in Algeria, Palgrave-Macmillan, 2022, p. 187).

“Corruption in Algeria is neither sectorial nor accidental; it is a system of governance” Mohammed Hachemaoui, La corruption politique en Algérie : l’envers de l’autoritarisme, Esprit, 375 (6), pp. 111-135, quoted by Dalia Ghanem, op. cit, p. 137).

 

Introduction

Tenter de faire une analyse exhaustive et objective de la situation et des perspectives en Algérie aujourd’hui est une tâche qui n’est pas aisée en raison de l’opacité quasi-totale qui règne dans toutes les sphères de la société et du Pouvoir algériens. Jusqu’à présent, en effet, les chercheurs et analystes—algériens comme étrangers—ont analysé cette situation et ces perspectives sous un angle ou un autre selon leur orientation idéologique ou stratégique. Ou bien ils prennent en compte le point de vue officiel des tenants du Pouvoir algérien ; ou bien ils se basent sur la réalité des faits et des chiffres recueillis sur le terrain ; ou encore ils dressent une image de l’Algérie selon les rêves des Algériens sur ce que devrait ou pourrait devenir l’Algérie dans un avenir plus ou moins éloigné. Ce faisant, ils ne prennent pas en compte l’ensemble des éléments nécessaires à une analyse complète de l’Algérie d’aujourd’hui. Pour éviter ce biais, nous tenterons, dans le présent article, de combiner ces trois approches afin de tenir compte de leur complémentarité. En effet, selon que l’on se trouve au sommet de la pyramide sociale ou à sa base, l’évaluation de cette situation et de ces perspectives est diamétralement différente. Pour avoir une image plus ou moins globale de là où se trouve l’Algérie aujourd’hui et de la direction qu’elle est susceptible de prendre dans les années à venir, il est nécessaire de considérer les trois approches évoquées dans leur ensemble, à savoir : (1) l’Algérie vue par les détenteurs du Pouvoir ; (2) l’Algérie telle que reflétée par les faits réels ; et (3) l’Algérie telle que rêvée par les Algériens. La première vision—celle des tenants du Pouvoir—a tendance à montrer l’Algérie sous son meilleur jour, utilisant pour ce faire, une sorte de « miroir grossissant », mettant en exergue uniquement ce qu’il y a de positif dans les réalisations et les projets du pays. La seconde vision—celle de ceux qui regardent les faits et les chiffres réels—montre le « gap » existant entre la première vision et la réalité sur le terrain économique, politique, culturel, etc. La troisième vision est celle de ceux qui voient l’Algérie dans leur imaginaire et dans leurs rêves. Ce n’est qu’après avoir examiné les trois visions simultanément et comparativement que l’on peut dresser un portrait dynamique, réaliste et relativement complet de l’état actuel de l’Algérie d’aujourd’hui et des trajectoires éventuelles que le pays peut prendre dans le moyen-long terme. Le présent article sera donc divisé en trois parties : l’Algérie fantasmée ; l’Algérie réelle des faits et chiffres ; et l’Algérie des rêves.

L’Algérie fantasmée

Les gouvernants de toutes les époques depuis l’indépendance ont toujours eu tendance voir l’Algérie dans un miroir grossissant et à considérer qu’elle est le plus grand pays du Maghreb, de l’Afrique et du Tiers-Monde, et ce dans beaucoup de domaines (économique, politique étrangère, diversité culturelle, linguistique, etc). En d’autres termes, les dirigeants algériens ont un biais que l’on pourrait appeler la « tadhkhim » ou, comme je préfère l’appeler, « fakhfakha », un phénomène qui rend les choses plus grandes qu’elles ne sont en réalité. Un peu comme dans la fable de La Fontaine, « La grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf ». En effet, tout ce que l’Algérie réalise ou projette de réaliser—sur les plans économique, diplomatique, culturel, sportif, etc—a tendance à être surdimensionné. Qu’il s’agisse de la construction d’une usine, d’un hôpital, d’un complexe sportif ou touristique, artistique (exemple le projet de statue de l’Emir Abdel Kader aujourd’hui) ou religieux (comme la Grande Mosquée « El Djazair » d’Alger construite sous Bouteflika), ces réalisations ou projets sont vantés comme les plus grands de la région Maghreb ou d’Afrique. Cette vision fantasmagorique des choses était vraie dans les années 1960-70 où les complexes industriels réalisés (El Hadjar pour l’acier, Arzew et Skikda pour la pétrochimie, Alger et Guelma pour la mécanique, etc) étaient considérés comme les plus grandes réalisations de la région ou même du Tiers-Monde. Même phénomène pour les réalisations agraires (les 1 000 villages socialistes par exemple) ou éducatives (l’Université ‘Boumediene’ de Bab Ezzouar était considérée comme la plus grande de la région MENA (Maghreb/Moyen-Orient). Le même « miroir grossissant » était utilisé pour les projets de développement économique, les politiques sur le plan diplomatique, le tourisme, etc. En disant tout cela, nous ne voulons pas dire que ces réalisations/projets depuis l’indépendance à ce jour sont insignifiants, loin de là. Beaucoup sont des réalisations de grande envergure, surtout celles des années 1960/80 où l’Algérie au moment où l’Algérie venait de sortir d’un sous-développement socio-économique résultant d’une colonisation de 132 ans et d’une guerre dévastatrice de sept ans et demi. Ces réalisations—même si plus tard elles s’étaient avérées coûteuses et largement sous-utilisées—ont permis au pays de répondre à certains besoins de la population et de réduire la pauvreté et le chômage qui étaient des plus élevés. Cependant, de là à les considérer comme les plus grandes et les plus modernes par comparaison à celles des pays voisins ou du Tiers-Monde, cela n’est pas très réaliste. En outre, aucun élément de comparaison ou instrument de mesure n’était avancé pour justifier une telle magnification et cette propension au grossissement de tout ce que les autorités du pays font ou projettent de faire.

Ce « miroir grossisant » est également utilisé pour caractériser les menaces extérieures, réelles ou supposées, contre l’Algérie. De tous temps, des premières années après indépendance jusqu’à ce jour, ces menaces—souvent créées de toutes pièces—ont été utilisées pour faire oublier les problèmes internes ou dissuader des révoltes éventuelles ou réelles. C’est la fameuse « main étrangère » (al yed al kharidjya) que les gouvernants du pays ont toujours brandi et continuent de brandir chaque fois que le pays fait face à une crise économique, sociale, ou culturelle. C’est ce que notamment a utilisé l’ancien chef du gouvernement Ahmed Ouyahia lors des « printemps arabes » de 2010-11 pour dissuader les Algériens de ne pas suivre le chemin des pays voisins et de la région sous peine, disait-il, de faire subir au pays le même sort que la Libye ou la Syrie.

Ce sentiment selon lequel l’Algérie est le « nombril du monde » a été transmis à la population qui considère, elle aussi, que le pays et ses atouts sont les meilleurs. C’est ainsi, par exemple, qu’on entend dire : « L’Algérie est le plus beau pays du monde » ; « L’Algérie est le pays le plus développé d’Afrique et du Tiers-Monde ». Parlant de leurs villes,  j’entends souvent les Algériens dire : « Bejaia est la perle de l’Afrique », « Oran est la petite Paris », etc. On entend même dire que « Les Algériens sont les plus intelligents que leurs voisins Maghrébins ». S’il y a une part de vérité dans toutes ces déclarations, il ne reste pas moins qu’elles ne sont pas toujours vraies en totalité et partout et qu’il y a toujours des pays et des villes où « l’herbe est plus verte ». Il y a des paysages dans la région et dans le monde qui sont certainement aussi beaux ou plus beaux que ceux de notre pays. Cette exagération et ce surdimensionnement de tout ce qui est Algérien est dû, pour partie, au fait que beaucoup d’Algériens (pas tous cependant) n’ont pas voyagé à travers le monde pour relativiser leurs points de vue. Ce que nous voulons simplement souligner ici c’est que les gouvernants algériens et la population devraient avoir le sens du relativisme et surtout présenter des justifications et des instruments de comparaison pour appuyer leurs déclarations.

L’Algérie réelle des faits et chiffres

Lorsqu’on compare la vision fantasmagorique que les dirigeants algériens ont de l’Algérie avec la réalité sur le terrain, on se rend compte qu’il y a un « gap » profond dans beaucoup de domaines.  Ne pouvant pas, dans l’espace d’un article, embrasser toute l’immensité de ce « gap », nous nous contenterons d’examiner deux domaines dans lesquels cet écart est particulièrement flagrant : l’économie et la politique.

Dans le domaine économique

Les pays pétroliers mono-exportateurs comme l’Algérie, qui sont caractérisés par un cycle de « booms » (résultant d’un accroissement des prix des hydrocarbures) et de « récessions » (découlant de fortes baisses des prix du pétrole et/ou du gaz), vivent au rythme de ces cycles récurrents. C’est ainsi, par exemple, que depuis 2020—où les prix du pétrole étaient descendus à $39,68—l’Algérie connaît une embellie des prix des hydrocarbures, ces derniers ayant atteint un niveau de $123,64 en mars 2022 pour retomber à $85,56 aujourd’hui 2023, donnant au pays une certaine aisance financière (voir MacroTrends, Schwab’s Daily Market Update, 2023). Si on exclut cette situation exceptionnelle, l’évolution des principaux agrégats macroéconomiques et macrosociaux n’a pas été dans le sens d’une amélioration, mais plutôt d’une détérioration, au cours de ces dernières années. Pour justifier cette tendance, nous analyserons quatre indicateurs économiques et sociaux : la croissance économique, l’inflation, le déficit budgétaire, le déficit du compte courant de la balance des paiements et le chômage.

Concernant la croissance économique, elle a connu une tendance à la baisse au cours des années précédant le boom de 2022, ainsi que le montre le tableau#1 :

Tableau#1 : Croissance économique en Algérie (2019-2024)

   Années Taux de croissance (%)
2019 1,0
2020 -5,1
2021 3,9
2022 3,2
2023 1,3
2024 (prévision 1,4

Source : A. Ighemat, basé sur Banque Mondiale, Problèmes de la pauvreté et équité, 2023.

Lorsqu’on compare ces faibles taux de croissance à ceux réalisés par chaque secteur économique au cours des années 1969-85, on ne peut que constater un recul accentué du développement économique au cours des trois dernières décennies comme l’indique le tableau#2:

 

Tableau#2 : Croissance sectorielle en Algérie (1969-1985)

Secteurs Taux de croissance par secteur (%)
1969-74 1974-79 1979-85 1974-85
Agriculture 5,3 8,6 4,3 6,2
Indust. manufact. 6,9 13,5 8,2 10,6
Services 9,6 16,3 5,7 8,3
Hydrocarbures 4,3 3,2 -1,3 0,7

Source : A. Ighemat, basé sur Benabdallah Y, L’économie algérienne entre réformes

Ouverture : quelle priorité, CREAD (non daté).

La tendance baissière de la croissance économique globale et sectorielle s’est accompagnée d’une tendance à la diminution du PIB per capita en Algérie au cours de ces dernières années et au cours des quelques années prochaines, comme le montre le tableau#3 :

Tableau#3 : PIB per capita en Algérie (2014-2028)

Années PIB per capita ($)
2014 5 516
2021 3 691
2022 3 278
2023 3 223
2024 (Prév.) 3 183
2025 (Prév.) 3 165
2026 (Prév.) 3 153

Sources : A. Ighemat, basé sur « Algeria GDP per capita (1960-2023 »,

World Bank, 2023; Trading Economics, World Bank/FMI, 2023

et (Prév.) StatisticsTimes.com, World Bank, 2023.

Ce trend vers la baisse de la croissance globale, sectorielle et per capita ne manquera pas d’entraîner une baisse généralisée du niveau de vie de la population qui est touchée de plein pied par l’inflation mondiale galopante de ces dernières années dont nous allons parler ci-dessous. Par ailleurs, au plan structurel, l’Algérie est toujours caractérisée par une économie essentiellement mono-productrice et mono-exportatrice où le secteur pétrolier/gazier représente environ 20% du PIB, 93% des exportations de marchandises et 38% des recettes budgétaires entre 2016 et 2021 (source : Banque Mondiale, Algérie présentation, 2023).

S’agissant de l’inflation, le second agrégat que nous considérerons, on constate plutôt une tendance à la hausse entraînant une baisse du niveau de vie des Algériens comme le montre le tableau#4 :

Tableau#4 : Inflation en Algérie (2019-2024)

    Années Inflation (%)
2019 1,9
2020 2,4
2021 7,2
2022 7,1
2023 7,0
2024 (prévision) 7,1

Source : A. Ighemat, basé sur la Banque Mondiale,

Problèmes de pauvreté et équité, op. cit.

Comparés aux années 2002-2007, les taux d’inflation étaient beaucoup plus bas comme le montre le tableau#5 :

 

Tableau#5 : Inflation en Algérie (2002-2007)

Années Inflation (%)
2002 1,41
2003 2,58
2004 3,56
2005 1,63
2006 2,53
2007 3,52

Source : A. Ighemat, basé sur Abdourahmane Abani Nafissa et

Habibatou Touré, Le phénomène d’inflation en Algérie

(1990-2017), Thèse de Master en économie, 2018.

La situation de l’inflation ces trois dernières années est, selon certaines sources, encore plus inquiétante et ce en dépit de l’embellie récente des prix du pétrole. Selon la Banque Mondiale, l’inflation aurait atteint un niveau de 9,3 % en 2022 (source : Banque Mondiale, Perspectives économiques en Algérie : Evolutions macroéconomiques et financières récentes, 2023).

Le troisième indicateur que nous citerons est celui du solde budgétaire.  Comme le montre le tableau#6, ce solde a été caractérisé par une tendance au déficit au cours de ces dernières années :

Tableau#6 : Déficit budgétaire algérien (2019-2024)

Années  Solde budgétaire (%)
2019  – 9,6
2020 – 12,6
2021 – 3,5
2022             0,7
2023  – 0,8
2024  – 2,2

Source : A. Ighemat, basé sur « Banque Mondiale,

Problèmes de pauvreté et équité, 2023.

Le tableau#6 montre que, en dépit de la réduction du déficit budgétaire de (–) 12,6 % en 2020 à

(–) 2,2 % en 2024 et du léger surplus réalisé en 2022, la tendance des finances publiques est toujours au déficit.

Le quatrième indicateur de la détérioration de la situation économique en Algérie est le déficit du compte courant de la balance des paiements. Le tableau#7 montre l’évolution de ce déficit de 2019 à 2024 :

Tableau#7 : Déficit du compte-courant de la balance des paiements (2019-24)

Années Déficit du cpte courant (%)
2019  – 9,9
2020 – 12,6
2021   – 2,8
2022     4,7
2023  –  0,2
2024   – 4,0

Source : A. Ighemat, basé sur « Banque Mondiale, Problèmes de

Pauvreté et équité, 2023.

Le tableau#7 montre que le solde du compte-courant de la balance des paiements a été déficitaire au cours de ces dernières années, même si en 2022, un solde positif de 4,7 % a été enregistré.

Le cinquième et dernier indicateur que nous citerons est celui du chômage. Le tableau#8 montre l’évolution du chômage entre 2018 et 2026 :

 

Tableau#8 : Chômage en Algérie (2018-2026)

Années Taux de chômage (%)
2018 13,15
2020 14,24
2021 14,54
2023 15,93
2024 (Prévision) 17,08
2025 (Prévision) 18,25
2026 (Prévision) 17,41

Source : A. Ighemat, basé sur « Statista Research Department”, 2023

Le chômage des jeunes (entre 16 et 24 ans) est encore plus élevé (en moyenne 30 %). Ce chômage a eu pour effet le phénomène de la « harga » (en arabe, « brûler ») qui fait que des hordes de jeunes, adultes, femmes et enfants, quittent le pays, risquant leurs vies, pour atteindre les côtes espagnoles, italiennes ou françaises) et le phénomène du « brain drain » (fuite des cerveaux), deux phénomènes qui se sont développés depuis les années 1990 et qui se sont aggravés ces deux dernières décennies. Ceux parmi ces chômeurs qui choisissent de rester dans le pays sont appelés « hittistes » (du mot arabe « hit » voulant dire « mur ») parce que souvent adossés contre les murs de leurs quartiers toute la journée à ne rien faire ou à s’adonner à certaines activités informelles.

Dans le domaine politique

Cette détérioration dans le domaine économique et sociale s’est accompagnée d’une détérioration dans le domaine politique au cours de ces dernières années, notamment depuis 2019. Cette dégradation n’est pas un phénomène nouveau comme en témoignent les crises récurrentes qui ont secoué le pays depuis l’indépendance (Printemps Berbère de 1980, Octobre 1988, Printemps Noir de 2001, la Décennie Noire des années 1990, et récemment le hirak de 2019-21). Au contraire, elle a connu une recrudescence depuis 2019. Un grand nombre d’organisations de défense des droits de l’homme et plusieurs chercheurs, aussi bien au niveau national qu’au niveau international, font régulièrement état de cette détérioration du climat politique en Algérie : restriction des libertés fondamentales, corruption/affairisme, « hogra », étouffement des partis politiques et de la société civile, cooptation/répression, etc. Voyons quel est la situation dans chacun de ces domaines.

La restriction des libertés fondamentales a atteint un pic pendant et après le hirak de 2019 et pendant et après la pandémie du covid-19. Sous prétexte de protéger la population contre la propagation du covid, les autorités ont interdit les rassemblements et les manifestations de rues. Ceux qui ne se conformaient pas à ces interdictions faisaient l’objet de harcèlement, arrestation ou emprisonnement. Depuis, ce processus s’est poursuivi et continue jusqu’à aujourd’hui. Cette répression ne concerne pas seulement les militants et les « hirakistes », mais elle s’applique aussi aux journalistes et aux médias écrits et audio-visuels. Certains journaux ont été soit supprimés (Algérie-Actualité, La Tribune, La Nation, Le Quotidien d’Algérie, Le Matin, et le dernier en date, Liberté), soit mis en difficulté, comme par exemple le journal El Watan qui continue de paraître mais qui est toujours sous menace de disparition. Un des moyens de pression utilisés par les autorités pour restreindre l’action de ces médias, dits « indépendants », est de restreindre la distribution des subventions étatiques et de la publicité dont l’ANEP (Agence Nationale d’Edition et de Publicité) a le monopole. Ces deux moyens sont distribués parcimonieusement et sélectivement selon le degré de loyauté perçu des médias à l’endroit des autorités et leur « respect » des prescriptions de la Loi sur L’information, du Code Pénal et des lois sur la Concorde Civile et la Réconciliation de Bouteflika. L’article 86 de la Loi sur l’Information d’avril 1990 stipulait que « quiconque publie ou diffuse délibérément des informations erronées ou tendancieuses, de nature à porter atteinte à la sûreté de l’Etat et à l’unité nationale est puni de réclusion à terme de cinq à dix ans » (source : Thomas Serres, L’Algérie face à la catastrophe suspendue : Gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014), IRMC/Karthala, 2020, p.177). Ces restrictions se sont poursuivies et accentuées pendant le règne de Bouteflika. C’est ainsi que les articles 144 bis 1 et 146 du Code Pénal prévoient des peines pour tous « propos diffamatoires, insultants ou humiliants » visant le président ou une institution publique » (Thomas Serres, op. cit, p. 177). La Loi sur la Concorde Civile de 2005 stipule aussi que « quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international sont susceptibles de 3 à 5 ans de prison et d’une amende de 250 000 à 500 000 dinars » (article 46 de l’ordonnance no.06-01 du 27 février 2006, citée par Thomas Serres, op. cit, pp. 1777-178). Le Code Pénal prévoit aussi des peines contre ceux qui blasphèment ou portent atteinte aux préceptes religieux nationaux (article 144 bis 2 du Code Pénal, cité par Thomas Serres, op. cit, pp. 177-178). En application de toutes ces lois et autres, plusieurs militants des droits de l’homme et journalistes ont été arrêtés et emprisonnés. C’est le cas, entre autres, du journaliste El Kadi Ihcène, directeur de Maghreb Emergent et Radio M, arrêté le 24 décembre 2023 et incarcéré pour, selon les autorités algériennes, avoir « used funds received from inside and outside the country to carry out acts liable to undermine state security, national unity, territorial integrity, the interests of Algeria and public order » (arrêté pour avoir utilisé des fonds reçus de l’intérieur et de l’extérieur du pays pour entreprendre des actes susceptibles de mettre en danger la sécurité de l’Etat, l’unité nationale, l’intégrité du territoire, les intérêts de l’Algérie et l’ordre public) (source : « Sixteen media leaders from 14 countries call for Algerian colleague’s release », Reporters Without Borders, October 1, 2023). D’autres journalistes et militants continuent de faire l’objet de harcèlements, arrestations et emprisonnements. L’un des plus récents est le cas de Raouf Farrah, chercheur dans l’organisation « Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC) », dont le siège est à Genève (Suisse). Raouf Farrah et son père (67 ans) ont été arrêtés et emprisonnés, selon les autorités algériennes, pour « spreading information and documents that are classified as secret and […]  « receiving funds for the purpose of committing acts that would disturb the public peace » (pour avoir

Répandu des informations et documents classifiés de secrets et pour avoir reçu des fonds dans le but de commettre des actes qui troubleraient la paix publique). A la suite de l’incarcération de Raouf et de son père, le directeur de GI-TOC, Mark Shaw, a fait la déclaration suivante : « There is nothing classified or harmful to the Algerian state in the research work published by Raouf, or can it deemed to violate public order. On the contrary, his goal and ours is to provide granular and meticulously researched assessments and policy recommendations that contribute to the fight against crime, and the alleviation of its harms on individuals, communities and states” (Il n’y a rien de classifié ou de nuisible à l’Etat algérien dans les travaux de recherches publiés par Raouf, ou qui soient susceptibles de violer l’ordre public. Au contraire, son but et le nôtre sont de fournir des évaluations fines et méticuleuses et des recommendations de politiques qui contribuent à la lutte contre le crime organisé et l’élimination des tors causés aux individus, communautés et Etats) (cité dans « Charges Against Raouf Farrah and his father without basis, GI-TOC, February 22, 2023). Par ailleurs, des citoyens ayant la double nationalité résidant à l’étranger ont étés empêchés de rentrer en Algérie ou d’en sortir. Le cas le plus connu—mais il est loin d’être unique—est celui de Lazhar Zouaimia, un citoyen Algéro-Canadien parti à Constantine, sa ville natale, pour faire le deuil de son fils décédé et construire une fontaine publique à la mémoire de son fils, qui a été empêché, qui a été empêché de sortir du territoire algérien et incarcéré le 22 février 2022 pendant 40 jours et accusé d’appartenir au MAK (Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie) et d’être affilié à Rachad, deux organisations placées sur la liste des organisations terroristes par les autorités algériennes. En Août 2022, les autorités algériennes ont questionné le militant Kaddour Chiouicha et la journaliste Jamila Loukil et les ont empêchés de se rendre en Suisse pour participer à une conférence organisée par l’ONU (cité in « Algeria 2022, Amnesty International, 2022).

Les quelques personnes citées ci-dessus ne représentent qu’une infime partie de celles qui font l’objet régulièrement de harcèlements, arrestations et emprisonnements. Selon Amnesty International, quelques 250 à 300 personnes demeurent dans les prisons algériennes à ce jour. La LADDH (Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme), a été dissoute le 20 janvier 2023, selon la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) dont la LADDH est membre. Le motif invoqué pour sa dissolution serait « non-respect of national constants and values », « meeting with organizations hostile to Algeria », « engaged in suspicious activities such as addressing…the issue of illegal immigration” and “accusing the authorities of repression of protests” (non-respect des constantes et valeurs nationales,  avoir eu des meetings avec des organisations hostiles à l’Algérie), être impliquées dans des activités suspectes telles que…la question de l’immigration illégale, et d’avoir accusé les autorités algériennes de répression des manifestations) (cité par « Human Rights Watch », February 8, 2023).

La corruption/l’affairisme est le second signe de la détérioration intervenue dans le domaine politique. Ce phénomène n’est pas nouveau mais a plutôt ses racines dès après l’indépendance. Pour certains analystes, ce fléau remonte à la période Boumediene. Selon eux, le déclic remonte au discours de Boumediene devant l’Union Nationale des Paysans Algériens (UNPA) du 24 avril 1978 où il avait déclaré, « Celui qui travaille dans le miel est tenté d’y goûter » (cité par Mohammed Hachemaoui, Institutions autoritaires et corruption : L’Algérie et le Maroc en perspective, Revue Internationale de Politique Comparée, 2012/2, vol.19, pp. 141-164). Le tableau#9 indique l’évolution du CPI (Corruption Perception Index) établi par l’ONG « Transparency International » où O=un niveau élevé de corruption et 100=un niveau de corruption insignifiant) :

Tableau#9 : Corruption Perception Index (CPI) en Algérie (2003-2022)

Années          CPI Rang sur 180 pays
2003 26 88è
2008 30 92è
2016 34 108è
2017 33 112è
2021 33 117è
2022 33 116è

Source : A. Ighemat, basé sur Algeria Corruption Perception

Index (CPI), Transparency International, 2023.

Selon le rapport de « Transparency International » de 2022, l’Algérie est un des pays les plus corrompus et les pays voisins de l’Algérie sont relativement moins corrompus : la Tunisie avec un CPI de 40 (85è) et le Maroc avec un CPI de 38 (94è).

Pour donner une idée de l’ampleur de ce phénomène, nous citerons quelques cas qui ne sont que la face visible de l’iceberg, mais qui montrent que le mal touche tout le corps de l’Algérie mais surtout son  « cerveau ».

Sans remonter aux premières années de l’indépendance et aux affaires de corruption concernant certaines entreprises nationales (comme la fameuse affaire de l’ONACO, Office National de Commercialisation), dans les années 1960, les affaires les plus tonitruantes sont celles de Rafik Khalifa, le PDG du Groupe Khalifa (à la fin des années 1990) ; Amer Ghoul (affaire de l’autoroute Est-Ouest), ancien ministre ayant occupé plusieurs portefeuilles ministériels ; Chekib Khellil (affaire Sonatrach) ainsi que les affaires plus récentes (depuis 2019) impliquant les généraux Athmane Tartag et Mediene (dit Tewfik), anciens responsables du DRS (Direction du Renseignement et de la Sécurité) ; les anciens premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal ; les hommes d’affaires Ali Haddad et les frères Kouninef, et tant d’autres hauts responsables de l’Etat. Dans son libre publié en 2019, Thomas Serres dira de ce cancer qui ronge le pays « La corruption est donc à la fois un ‘business comme un autre’ servant à l’enrichissement et à la régulation interne de l’ordre et une thématique désignant une déviance sociale et politique dans l’espace public » (Thomas Serres, L’Algérie face à la catastrophe suspendue : gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014, Karthala, 2019). Mohammed Hachemaoui chercheur en sciences sociales, considère que la corruption n’est pas un phénomène partiel  et épisodique, mais est lui-même érigé en système : « Corruption in Algeria is neither sectorial nor accidental nor accidental ; it is a system of governance » (Mohammed Hachemaoui, La corruption politique en Algérie : l’envers de l’autoritarisme, Esprit, 375 (6), 2009, pp. 111-135, cité par Dalia Ghanem, op. cit, p. 137).

La « hogra » est le troisième phénomène politico-social auquel les Algériens sont confrontés dans leur vie quotidienne. Les chercheurs algériens Louisa Dris-Ait Hammadouche et Yahia H. Zoubir définissent ce phénomène comme suit, « C’est le sentiment [des Algériens] d’être bafoués dans leurs droits et d’être victimes d’un système fortement inégalitaire fondé sur les privilèges, l’impunité et les passe-droits » (Louisa Dris-Ait Hamadouche et Yahia H. Zoubir, Pouvoir et Opposition en Algérie : vers une transition prolongée ? L’Année du Maghreb, no.5, pp.111-127), cité par Thomas Serres, op. cit, p. 205). Parlant de la « hogra » dans la région Kabyle en particulier mais qui s’étend à l’ensemble du pays, Dalia Ghanem donne les ingrédients qui contribuent à former ce sentiment : « The feeling of identity denial coupled with violence characterized by El Hogra, bad socioeconomic conditions—lack of housing and unemployment, which stood at 28%, life without leisure, as well as the impossibility of getting through to politicians without resorting to rioting and violence—placed great stress on the population of Kabylia” (Le sentiment de déni, associé à la violence caractérisée par El Hogra, et les mauvaises conditions socioéconomiques—le manque de logements et le chômage (qui a atteint 28%), la vie sans loisirs, ainsi que l’impossibilité d’accéder aux politiciens sans recourir aux protestations et à la violence—ont conduit à un grand stress sur la population Kabyle » (Dalia Ghanem, op. cit, pp. 182-183). Said Bouamama, un autre chercheur algérien, pense que la « hogra » a pour origines le manque d’opportunités et la discrimination et aboutit à faire des Algériens des quantités négligeables : « L’inégal accès aux opportunités économiques et la discrimination systématique […] renvoient le sujet à sa condition de non-être que l’on rabaisse volontairement » (Said Bouamama, Le sentiment de hogra, discrimination négation du sujet et violences, Hommes et Migrations, no.1227, 2000, pp. 38-50).

Le rétrécissement de l’espace politique est le quatrième phénomène qui est, lui aussi ancien, mais dont l’acuité a augmenté depuis les réformes mort-nées de 1989. Dans son récent ouvrage, Dalia Ghanem, analyste politique spécialiste des pays de la région MENA (Middle-East, North-Africa), montre que le régime algérien repose sur cinq piliers essentiels à son maintien et à sa régénération : l’armée, la redistribution de la rente, la cooptation de l’opposition, la fragmentation de la société civile et la répression. Nous nous intéresserons dans cette section aux trois derniers piliers : la cooptation de l’opposition, la fragmentation de la société civile et la répression, trois phénomènes qui sont différents mais interreliés. Le premier pilier, la cooptation de l’opposition, est la stratégie idéale du système algérien : rallier les partis politiques à sa cause afin de les rendre moins nuisibles à son maintien et son renouvellement. En d’autres termes, les partis politiques algériens ont le choix entre la carotte (être cooptés) ou le bâton (la fragmentation et/ou la répression). Pour le régime algérien, selon Dalia Ghanem, « the parties are still meant to strenghten the regime and not to challenge it” (les partis politiques sont censés renforcer le régime et non le défier) (Dalia Ghanem, op. cit, p.45). Ghanem explique que le but de cette stratégie est, pour le régime algérien, de combler son déficit en légitimité, « As envisaged by the regime, the parties’ role was to stabilize and strengthen the system by endowing it with electoral legitimacy” (Comme envisagé par le régime, le role des partis est de stabiliser et revigorer le système en le dotant d’une légitimité électorale) (Dalia Ghanem, op. cit, p. 46). Ghanem conclut sur ce point, citant Lahouari Addi, un autre analyste politique, que les partis politiques sont, en quelque sorte, la façade affichée de la fausse démocratie algérienne « Opposition parties are the regime’s democratic fig leaf » (les partis d’opposition sont la feuille de figuier de la démocratie du régime) (Lahouari Addi, Les partis politiques en Algérie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 111, 2006, pp. 139-162, cité par Dalia Ghanem, op. cit, p. 47). La même stratégie de cooptation est utilisée par le régime pour amadouer les organisations de la société civile. Ou bien le régime réussit à rallier les associations civiles à sa ligne politique, ou bien il utilise les autres moyens à sa disposition : la fragmentation ou, ultimement, la répression. Dalia Ghanem dira que le régime algérien avait fait croire aux Algériens que le pays était définitivement entré dans une phase de démocratisation à la suite de la « glasnost » et de la « perestroika » de 1989, mais que, in fine, que ce n’était que de la poudre aux yeux, « The regime opened up the political arena to improve its legitimacy nationalally and its standing internationally, but it made sure to calibrate the opening so that it did not lose significant power » (Le régime a ouvert le champ politique pour améliorer sa légitimité au niveau national et son image sur le plan international mais a fait en sorte de calibrer cette ‘ouverture’ de sorte à ne pas perdre trop de son pouvoir) (Dalia Ghanem, op. cit, p. 64). Et Ghanem de conclure, « While allowing space for pluralism, the regime narrowed the space for democratization” (En même temps qu’il a élargi l’espace du pluralisme, le régime a rétréci l’espace de démocratisation) (Dalia Ghanem, op. cit, p. 66). Lorsque la stratégie de cooptation échoue, le régime recourt à la fragmentation et, en dernier ressort, à la répression. Utilisant la stratégie « divide et empera » (diviser pour régner), le régime essaie d’abord de fragmenter les associations-mères en associations-filles et dresser ces dernières contre les premières. Quand cette seconde stratégie ne réussit pas, il recourt à son ultime moyen : la répression qui peut prendre une forme juridique (comme la dissolution récente de la LADDH (Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme) ou une forme plus musclée (harcèlement, arrestations et emprisonnements, voire plus).

L’Algérie des rêves  

Face à la vue fantasmagorique des gouvernants algériens qui voient l’Algérie à travers un miroir grossissant et à la réalité économique, sociale et politique que vit le peuple algérien depuis des décennies et qui semble se détériorer d’année en année, les citoyens algériens—cette entité compacte souvent appelée « enfant-peuple » (voir Thomas Serres, op. cit), mise à l’écart de toute décision politique la concernant au plus haut degré—ont leur propre vision de l’Algérie qu’ils rêvent d’être plus prospère sur les plans économique, social, politique. Ci-après, nous examinerons ces rêves—certains diront ces chimères—sur deux plans : d’abord au plan socio-économique, puis au niveau politique.

Sur le plan socio-économique, les Algériens rêvent—sans trop croire que ces rêves se réaliseront un jour proche—d’une Algérie où ils pourraient trouver un travail convenable dans leur pays, sans avoir à user de leurs relations (ce qu’ils appellent communément le « piston ») et sans avoir à quitter leur pays (ce qu’ils appellent la « harga » ou traversée de la Méditerranée, souvent dans des embarcations de fortune, avec leurs familles, risquant leurs vies dans cette aventure. Certains de ceux qui ont quitté le pays pour de plus grandes opportunités économiques, ont réussi leur voyage, mais beaucoup, malheureusement, ont laissé leurs vies et celles de leur famille. Et cela continue encore aujourd’hui. Quand ils sont interrogés pour savoir pourquoi ils risquent ainsi leurs vies, ils répondent presque automatiquement : « De toutes manières, nous ne vivions pas chez nous, en Algérie. Par conséquent, morts pour morts, nous préférons tenter notre chance, même si celle-ci est réduite ». Ils ajoutent souvent, pour tempérer quelque peu cette désespérance, « Ce n’est pas de gaîté de cœur que nous quittons ce pays et nos familles que nous adorons ».

Le second fléau socio-économique auquel les Algériens sont confrontés sur une base quasi quotidienne et qui, lui aussi, se poursuit de nos jours—est le phénomène de la « harga » consistant, comme le nom en arabe l’indique, à « brûler les papiers d’identité » et quitter le pays, souvent dans des embarcations de fortune, vers des horizons supposés plus vivables. En effet, dans le pays, en dehors de la mosquée et des murs auxquels ils sont adossés à longueur de journée (d’où le nom de « hittistes », de l’Arabe « hit » signifiant mur , qui leur est donné), les jeunes n’ont rien d’autre à faire. Pas de loisirs et d’activités culturelles. Les cinémas et les théâtres sont désertés ou transformés en centres d’affaires. Pas de concerts de musique où ils peuvent se défouler pour refouler leurs frustrations quotidiennes. Insuffisance de stades où ils peuvent pratiquer leur sport favori. Etant, pour une grande partie d’entre eux, en chômage (ce dernier étant estimé à quelques 40% de la population) et donc sans revenu officiel (sauf s’ils s’adonnent à des activités informelles (qui représentent environ entre 40 et 50% de l’économie selon certains experts), les jeunes ne peuvent pas se permettre de voyager légalement et régulièrement pour découvrir d’autres horizons et scruter la possibilité d’émigrer légalement et surtout sans courir les risques accompagnant la « harga ». L’allocation touristique à laquelle ils ont officiellement droit (équivalant à environ 100 euros) n’est même suffisante pour payer une nuit d’hôtel à l’étranger, et encore moins pour acheter le billet d’avion aller-retour (parfois sans retour), estimé, selon certaines sources, entre 30 000 et 40 000 dinars. Ils ont donc le choix entre tenir les murs de leurs quartiers et se morfondre à longueur de journée et d’année ou tenter la « harga » avec l’espoir d’atteindre un des pays de la rive nord méditerranéenne, préférablement la France, pour des raisons linguistiques et culturelles, et ainsi réaliser enfin leurs « the Algerian Dream », pour reprendre l’expression de Andrew G. Ferrand (voir Andrew G. Ferrand, The Algerian Dream : Youth and the Quest for Dignity, New Degree Press, 2021).

Il faut noter que le phénomène de la « harga » n’est pas nouveau, mais qu’il s’est accentué depuis la Décennie Noire des années 1990. Les chiffres suivants ne font que donner une idée de l’ampleur du mal et de son évolution. C’est ainsi que pour la seule année 2018, le nombre d’Algériens qui se sont adonnés à la « harga » sont estimés à plus de 3 109, selon la LADDH (Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme) (voir « Algérie-Espagne : un rapport bat en brèche les idées reçues sur cette route maritime ‘invisible’, InfoMigrants, 8 février 2023). Selon Middle East Eye, « 5 225 Algériens ont emprunté la route de la Méditerranée occidentale et 865 celle de la Méditerranée centrale durant les 8 premiers mois de 2020 […] Rien que pour le dernier week-end du mois de juillet 2020, plus de 800 Algériens sont arrivés sur les côtes espagnoles » (Voir Middle East Eye, 28 septembre 2020). Le phénomène de la « harga » a eu tendance à s’accentuer ces dernières années : « Plus de 2 000 Algériens sont arrivés en Espagne pendant les 2 mois de juin et juillet 2021 » et en 2022, 2 637 personnes parties d’Algérie ont atteint les îles Baléares contre 2 400 en 2021, 1 464 en 2020 et 507 en 2019 » (InfoMigrants, op. cit.). Et cela, en dépit du prix exorbitant à payer—entre 80 000 et 150 000 dinars, et, en moyenne, 3 500 euros, selon certaines sources) pour faire la traversée (voir Salim Chena, Brûler les frontières pour ne pas brûler sa vie, L’immigration irrégulière en Algérie, Al Safir Al Arabi, 13 octobre 2018 et InfoMigrants, op. cit). D’autres sources estiment que « Actuellement, les Algériens représentent 55% des migrants qui atteignent les côtes espagnoles alors que les années précédentes ce pourcentage ne dépassait pas 10% » (Middle East Eye, op. cit.).

Sur le plan politique, les Algériens rêvent d’une Algérie plus transparente, plus démocratique/participative et plus libre où ils ne seraient plus considérés comme un « peuple-enfant » mais où le respect et la dignité remplaceraient la « hogra » et la « harga » qui sont devenues des phénomènes endémiques.

Tous ces rêves, ils les avaient exprimés notamment lors des nombreux et récurrents soulèvements qu’a connus le pays depuis les années 1980 (Printemps Berbère de 1980, Octobre 1988, Décennie Noire des années 1990, Printemps Noir de 2001 et Hirak de 2019 et 2021).

Plus de transparence. Le système de gestion politique algérien est souvent caractérisé par les analystes nationaux et étrangers comme « opaque », un système qui n’informe pas les citoyens sur le pourquoi et le comment des décisions qu’il prend. Comment sont allouées les ressources financières publiques du pays entre les différents départements institutionnels ? Comment sont dépensées ces ressources par ces différents départements ? Et, tout d’abord, d’où viennent ces ressources et quelle est la part de la rente pétrolière et des ressources hors-hydrocarbures dans le budget de l’Etat ? Sur quelles bases s’effectue la répartition de ces ressources ? Comment se font les recrutements aux postes de l’Etat ? Y a-t-il un suivi et un contrôle de l’utilisation de ces ressources ? Autant de questions et d’autres que se posent les Algériens et qui n’ont jamais trouvé réponses. Il existe un ministère de l’information/communication, mais les Algériens pensent que les informations qu’il divulgue—lorsqu’il le fait—sont souvent partielles et partiales. Au vu de toute cette opacité, les Algériens rêvent d’un système où les collectivités locales et les institutions au niveau national s’informent mutuellement et informent la population des activités qu’elles entreprennent et des décisions qu’elles prennent de sorte qu’un contrôle populaire puisse s’exercer sur ces institutions.

Plus de démocratie/participation. Les Algériens disent que l’Algérie est officiellement un pays démocratique—République Algérienne Démocratique et Populaire—mais que depuis l’indépendance le pays est gouverné par le haut et où une place très marginale est réservée à la participation des populations locales, des partis politiques et des organisations de la société civile. En dépit des réformes économiques et politiques adoptées en 1989, mettant fin au régime du parti unique et ouvrant le champ à la participation de la population, les partis politiques et la société civile ne participent pas à la gestion politique et socio-économique du pays. Ces groupes politiques et sociaux, ainsi que nous l’avons vu précédemment, sont soit cooptés par le système central, soit marginalisé et fragmenté, voire dissous. Les Algériens ajoutent que des élections à tous les niveaux de l’Etat sont régulièrement organisées, mais que celles-ci sont souvent contournées par un système de nominations et de désignations extra-électoral, ce qui fait que les élections ne sont qu’un moyen pour le régime politique central de légitimer et d’entériner les choix faits à l’avance.

Plus de libertés. Les Algériens constatent aussi qu’en dépit du fait que la Constitution algérienne prévoit et garanti les libertés fondamentales (d’expression, de presse, de mouvement, d’assemblée, de conscience, etc), ces libertés sont souvent restreintes, voire totalement supprimées sur le terrain. Une des libertés les plus surveillées et plus réprimées par le régime algérien est la liberté d’expression, notamment la liberté de presse. Ici aussi, en dépit de l’ouverture du champ médiatique issue des réformes de 1989—qui a vu la création de dizaines de médias dits ‘indépendants’–et en dehors d’une courte période euphorique où une relative tolérance était accordée, le régime algérien a limité la liberté de parole et d’écriture, notamment lorsque celle-ci « porte atteinte à l’ordre et à la sécurité publiques ». Dans ce contexte, ainsi que nous y avons fait allusion précédemment, les médias sont contrôlés soit indirectement—à travers les subventions et la publicité accordées parcimonieusement et sélectivement par l’Etat—soit directement par la censure ou l’incitation à l’auto-censure. C’est ainsi que des journalistes sont harcelés, arrêtés et emprisonnés pour n’avoir fait que leur travail d’information du public sur la réalité politique, économique ou sociale du pays, qui peut être aussi bien négative ou positive. Des médias sont souvent fermés comme c’est le cas du journal « Liberté » et d’autres avant lui, et très récemment de « Maghreb Emergeant » et de « Radio M », dont le propriétaire, le journaliste El Kadi Ihcène, a été emprisonné.

A côté de la restriction des libertés d’expression et de presse, le pouvoir algérien a aussi restreint les libertés d’assemblée et de mouvement. Pendant la grande révolte du hirak en 2019 et 2021, et après, les citoyens algériens qui étaient sortis par milliers, voire par millions, crier leur ras-le-bol pour la gestion autocratique de feu le président Bouteflika, plusieurs manifestants avaient été interrogés, arrêtés et emprisonnés. De telles pratiques se sont accentuées après le hirak, notamment pendant la pandémie du covid-19, qui était le prétexte pour stopper ce cri d’alarme populaire. Les Algériens, s’ils sont sortis en 2019 et 2021, ce n’était pas uniquement pour se plaindre contre la détérioration de leurs conditions de vie, mais aussi et surtout pour dénoncer un système de gouvernance qui ne prête aucune attention à leurs aspirations civiques et politiques de liberté et de dignité. Ils rêvent que les gouvernants algériens renouvellent le même contrat social avec le peuple que celui que les héros de notre révolution armée avaient établi et respecté en 1954 avec la population et qui a permis, grâce à l’union FLN-Peuple, de libérer le pays de 132 ans de répression coloniale.

L’autre liberté qui est aussi restreinte, notamment depuis ces derniers mois, c’est la liberté de mouvement. Plusieurs citoyens algériens—militants, chanteurs, chercheurs, etc—ont, en effet été empêchés de sortir du territoire national ou d’y entrer. C’est ainsi que, pour ne citer que quelques exemples, le chanteur algérien Oulahlou avait été empêché de quitter le territoire national pour faire une tournée en France, au Canada et aux Etats-Unis. De la même manière, un militant et un chercheur ont été privés de leur liberté de mouvement. Il y a eu d’abord le cas du militant Lazhar Zouaimia, qui a été empêché de sortir du territoire national et emprisonné pendant quelques semaines avant d’être finalement autorisé à rejoindre son pays de résidence, le Canada. Puis c’était le tour du chercheur Raouf Farah (ainsi que son père de 67 ans) qui a été empêché de rejoindre sa famille au Canada. Sur la base de tout cela, les Algériens disent que, en dépit de la reconnaissance par la Constitution algérienne de la liberté de mouvement, la situation sur le terrain est loin d’être celle garantie par la Constitution. Les Algériens tiennent beaucoup à cette liberté car, disent-ils, « Nous vivons dans un monde où le brassage des peuples et des cultures exige que cette liberté de mouvement soit respectée si nous voulons que le monde se développe harmonieusement où règnerait la paix et non la guerre».

L’Algérie dont rêvent les Algériens—the « Algerian Dream » comme certains l’ont qualifié—ne se limite pas aux revendications ci-dessus évoquées, mais incluent plusieurs autres. Cependant, celles que nous avons évoquées donnent, selon nous, une idée générale de ce que veulent les Algériens, à savoir : une économie prospère, plus démocratique et plus transparente où il ferait bon vivre et où l’envie de quitter le pays (sauf nécessité absolue : études, emplois, etc) ne serait pas leur premier réflexe.

 

Conclusion

L’Algérie, aujourd’hui, est loin de la vision fantasmagorique que les autorités algériennes ont d’elle, considérant le pays comme un « eden » sur les plans économique, social et politique. Elle est également loin de l’Algérie dont rêvent les Algériens, une Algérie transparente, démocratique et où les libertés fondamentales sont non seulement reconnues constitutionnellement, mais respectées sur le terrain. L’Algérie et le peuple algérien aujourd’hui, plus qu’avant, connaissent des conditions économiques, sociales et politique qui sont quelque part entre ces deux extrêmes. Cependant, cette situation n’est pas une fatalité. Car étant données les ressources, nombreuses et variées, dont elle dispose (ressources naturelles mais aussi et surtout ressources humaines), l’Algérie pourrait aisément atteindre le niveau de développement économico-social et de démocratisation de certains pays—ne disons pas des pays avancés pour ne pas tomber dans la vision fantasmagorique des autorités—mais des pays émergeants. Pour que ce rêve, tout à fait réalisable, puisse se concrétiser, il faudrait, ainsi que nous y avons fait allusion précédemment, que le contrat social FLN-Peuple du 1er Novembre 1954—qui a permis à notre pays de se libérer d’un des jougs coloniaux les plus dévastateurs de l’histoire—soit renouvelé et que les dirigeants et le peuple algériens, la main dans la main, mettent de côté leurs discordances et leurs dissonances et s’engagent, pour de vrai, à faire de l’Algérie un pays relativement indépendant, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique et social. Comme lors du 1er Novembre 1954, les Algériens, gouvernants et peuple unis, peuvent et doivent—s’ils veulent réaliser leur rêve d’une Algérie prospère, démocratique, transparente et libre—élaborer une plate-forme qui s’inspirerait de la Déclaration du 1er Novembre 1954 et qui déterminerait à la fois les objectifs, les moyens et l’horizon temporel pour atteindre ces objectifs. La différence entre l’Algérie au moment de l’indépendance et celle d’aujourd’hui, c’est qu’on ne part pas de la case-zéro comme à l’époque de l’indépendance, mais on peut capitaliser sur les réalisations de ces 61è années d’indépendance et de construction et sur les ressources dont dispose le pays pour créer les conditions d’entrée au club des pays émergents. L’autre différence est que la population algérienne aujourd’hui est beaucoup plus exigeante et le sera de plus en plus encore à l’avenir sur le plan économico-social et politique ainsi que le souligne Dalia Ghanem dans le passage suivant : « “[…] the political and economic expectations of young Algerians are likely to increase. More educated, connected, and informed than the older generation, they have higher standards for political accountability, participatory governance, and efficacy” (les aspirations des jeunes algériens vont probablement augmenter. Plus éduqués, plus connectés, et plus informés que la vieille génération, ils aspirent à une plus grande responsabilité de la part des politiques, à une gouvernance plus participative, et à une plus grande efficacité ») (Dalia Ghanem, op. cit, p. 205). Ghanem ajoute que, pour être en mesure de satisfaire ces exigences croissantes et pour survivre en tant que système politique, les autorités algériennes doivent faire davantage que ce qu’elles ont fait par le passé : « « In order to survive, or at least to survive without having to battle its people, a regime adept at selling cosmetic change as fundamental, may have to face the prospect that it must institute real reforms” (Afin de survivre, ou tout au moins de survivre sans avoir à lutter contre son peuple, un régime [le régime algérien] habitué à vendre des changements cosmétiques, devra probablement faire face la possibilité d’instituer de réelles réformes) (Dalia Ghanem, op. cit, p. 205). Pour cela, il faudrait que le système nouveau de gouvernance soit plus transparent, plus démocratique et plus ouvert et qu’il ne considère plus le peuple comme un « enfant », mais comme un partenaire intégrant dans la réalisation de ce projet ambitieux mais réalisable. Ce n’est qu’à ces conditions, et non par de simples slogans vides, que nous honorerons et ferons revivre la mémoire du million et demi de nos chouhadas morts pour que vive notre patrie adorée et que nous  construirons une Algérie plus forte, plus équitable et plus démocratique ./


 

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