La Thaïlande fait avorter une révolution de couleur

 

Le rideau est tombé sur la révolution colorée avortée en Thaïlande, la Cour constitutionnelle du pays ayant ordonné mercredi la dissolution du parti d’opposition anti-establishment Move Forward, largement considéré comme un mandataire des États-Unis.

Cette décision coïncide avec le succès retentissant de la révolution colorée organisée à la hâte au Bangladesh et la chute de la base militaire clé du commandement du nord-est de l’armée du Myanmar à Lashio, dans l’État Shan, au cours du week-end, aux mains de l’armée de l’Alliance démocratique nationale du Myanmar, les groupes rebelles armés, financés et entraînés par les services de renseignement occidentaux.

Les Shan, qui appartiennent à l’ethnie Tai d’Asie du Sud-Est, constituent la plus grande minorité du Myanmar (10 % de la population). Ils ont des affinités culturelles avec les Thaïlandais du Nord et sont également très présents dans les régions adjacentes de l’Assam et du Meghalaya, en Inde.

La prise de Lashio par l’alliance de milices de groupes ethniques minoritaires soutenue par les services de renseignement occidentaux est considérée comme un coup dur pour le régime du Myanmar, qui bénéficie du soutien des dirigeants militaires thaïlandais et est un allié solide de la Russie.

Lashio est située sur une importante route commerciale, à environ 100 km de la frontière chinoise. Le magazine Newsweekdans un rapport intitulé « La chine fait face à des risques croissants de guerre sur sa frontière », a cité l’avis d’un expert du groupe de réflexion United States Institute of Peace, basé à Washington (qui est relié aux services de renseignements américains), selon lequel “du point de vue de la Chine, l’escalade du conflit est un revers majeur en ce qui concerne son intérêt à… amener les parties belligérantes à conclure d’autres accords pour rétablir le commerce entre la frontière chinoise et MandalayLa Chine semble très inquiète, car il sera très difficile pour l’armée du Myanmar de se remettre de ce revers. Pourtant, l’armée du Myanmar ne manifeste pas le désir de revenir à la table des négociations ni l’intérêt de faire des concessions significatives aux EAO (alliance de groupes tribaux) du nord, ce que la Chine l’a poussée à faire ».

Selon les dernières informations, des “volontaires” américains et britanniques ont récemment rejoint les rangs des rebelles qui combattent l’armée du Myanmar – bien qu’il s’agisse des premiers jours et que le Myanmar n’ait pas encore connu la même vague de volontaires internationaux que dans des conflits tels que l’Ukraine ou la Syrie, et qu’il n’y ait pas d’efforts coordonnés apparents pour enrôler des recrues étrangères.

Le général Min Aung Hlaing, chef de l’armée du Myanmar, a affirmé que l’alliance rebelle recevait des armes, notamment des drones et des missiles de courte portée, de sources “étrangères“.  “Il est nécessaire d’analyser les sources de ce pouvoir monétaire et technologique“, a-t-il déclaré. L’armée du Myanmar dispose de 14 commandements régionaux à travers le pays, et le commandement du nord-est est le premier à tomber aux mains des groupes rebelles armés.

Entre-temps, l’armée d’Arakan (AA), un puissant groupe armé ethnique qui lutte pour l’établissement d’une politique Rakhine indépendante dans l’ouest du Myanmar, s’est déplacée pour commettre des atrocités contre la minorité Rohingya, profitant de l’actuel surmenage de l’armée.

L’AA a réalisé d’importantes avancées dans l’État de Rakhine au cours des derniers mois et contrôlerait plus de la moitié des 17 cantons de l’État. Par ailleurs, le peuple arakanais est également présent dans les Chittagong Hill Tracts au Bangladesh et dans l’État indien de Tripura. (Il est intéressant de noter que l’Arakan faisait à l’origine partie de l’Inde britannique).

Pour en revenir à Bangkok, les généraux thaïlandais sont manifestement en train de mettre les wagons en cercle, pressentant que la période de troubles qui s’annonce est celle où les “Five Eyes” sont en train de créer un chaudron au Myanmar, susceptible de prendre au piège les régions voisines. Bangkok, ancien allié de l’Occident, est traditionnellement un foyer de renseignements occidentaux – les Five Eyes – et les autorités sont bien conscientes du ressentiment des États-Unis à l’égard de leurs liens avec Pékin, qui se sont étendus et approfondis et ont pris un caractère stratégique ces dernières années.

Le plus désagréable, c’est que la Thaïlande (ainsi que la Malaisie) a officiellement demandé à devenir membre des BRICS, ce qui a d’énormes répercussions sur la géopolitique de l’Asie du Sud-Est et de l’ANASE et influe sur l’équilibre régional à un moment où les États-Unis s’efforcent de créer un bloc anti-Chine.

La Thaïlande participe activement à l’initiative chinoise “les Nouvelles routes de la soie“. Dans une perspective à long terme, un projet de train à grande vitesse de 873 km reliant Bangkok à Kunming, capitale de la province chinoise du Yunnan, via le Laos, devrait être opérationnel au plus tard en 2028.

Ce projet ferroviaire, dont le coût est estimé à 10 milliards de dollars, permettra non seulement d’améliorer la connectivité régionale, mais aussi de modifier profondément la géographie économique de l’Asie, compte tenu de son énorme potentiel d’accélération de l’intégration entre la Chine et les pays de l’ANASE. Il sera possible de voyager en train entre Kunming et Bangkok pour environ 100 dollars, soit la moitié ou le tiers du prix d’un billet d’avion. Selon Xinhua, ce chemin de fer devrait attirer deux millions de touristes chinois supplémentaires en Thaïlande chaque année.

Washington est furieux que son représentant, Move Forward, dirigé par un jeune homme éduqué aux États-Unis et préparé à mener une révolution de couleur, ait été interdit. Les autorités thaïlandaises comprennent que l’intention de l’Occident est de briser l’ancienne croûte de la politique de leur pays, ce qui est le seul moyen de pénétrer dans ce qui est par ailleurs une culture profondément bouddhiste – en particulier, de démolir la loi dite de lèse-majesté qui protège l’institution de la monarchie, une institution qui remonte à plus de 700 ans et qui est un pilier de stabilité dans le pays, symbolisant l’unité des communautés thaïlandaises. Par ailleurs, le travail missionnaire chrétien est actif à la fois en Thaïlande et au Myanmar – comme dans la région voisine du nord-est de l’Inde. Les évangéliques constituent un groupe de pression influent pour la politique américaine.

Les autorités thaïlandaises ont évité d’affronter les États-Unis. La culture thaïlandaise valorise la sérénité et évite les conflits et les manifestations de colère. Même les désaccords doivent être traités avec le sourire, sans attribution de responsabilité. D’où la voie détournée empruntée pour écraser Move Forward sur des bases juridiques.

Move Forward a remporté 151 sièges au parlement de 500 membres lors des élections de mai dernier, auxquelles soixante-sept partis ont participé, mais n’a pas pu former un gouvernement de coalition après avoir été bloqué par les alliés de la monarchie et de l’armée. Move Forward s’est engagé à abolir la loi de lèse-majesté (ce qui équivaut à un crime).

Les États-Unis et leurs alliés sont furieux, mais ne peuvent rien faire contre cette évolution. Tous les efforts déployés pour mettre en place une révolution de couleur par étapes ont été réduits à néant. L’exaspération transparaît dans les déclarations de Washington et de Canberra. (ici et ici)

Cependant, tout n’est pas perdu. Le changement de régime au Bangladesh pourrait ouvrir une nouvelle voie à l’intervention occidentale au Myanmar. L’Inde et la Thaïlande ont refusé de soutenir les rebelles soutenus par l’Occident qui luttent contre l’armée du Myanmar. L’ancien premier ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, s’était également tenu à l’écart de la lutte pour le pouvoir au Myanmar. Mais cela pourrait changer.

La question des Rohingyas fournit un alibi. La montée en puissance des services de renseignement pakistanais et le rôle plus important que jamais du Jamaat-i-Islami déclencheront une affirmation de l’identité musulmane du Bangladesh. Le chef de l’armée pakistanaise n’a pas hésité à souligner que l’évolution de la situation au Bangladesh mettait en évidence la raison d’être de la théorie des deux nations !

Ainsi, le changement de régime au Bangladesh pourrait changer la donne pour l’agenda occidental de changement de régime au Myanmar. Par ailleurs, aux niveaux secondaire et tertiaire, tout renforcement de l’alliance rebelle soutenue par l’Occident au Myanmar ne peut que jeter de l’ombre sur le nord-est de l’Inde, qui compte une importante population chrétienne ayant des affinités tribales de l’autre côté de la frontière.

Les Indiens n’ont pas conscience que tout affaiblissement de la structure de l’État thaïlandais ou la dissipation de la culture thaïlandaise enracinée dans les traditions bouddhistes isolera l’Inde dans la tapisserie civilisationnelle de la région. Les Indiens ont tendance à adopter un point de vue épisodique sur les événements qui se déroulent dans leur voisinage immédiat.

Avant l’avènement du bouddhisme theravada, la religion brahmanique indienne et le bouddhisme mahayana étaient tous deux présents en Thaïlande, et les influences de ces deux traditions sont encore perceptibles dans le folklore thaïlandais d’aujourd’hui. Une révolution de couleur en Thaïlande conduisant à la domination occidentale et à l’éclipse de la monarchie thaïlandaise et de la cosmologie bouddhiste aurait de profondes implications pour l’Asie du Sud.

M. K. Bhadrakumar


Article original en anglais :

Thailand Aborts the Colour Revolution13 août 2024

Indian Punchline , le 9 août 2024.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

Image en vedette : Le dieu hindou Narayana (ou Vishnu) sur le dos d’un Garuda (la monture de Vishnu), représenté sur l’un des frontons du Wat Phra Si Rattana Satsadaram, le temple bouddhiste le plus sacré de Thaïlande.

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