En deux années, Tim Boucher, artiste canadien, s’est fait l’auteur de plus de 100 livres. Pour ce faire, il a pu compter sur l’aide d’un écrivain des plus dociles, qui répond au moindre ordre qu’on lui donne, ne dort jamais et peut écrire plus vite que la musique : l’intelligence artificielle. Alors que le premier de ces bouquins a été publié le 7 août par la maison d’édition Typophilia, ActuaLitté a pu s’entretenir avec lui et son éditeur.
« Utiliser les IA ne fait pas de moi un artiste, mais être un artiste est ce qui me fait utiliser les IA », écrit Tim Boucher, dans un billet de blog qui pourrait tout aussi bien être un manifeste d’IA art. Artiste, Tim l’était avant l’avènement de l’IA : il a créé et continue de créer des oeuvres qui proviennent de son seul esprit d’humain. Artiste, Tim affirme le demeurer lorsqu’il utilise des outils d’intelligence artificielle pour produire des images ou des textes. Dans son blog, il ajoute : « Il me semble que l’IA est la nouvelle peinture, la nouvelle pulsion artistique… Je ne parle pas ici de peindre au pinceau seulement, mais de peindre avec des idées, des mots, des images et des vidéos en même temps, des chansons, des voix, des personnages. Des mondes. Chacun comme un coup de pinceau sur l’hypertoile et dont la forme ne peut être appréciée que depuis la perspective multidimensionnelle de l’espace latent de l’imagination humaine. » En plus de générer une multitude d’images à l’aide d’intelligences artificielles, Tim Boucher a écrit au cours de ces deux dernières années plus de 120 livres de science-fiction, en utilisant ces mêmes outils : « ChatGPT, Mistral, Midjourney, Stable Diffusion… tout ce qui est disponible commercialement » précise-t-il. Écrits en anglais, langue maternelle de Tim, et déjà disponible en format ebook, ils seront bientôt publiés pour la première fois en version imprimée par la maison d’édition française Typophilia.
Le temps et l’espace artistique repensés
Comme il l’explique dans son blog, les intelligences artificielles lui ont permis d’aborder d’une nouvelle manière le processus de création artistique. D’abord par leur rapidité d’exécution, qui convient parfaitement au fonctionnement de Tim « je suis quelqu’un qui travaille vite », nous confie-t-il. Dans un processus de création plus traditionnel et humain, il est nécessaire de passer par différentes étapes assez laborieuses — au sens premier du terme : avoir l’idée, faire un premier brouillon, le modifier, faire le dessin, ajouter les couleurs, apporter des détails, du relief etc. « J’aime ce procédé, mais parfois c’est trop lent, parce que les idées fusent et j’aimerais les attraper au vol. » L’IA, elle, lui permet de sauter ce long travail pour se concentrer sur la capture directe de ces idées. « J’ai toujours voulu écrire, ou faire de la BD, mais ça prend tellement de temps que je finissais à chaque fois par abandonner. Quand ces outils sont arrivés j’étais face à une explosion de créativité, je pouvais y mettre mes émotions, les souvenirs de mes rêves, les idées que j’avais. Je pouvais m’asseoir, capturer tout cela instantanément et en faire quelque chose. » En plus de repenser notre relation au temps de la création artistique, Tim Boucher nous explique comment les outils d’intelligences artificielles bouleversent le rapport qu’entretient l’œuvre d’art à l’espace, notamment en avançant le concept d’hypercanvas — qui renvoie à l’idée d’une toile qui s’étend à l’infini : « Dans le passé, la création d’un artiste était limitée à un cadre matériel précis, maintenant, il est possible d’y ajouter toute une multitude de travaux différents. Ça pose la question : où l’œuvre d’art se situe-t-elle ? Au lieu d’avoir une toile pour une oeuvre, je peux avoir une nouvelle image, un nouveau texte, une nouvelle vidéo pour la moindre interraction que j’ai avec l’outil. »
L’IA, un co-auteur maladroit
Le travail de Tim permet également, selon son éditeur Emmanuel Pierre Jean Doridot, de faire tomber le mythe de l’écrivain seul producteur de son livre, et d’une oeuvre qui sortirait de son esprit comme de la cuisse de Jupiter. « Étant dans le milieu de l’orthotypographie, je sais le rôle des intelligences organiques dans le travail de tenue d’un texte. Aucun texte n’est le travail direct d’un auteur seul. » « Parfois la qualité est bonne, très bonne même, et proche de la production humaine, parfois, c’est très étrange et mauvais », admet-il. Alors il arrive régulièrement que Tim doive retoucher le résultat proposé par l’outil, pour le rendre plus fou, plus déjanté, plus effrayant, plus dramatique… — Nous n’avons pas encore pu nous procurer les ouvrages pour juger du résultat. Aussi, certains de ces livres sont quasi-exclusivement de production humaine, nous dit-il, d’autres ne comportent qu’une intervention minimale. Entre les deux, il y a un tout un spectre de niveau d’interaction humain/outil. « Je me suis dit qu’il y avait la démonstration du potentiel de collaboration entre des intelligences organiques et artificielles », nous confie Emmanuel, mettant en avant ce qui l’a poussé à éditer les livres de Tim, qu’il considère comme un « pionnier » dans son domaine. Le tout en restant ouvert aux curiosités que propose l’outil, car la maladresse inhérente à la machine n’est pas nécessairement une mauvaise chose, et peut être recherchée pour elle-même. Par exemple, Tim Boucher nous explique comment, à un certain point de sa recherche, l’IA générative française Mistral se met à devenir folle : son esprit artificiel se brise et la machine se met à répéter en boucle les mêmes termes. Selon lui, « ce moment est super intéressant en lui-même, même si ce n’est pas génial d’un point de vue littéraire. On a un outil qui essaye d’imiter l’esprit humain et qui échoue, et cette erreur est super à observer. » Lorsqu’ils sont passés au travail de retouche, de traduction et de correction des textes, Tim et l’équipe de Typophilia, ont alors fait en sorte que les petites faussetés que produisent les IA ne soient pas effacées, pour permettre au lecteur connaitre ce qu’ils appellent le « goût de l’IA ». « Le texte dégluti par la machine a quand même une certaine saveur. Avec les traductrices, les correctrices et les outils artificiels qu’on utilise pour la traduction, on essaye de la conserver », nous explique Emmanuel.
Un art sans conscience ?
À lire tout cela, on pourrait croire que Tim Boucher n’est qu’un autre fou de gadgets en tous genres, biberonné à la propagande venue de la Silicon Valley et aux œillères bien fixées de chaque côté du visage. Il n’en est semble-t-il rien. Après avoir travaillé plusieurs années dans le trust and safety et la modération de contenus numériques, il vit sans smartphone ni réseaux sociaux. Cette ancienne vie au cœur de la machine « a eu un prix sur les nerfs de Tim, il connaît bien le problème qu’est notre dépendance aux réseaux sociaux et aux technologies », nous dit son éditeur. Sa recherche artistique n’est alors qu’une continuation des réflexions qui l’ont toujours traversées concernant notre rapport aux nouvelles technologies, avec le même objectif de le rendre le plus sain possible. «
Après avoir travaillé 5 ans dans cet environnement, j’ai vu les limites de ces technologies et ce qui peut être une belle vie avec elles. » « Ce que nous propose les grandes compagnies qui développent les IA n’est peut-être pas ce qui correspond le mieux à nos valeurs, et en tant qu’artiste, je ne peux pas participer à cette discussion sans être à l’intérieur même du programme, en en comprenant les tenants et aboutissants. Grâce à mon expérience pratique, j’ai énormément appris sur ce qui est mauvais, ce qui est bon, ce qui peut être amélioré et comment l’améliorer. » Il a beau utiliser l’IA pour travailler et créer au quotidien, Tim n’en semble que plus conscient des soucis que posent ces nouveaux outils et la manière avec laquelle ils sont gérés, et des solutions qui s’offrent à nous. C’est d’ailleurs le thème central de la plupart des histoires qu’il écrit avec eux, une manière de retourner les armes contre ellesmêmes. Travailler avec, collaborer, tout en mettant son collaborateur sur la sellette. Abed BoumedienEn deux années, Tim Boucher, artiste canadien, s’est fait l’auteur de plus de 100 livres.
Pour ce faire, il a pu compter sur l’aide d’un écrivain des plus dociles, qui répond au moindre ordre qu’on lui donne, ne dort jamais et peut écrire plus vite que la musique : l’intelligence artificielle. Alors que le premier de ces bouquins a été publié le 7 août par la maison d’édition Typophilia, ActuaLitté a pu s’entretenir avec lui et son éditeur. « Utiliser les IA ne fait pas de moi un artiste, mais être un artiste est ce qui me fait utiliser les IA », écrit Tim Boucher, dans un billet de blog qui pourrait tout aussi bien être un manifeste d’IA art. Artiste, Tim l’était avant l’avènement de l’IA : il a créé et continue de créer des oeuvres qui proviennent de son seul esprit d’humain. Artiste, Tim affirme le demeurer lorsqu’il utilise des outils d’intelligence artificielle pour produire des images ou des textes. Dans son blog, il ajoute : « Il me semble que l’IA est la nouvelle peinture, la nouvelle pulsion artistique… Je ne parle pas ici de peindre au pinceau seulement, mais de peindre avec des idées, des mots, des images et des vidéos en même temps, des chansons, des voix, des personnages. Des mondes. Chacun comme un coup de pinceau sur l’hypertoile et dont la forme ne peut être appréciée que depuis la perspective multidimensionnelle de l’espace latent de l’imagination humaine. » En plus de générer une multitude d’images à l’aide d’intelligences artificielles,
Tim Boucher a écrit au cours de ces deux dernières années plus de 120 livres de science-fiction, en utilisant ces mêmes outils : « ChatGPT, Mistral, Midjourney, Stable Diffusion… tout ce qui est disponible commercialement » précise-t-il. Écrits en anglais, langue maternelle de Tim, et déjà disponible en format ebook, ils seront bientôt publiés pour la première fois en version imprimée par la maison d’édition française Typophilia. Le temps et l’espace artistique repensés Comme il l’explique dans son blog, les intelligences artificielles lui ont permis d’aborder d’une nouvelle manière le processus de création artistique. D’abord par leur rapidité d’exécution, qui convient parfaitement au fonctionnement de Tim « je suis quelqu’un qui travaille vite », nous confie-t-il. Dans un processus de création plus traditionnel et humain, il est nécessaire de passer par différentes étapes assez laborieuses — au sens premier du terme : avoir l’idée, faire un premier brouillon, le modifier, faire le dessin, ajouter les couleurs, apporter des détails, du relief etc. « J’aime ce procédé, mais parfois c’est trop lent, parce que les idées fusent et j’aimerais les attraper au vol. » L’IA, elle, lui permet de sauter ce long travail pour se concentrer sur la capture directe de ces idées.
« J’ai toujours voulu écrire, ou faire de la BD, mais ça prend tellement de temps que je finissais à chaque fois par abandonner. Quand ces outils sont arrivés j’étais face à une explosion de créativité, je pouvais y mettre mes émotions, les souvenirs de mes rêves, les idées que j’avais. Je pouvais m’asseoir, capturer tout cela instantanément et en faire quelque chose. » En plus de repenser notre relation au temps de la création artistique, Tim Boucher nous explique comment les outils d’intelligences artificielles bouleversent le rapport qu’entretient l’œuvre d’art à l’espace, notamment en avançant le concept d’hypercanvas — qui renvoie à l’idée d’une toile qui s’étend à l’infini : « Dans le passé, la création d’un artiste était limitée à un cadre matériel précis, maintenant, il est possible d’y ajouter toute une multitude de travaux différents. Ça pose la question : où l’œuvre d’art se situe-t-elle ? Au lieu d’avoir une toile pour une oeuvre, je peux avoir une nouvelle image, un nouveau texte, une nouvelle vidéo pour la moindre interraction que j’ai avec l’outil. » L’IA, un co-auteur maladroit Le travail de Tim permet également, selon son éditeur Emmanuel Pierre Jean Doridot, de faire tomber le mythe de l’écrivain seul producteur de son livre, et d’une oeuvre qui sortirait de son esprit comme de la cuisse de Jupiter. « Étant dans le milieu de l’orthotypographie, je sais le rôle des intelligences organiques dans le travail de tenue d’un texte. Aucun texte n’est le travail direct d’un auteur seul. » « Parfois la qualité est bonne, très bonne même, et proche de la production humaine, parfois, c’est très étrange et mauvais », admet-il. Alors il arrive régulièrement que Tim doive retoucher le résultat proposé par l’outil, pour le rendre plus fou, plus déjanté, plus effrayant, plus dramatique… — Nous n’avons pas encore pu nous procurer les ouvrages pour juger du résultat.
Aussi, certains de ces livres sont quasi-exclusivement de production humaine, nous dit-il, d’autres ne comportent qu’une intervention minimale. Entre les deux, il y a un tout un spectre de niveau d’interaction humain/outil. « Je me suis dit qu’il y avait la démonstration du potentiel de collaboration entre des intelligences organiques et artificielles », nous confie Emmanuel, mettant en avant ce qui l’a poussé à éditer les livres de Tim, qu’il considère comme un « pionnier » dans son domaine. Le tout en restant ouvert aux curiosités que propose l’outil, car la maladresse inhérente à la machine n’est pas nécessairement une mauvaise chose, et peut être recherchée pour elle-même. Par exemple, Tim Boucher nous explique comment, à un certain point de sa recherche, l’IA générative française Mistral se met à devenir folle : son esprit artificiel se brise et la machine se met à répéter en boucle les mêmes termes. Selon lui, « ce moment est super intéressant en lui-même, même si ce n’est pas génial d’un point de vue littéraire. On a un outil qui essaye d’imiter l’esprit humain et qui échoue, et cette erreur est super à observer. » Lorsqu’ils sont passés au travail de retouche, de traduction et de correction des textes, Tim et l’équipe de Typophilia, ont alors fait en sorte que les petites faussetés que produisent les IA ne soient pas effacées, pour permettre au lecteur connaitre ce qu’ils appellent le « goût de l’IA ». « Le texte dégluti par la machine a quand même une certaine saveur. Avec les traductrices, les correctrices et les outils artificiels qu’on utilise pour la traduction, on essaye de la conserver », nous explique Emmanuel. Un art sans conscience ? À lire tout cela, on pourrait croire que Tim Boucher n’est qu’un autre fou de gadgets en tous genres, biberonné à la propagande venue de la Silicon Valley et aux œillères bien fixées de chaque côté du visage. Il n’en est semble-t-il rien. Après avoir travaillé plusieurs années dans le trust and safety et la modération de contenus numériques, il vit sans smartphone ni réseaux sociaux. Cette ancienne vie au cœur de la machine « a eu un prix sur les nerfs de Tim, il connaît bien le problème qu’est notre dépendance aux réseaux sociaux et aux technologies », nous dit son éditeur. Sa recherche artistique n’est alors qu’une continuation des réflexions qui l’ont toujours traversées concernant notre rapport aux nouvelles technologies, avec le même objectif de le rendre le plus sain possible.
« Après avoir travaillé 5 ans dans cet environnement, j’ai vu les limites de ces technologies et ce qui peut être une belle vie avec elles. » « Ce que nous propose les grandes compagnies qui développent les IA n’est peut-être pas ce qui correspond le mieux à nos valeurs, et en tant qu’artiste, je ne peux pas participer à cette discussion sans être à l’intérieur même du programme, en en comprenant les tenants et aboutissants. Grâce à mon expérience pratique, j’ai énormément appris sur ce qui est mauvais, ce qui est bon, ce qui peut être amélioré et comment l’améliorer. » Il a beau utiliser l’IA pour travailler et créer au quotidien, Tim n’en semble que plus conscient des soucis que posent ces nouveaux outils et la manière avec laquelle ils sont gérés, et des solutions qui s’offrent à nous. C’est d’ailleurs le thème central de la plupart des histoires qu’il écrit avec eux, une manière de retourner les armes contre ellesmêmes. Travailler avec, collaborer, tout en mettant son collaborateur sur la sellette.
Abed Boumediene