Algérie / Le déni de la darija et ce qu’il nous en coûte

04.06.2020

par Abdou Elimam *

Au moment où l’on s’apprête à enrichir la Constitution, il faudrait revenir (encore et encore) sur ce qui n’est que le début des retombées du sentiment de haine de sa propre langue.

Certains de nos compatriotes croient (ou feignent de croire) que s’opposer à la darija est le seul moyen de protéger la langue arabe. Or, outre le fait qu’ils conçoivent la langue du Coran comme une « faiblesse » qu’il faut protéger, ils oublient que c’est grâce à la darija – déjà présente depuis plus de 1500 ans – que la langue arabe a pu s’installer et se maintenir chez nous. Et oui, l’ancêtre de la darija est la langue de Carthage, le punique. Et le punique est proche de l’arabe. Les deux langues ont donc coopéré – chacune occupant des fonctions propres : la vie cultuelle (fiqh, sunna, l’exégèse coranique, la gestion administrative) pour l’une ; et la vie socioculturelle, y compris la littérature « populaire », ayant laissé de nombreuses traces écrites, pour l’autre.

C’est la proximité linguistique des deux langues qui aura permis à l’arabe de se propager. La visée de l’ouverture islamique n’était pas d’imposer une hégémonie linguistique, mais de faire accepter le Message. D’ailleurs, comment cela s’est-il passé là où il n’y avait pas de proximité linguistique comme en Iran ou en Turquie et dans 70% des pays musulmans ? Le persan n’a pas été absorbé par l’arabe, pas plus que le turc ou toutes ces langues d’Indonésie, de Chine et d’ailleurs. La darija est donc bien loin d’être une menace pour l’arabe d’autant plus qu’elle en aura été le mentor. En faisant barrage à la langue maternelle majoritaire de ce pays on scie la branche sur laquelle on est assis. Pense-on réellement bien faire ? Et pourtant en rejetant la langue sœur de l’arabe (et du berbère) on ne fait que retarder l’émergence d’une intelligentsia algérienne ; voire maghrébine, sur la scène internationale. La politique linguistique algérienne a surtout misé sur l’arabisation en ayant laissé sur le carreau les langues maternelles – ces choix de principe avaient été retenus avant même l’avènement de l’indépendance. La doctrine en l’espèce partait du principe que nous étions tous arabophones avant la colonisation française et que cette dernière a dénaturé notre langue avec pour objectif de la réduire au statut de « dialecte », voire de « patois », sans valeur et sans profondeur. Une telle option faisait écho au mot d’ordre de l’association des Oulamas de Ben Badis de se réapproprier « notre » langue. C’est ainsi que notre jeune État a mis en œuvre tous les moyens (idéologiques, politiques, humains, matériels, financiers, administratifs, éditoriaux, juridiques, etc.) au service de ce retour à « notre » langue. Or, après plus d’un demi-siècle d’efforts soutenus, qu’avons-nous à récolter ?

– Nous avons l’un des systèmes éducatifs les plus mauvais au monde (Cf. classements PISA) ;

– Les élèves entrent dans le système scolaire parlant la langue que leur cerveau capte, tout naturellement, dès la naissance, ils en ressortent quasi illettrés – et pas seulement en arabe!

– Les études du secondaire développent la mémoire et affaiblissent l’intelligence critique.

– Le passage à l’entonnoir du supérieur voit une infime minorité atteindre la post-graduation.

– Dans leur masse, les citoyens illettrés en arabe ou non berbérophones sont mis en marge de l’intégration civique (médias, administration, etc.).

La relève tant espérée par nos anciens est lourdement contrariée tant sur un plan quantitatif que qualitatif. A cette sècheresse culturelle et linguistique vient se greffer l’hémorragie endémique des métiers: pénuries de maçons (sérieux), de plombiers, de réparateurs spécialisés, de techniciens capables de maîtriser le moindre outil, d’ingénieurs fonctionnels à la sortie de leurs parcours universitaires, etc.

En somme un bilan bien contrariant. Mais attention : ceci n’est pas dû à l’arabisation (bien ou mal planifiée), non. Ceci est dû à la mise à l’écart de la langue que Dieu nous prépare à acquérir à notre naissance. Il s’agit bien d’un don du Ciel : les nourrissons viennent à la parole comme ils apprennent à se mettre debout puis à marcher. Ceci est inscrit dans les gènes de tout humain. Lorsque la politique vient contrarier la nature (ce qui se passe avec les langues maternelles peut se passer avec les lits d’oueds ou de rivières), la nature le lui rend … et a toujours le dernier mot. Cela ne mérite-t-il pas d’y méditer et faire acte d’humilité devant la puissance de la nature ?

Tamazight est sauvé – sur le plan institutionnel, s’entend. Il reste à réhabiliter la darija (maghribi) ne serait-ce que pour ces quelques raisons principales :

1. L’histoire atteste qu’à côté du berbère, une grand langue de civilisation s’était enracinée à partir de la Grande Carthage punique : cette langue est ce que nous appelons communément la darija et que je préfère appeler le maghribi ;

2. Les habitants d’Afrique du nord ont facilité la pénétration de l’Islam grâce au fait qu’une bonne partie de la population parlait une langue de la même famille que celle de l’arabe : le punique;

3. La darija (maghribi) a été l’instrument de l’adhésion massive et globalement pacifique à l’islam ;

4. La darija et la fos’a ont donc toujours cohabité et c’est l’expérience d’El Andalus qui témoigne le mieux de leur complémentarité – poésie jazel et mal’ûn, notamment;

5. Les différents pouvoirs arabo-musulmans qui se sont succédés (des Omeyyades aux Ottomans) ont largement tiré avantage de ce bilinguisme de fait – (y compris le bilinguisme berbère -arabe) ;

6. La relance du punique en tant que darija s’opère vers le VIII è siècle avec la conception de l’alphabet maghrébin – que Al Andalus adoptera avec fierté;

7. On tend, par complexe, à réduire la darija à ces parlers citadins où le mélange de plusieurs codes fait « tendance », occultant que le maghribi repose sur un patrimoine littéraire de plus de 1000 ans ;

8. Exclue de l’espace institutionnel, la darija résiste malgré tout (théâtre, chanson, poésie, cinéma, TV, publicité, ‘irak, etc.) et maintient (encore) la cohérence sociale à l’écart du chaos culturel et psychologique;

9. On sait qu’un peuple que l’on détourne de sa propre langue maternelle est appelé à verser dans le déni permanent et dans la violence ;

10. Le déni du don de la Nature qu’est celui de la langue maternelle développe des pathologies (dont le « mal-être » algérien, la ‘arga, les drogues et bien d’autres formes de schizophrénie).

Dans la foulée des ouvertures civilisationnelles que le ‘irak a permis, Il est opportun de mettre à jour cette politique linguistique, sur la base des connaissances historiques auxquelles nous pouvons accéder de nos jours. De fait, la darija a une histoire millénaire que nous ne pourrons pas occulter sous prétexte que ce fait d’histoire nous échappait. Comment oser rejeter une présence linguistique de 3000 ans que rien ni personne ne pourra effacer car elle est langue maternelle d’une majorité écrasante de la population du Maghreb ? Notre génération et celles à venir ne pourront pas prétendre ne pas savoir que la fos’a et la darija ont cohabité intelligemment durant des siècles ; ce qui a permis de développer les deux cultures : la nationale et celle de la Oumma. La culture nationale est matérialisée par un patrimoine textuel (qaçidates, poésie, contes, narrations, documents scientifiques et pratiques, etc.) qui s’accumule depuis plus de 1000 ans. Quant à la culture de la Oumma, elle est plus particulièrement prise en charge par des instances internationales (Ligue des Etats Arabes, etc.). Or, pour des raisons probablement liées au « mal-être » algérien et au sentiment de « haine de soi », les choix politiques qui se sont succédé avaient plus à cœur de maintenir la culture de la Oumma que de promouvoir les langues et culture nationales, jugées – par certains – non dignes de considération. Or l’organe vital de la Oumma ce sont les nations qui lui donnent consistance.

Ne serait-il pas temps de renverser la vapeur ? Ne serait-il pas temps de réaliser l’ampleur de ces lacunes et de rectifier le tir ? Comment préparer l’accès à la citoyenneté tout en rejetant et en marginalisant les langues maternelles ? Ne serait-il pas temps de fêter nos 60 ans d’existence avec un espace linguistique et culturel réhabilité et dont la revitalisation en profondeur est actée?

Il revient à chacun d’entre nous de prendre ses responsabilités pour qu’à partir débats sur la révision de la Constitution nous parvenions à assurer à la darija (maghribi) sa protection juridique. Ainsi planterons-nous, dans la nouvelle version de la Constitution le principe cardinal de la démocratie linguistique, seul garant de la pérennisation de la protection de toutes les langues maternelles de la nation.


*Linguiste (Auteur de «Après tamazight, la darija», Editions Franz Fanon, 2020)


Le plus récent est le plus fragile. Quand il y a crise économique ou politique, ce sont les couches les plus anciennes qui affleurent : le clanique, le tribal, l’ethnique, le religieux. L’archaïsme, ce n’est pas le révolu, c’est le refoulé. Régis DEBRAY, Madame H, Paris, Gallimard, 2015.
Le passé revient en force, avec les fantasmes d’origine, disait Régis Debray dans Madame H.Après le tout «Arabe», nous revoilà à nouveau dans le tout «Islam». C’est ainsi que dans une récente déclaration, dans le cadre de la révision de la Constitution, le parti islamiste MSP dirigé par Mokri propose à ce que l’usage du français dans l’administration et l’enseignement soit criminalisé et pis encore, que la Chari4a soit un fondement de la législation en Algérie. Encore un islamiste, ou plutôt un intégriste qui, par sa prétendue culture qui confond le Fiqh et la Chari’a, nous propose de progresser avec lui et son parti, de manière régressive, en effectuant un retour au VIIe siècle, éden perdu où on ne parlait pas le français et où on pratiquait la Loi de Dieu.Comme dans chaque période de crise, le pouvoir algérien et ses caciques, tels que Mokri, agitent les passions autour des langues, notamment la langue française. C’est ainsi qu’après quelques mois du soulèvement du 22 Février, le ministre de l’Enseignement supérieur propose de remplacer l’usage du français par celui de l’anglais dans les institutions universitaires. Une mesure modérée par rapport à celle de Mokri qui déplace le débat autour des langues du domaine de l’éducation à celui du pénal. Mais cette obsession maladive envers la langue française est révélatrice de l’échec et de la médiocrité de la politique algérienne qui, depuis 1962, n’a de réponse à ses impasses que l’incrimination de l’ex-colonisateur, de sa langue, de sa culture. Pourtant, Mokri, nos présidents et nos ministres n’hésitent aucunement d’aller se soigner à Paris ou à Genève, d’envoyer leurs enfants étudier et vivre dans le pays de l’ex-colonisateur, se baladant dans ses rues, mangeant sa nourriture et s’imprégnant de sa culture pour mieux gouverner, après, ceux à qui Mokri veut pénaliser l’usage du français, le remplaçant par des mosquées, des écoles coraniques et des dépliants islamistes.Mais pour répondre à Mokri, il faudra d’abord savoir : qu’est-ce qu’une langue ? Une question à laquelle il n’a pas de réponse, sauf la haine et le ressentiment. Une langue est le produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social, afin de permettre l’exercice de cette faculté chez les individus. Dans son Cours de linguistique générale, publié en 1916, Ferdinand de Saussure, alors considéré comme le fondateur de la Linguistique, considère la langue comme : un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes1. Une langue est un produit social dont l’existence permet aux individus d’exercer la faculté du langage. Elle est un lieu où se crée du lien, du sens et de la transmission. Elle est lointaine des questions du Bien et du Mal, du Halal et du Haram.

Une langue est aussi un médium, c’est-à-dire un moyen par lequel une idée devient une force matérielle. Dans le cas du français, on peut dire que c’est un médium à travers lequel il est possible d’accéder aux Lumières, à la pensée critique, à la modernité et à l’universalisme. C’est une langue de traduction et de circulation d’idées. C’est une langue plus grande que sa géographie, englobant une myriade de traditions intellectuelles en son sein. C’est une langue qui a dépassé les bornes du sacré, pour se délecter dans l’immense béance du profane, celle de l’ouverture et de l’altérité. Malheureusement, concernant le cas de la langue arabe, toute sa richesse et son exubérance est confinée, voire absorbée, dans et par le sacré.

Dans ses Cahiers de Médiologie, Régis Debray postule l’inséparabilité du contenu du discours et de son médium, c’est-à-dire le support matériel du message et les réseaux techniques et humains qui lui permettent de circuler. Dans cette perspective, le mode d’existence matérielle et le mode de diffusion d’un discours ne s’ajoutent pas à lui de manière contingente, ils interviennent dans sa constitution même. Autrement dit, on ne peut pas séparer ce qui est dit des conditions matérielles et institutionnelles du dire.

En restant dans l’optique médiologique de Régis Debray, on peut avancer que la pratique de la langue française est inséparable de l’esprit des encyclopédistes, comme Diderot, qui ont mis fin au despotisme des clercs; de Voltaire et de ses lumières subversives; de Jacques Derrida et sa philosophie de la «différance» ; d’Emanuel Levis et de sa pensée du «visage de l’Autre» qui me constitue. Le français, en Algérie, est comparable à des lunettes par lesquels on appréhende le monde. Ce n’est ni une langue identitaire ni religieuse, c’est une langue de culture. Par ailleurs, la pratique de la langue arabe est hélas, inséparable d’une sacralisation qui l’affaiblie et lui porte préjudice. Elle est érigée en langue identitaire, à la manière d’un dogme. Elle est la langue d’un peuple élu – les Arabes – et de la religion vraie – l’Islam. Elle est envisagée uniquement dans ces deux optiques : identitaire et religieuse. S’écarter de ces deux orientations, pour conquérir le monde de la culture, de la littérature, de la poésie, des sciences et de la philosophie est synonyme d’hérésie, voire d’apostasie.

Si Mokri ne sait pas ce qu’est une langue ou à quoi elle sert, il sait, en revanche, ce qu’est une langue de bois et à quoi elle est utile. Une langue de bois désigne un langage stéréotypé, propre à la propagande politique, une manière rigide de s’exprimer qui use de clichés, de formules et de slogans, et reflète une position dogmatique, sans rapport avec la réalité vécue. Elle caractérise les discours bureaucratiques des dirigeants politiques de tendances populistes. Mokri use de ce procédé discursif afin de construire un ennemi fictif – les Français (les francophones en réalité) – pour l’opposer à un peuple imaginaire, les Arabes (les arabophones en réalité) – pour servir une cause politique creuse, basée sur le ressentiment postcolonial, revivre inlassablement l’épopée des conquêtes arabes et refaire ad vitam aeternam la Guerre d’Algérie. De ce fait, la langue de bois dont use Mokri, lui permet la construction d’une légitimité pour prendre la parole, la garder et l’ériger en vérité absolue, en dogme intangible. Elle est aussi un ensemble de formules ritualisées qui permettent l’affirmation de l’appartenance à un groupe, de parler à son nom et de lui dicter une ligne de conduite. Cette notion est munie d’un contenu idéologique fort, qu’il ne faut négliger.

L’hystérie de Mokri et ses partisans à l’encontre du français relève du ressentiment. Celui-ci a été et demeure une composante de nombreuses idéologies de notre siècle, tant de droite que de gauche, s’insinuant dans diverses expressions du socialisme, du féminisme, des militantismes, des partis religieux, du tiers-mondisme, etc.

Le ressentiment s’appuie sur quelques paralogismes principiels : la supériorité acquise dans le monde tel qu’il va est en soi et sans plus un indice de bassesse «morale» ; les valeurs des dominants doivent être, en bloc, dévaluées et méprisées ; toute situation subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de victime ; tout échec, toute impuissance à prendre l’avantage dans ce monde peut se transmuer en mérite, en légitimation à l’égard des prétendus privilégiés permettant une totale dénégation de responsabilité.

Dans Les idéologies du ressentiment (1997), Marc Angenot affirme que la pensée du ressentiment apparaît comme une tentative de maquiller une position frustrante et sans gloire, que l’on perçoit et subit, sans avoir à chercher à s’en sortir, ni à affronter la concurrence, ni à se critiquer, à critiquer l’aliénation, la mentalité «d’esclave» qui résultent de la condition même que la domination et la nécessité de s’y adapter vous ont faites. Le ressentiment est plus que le syncrétisme de l’idéologie et de la démagogie sophistique : c’est un modus vivendi, c’est-à-dire une manière de vivre faite à la fois de réel et de fantasmes. A ce sujet, Pierre Bourdieu disait : Le ressentiment est une révolte soumise.

La déception, par l’ambition qui s’y trahit, constitue un aveu de reconnaissance. Le conservatisme ne s’y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur hommage rendu à l’ordre social, celui du dépit et de l’ambition frustré2. Le ressentiment comme idéologie n’est aucunement le produit des «peuples» ou des «masses» : il est le produit d’idéologues autolégitimés, de tribuns et de rhéteurs de rancunes toujours stimulables à profit, qui parlent au nom des leurs, à travers le silence des entités collectives dont ils s’instituent en porte-parole. Comme l’idéologie, le ressentiment est l’expression d’une fausse conscience générée par une oligarchie d’idéologues qui prétendent incarner le «cri du peuple», afin d’obtenir et de réaliser des intérêts et des rêves personnels.

Face aux discours haineux de certains hommes politiques, de certains idéologues et de certains universitaires qui disent que le «tamazight» ou les «berbères» sont une création et un complot colonial, il faut crier haut et fort que les langues sont la dignifié de l’homme et sa richesse. L’arabe, le français, le berbère, l’hébreu, le latin ou le persan m’enrichissent. Effacer, dénigrer, criminaliser une langue ou des langues est un crime contre la dignité de l’homme.

Notes :

1- Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 2016, p.33.

2- Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p.39.


>> Le débat linguistique en Algérie : pourquoi pas quatre langues ?

«Imdanen akken ma Illan ttlalen d ilelliyen msawan di Ihwerma d yizerfan-ghur sen tamsakwit d lâquel u yessefk ad-tili tegmatt gar asen » (Art.1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme; voir traduction à la fin du présent papier).

En Algérie, le débat sur les langues – quelles langues et quelle est leur place dans la vie sociale, la recherche et le développement – n’est pas d’aujourd’hui. Il s’est accentué après la décision, dans les années 1970, par le président Boumediène d’arabiser le pays. A cette époque, la question était : «Laquelle, de l’arabe ou du français, doit dominer ?

Dans les années 1980, 1990 et surtout 2000, le débat s’est élargi à une autre langue, tamazight et la question est devenue : «Quelle est la place de cette langue parmi les deux précédentes ?» Depuis quelques temps, et aujourd’hui encore, une autre langue, l’anglais est venue animer et complexifier davantage le débat et la question est devenue : «De la langue française ou anglaise, quelle est celle qu’il faut privilégier ?».

Cela s’accompagne par une guerre d’arguments en faveur ou en défaveur de l’une ou de l’autre. Notre propos ici est de dire qu’au lieu d’essayer de défendre ou d’attaquer telle ou telle langue, pourquoi ne pas simplement les adopter toutes les quatre en déterminant l’importance et la place de chacune dans la vie sociale et dans le système éducatif algérien.

Car cette guerre des langues – qui est une guerre d’arguments – ne tient pas compte de l’histoire ancienne de l’Algérie et de la place que l’Algérie veut avoir dans l’économie globalisée d’aujourd’hui. Dans cet article, nous verrons donc quelle est l’importance et la place de chacune des quatre langues dans une Algérie qui tient à la fois compte de son histoire et des perspectives à long terme de l’économie mondiale.

Tamazight : la langue de nos ancêtres

Pendant presque trois décennies depuis l’indépendance, les gouvernements qui se sont succédé ont ignoré cette langue originelle et ont été jusqu’à criminaliser toute tentative consistant à revendiquer sa place dans l’histoire ancestrale du pays. Ce n’est que dans les années 2000, et notamment après ce qu’on a appelé le Printemps berbère de 2001, que les autorités algériennes ont commencé à réaliser que continuer à ignorer cette langue est un déni d’histoire alors que de nombreux historiens nationaux et internationaux ont montré que cette langue est la langue originelle de l’Algérie et de tous les pays qu’on appelle Tamazgha (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Mali, Mauritanie, Niger, Iles Canaries et Egypte). Le but ici n’étant pas de retracer l’histoire de cette langue -il faudrait certainement plus d’un ouvrage pour le faire – mais simplement de citer quelques références.

Si on fait référence par exemple à la New World Encyclopedia, on peut lire : «Tamazight has been a written language, on and off, for almost 3000 years; however, this tradition has been disrupted by various invasions. It was first written in the Tifinagh alphabet, still used by the Tuareg» (Tamazight a été une langue écrite, par intermittence, pendant presque 3000 ans ; cependant, cette tradition a été fréquemment interrompue par plusieurs invasions. Elle fut d’abord écrite en alphabet Tifinagh qui est encore utilisé par les Touaregs).

Et même à la suite et en dépit de toutes les invasions subies par la région, la langue amazigh n’a pas disparu comme le souligne la même encyclopédie concernant l’invasion arabe spécifiquement : «In the 7th century C.E., Arab armies from the Arabian peninsula began invading Tamazgha as part of the Muslim conquests, spreading religion on the backs of colonized peoples. However, after the majority of imazighen had converted to Islam, Tamazight remained the langua franca» (Au 7e siècle A.C, des armées arabes venues de la péninsule arabique ont commencé à envahir Tamazgha dans le cadre des conquêtes musulmanes, propageant la religion sur le dos des peuples colonisés.

Cependant, même après que la majorité des Imazighen aient été convertis à l’Islam, tamazight est restée la langue franca »). Nous savons tous que pour que tamazight devienne une langue de travail et encore plus une langue d’éducation et de recherche, il faut plusieurs décennies. C’est pourquoi son enseignement doit être rendu possible à tous ceux, dans les régions amazigh (Aurès, Kabylie, M’zab, Sahara, etc.) et même en dehors, pour tous ceux qui veulent apprendre cette langue de nos ancêtres.

Les langues arabe et française : les langues-butins

La langue arabe – qui est utilisée depuis plus de 3 siècles en Algérie, même si c’est principalement dans sa version dialectale et non classique – et la langue française – qui est pratiquée depuis près de deux siècles en Algérie – sont incrustées dans la vie sociale et culturelle des Algériens. Avec l’arabisation depuis les années 1970, la langue arabe – qui était jusque là pratiquée essentiellement sous sa forme dialectale – a connu un développement non négligeable en dépit de la controverse concernant les résultats atteints par l’arabisation en termes de qualité linguistique.

Une partie des Algériens – appelés «arabophones» -utilisent cette langue comme leur unique moyen de travail et de communication. Une autre partie utilise l’arabe et le français conjointement, ce qu’on appelle communément les bilingues, dont une partie est souvent taxée, sarcastiquement, de «bilingues illettrés», c’est-à-dire ne maîtrisant ni l’une ni l’autre parfaitement. Un troisième morceau de la population utilise uniquement le français dans la vie sociale et au travail, ce qu’on appelle généralement les «francophones».

Le résultat est que les deux langues – l’arabe et le français – se partagent la population algérienne de façon quasi égale, même si le français domine dans les domaines du travail, de l’éducation et de la recherche. Etant donné le niveau d’intégration de ces deux langues dans la vie sociale et professionnelle des Algériens, le débat – ancien et nouveau – portant sur laquelle des deux langues à privilégier et qui pousse même certains à proposer qu’on abandonne l’une ou l’autre – est à notre avis un débat stérile qui fait abstraction des acquis faits par les Algériens dans les deux langues.

En effet, d’un côté, il y a ceux qui considèrent que la langue arabe n’est pas une langue de la science et qu’elle est une langue plutôt de la littérature et de la poésie et qui demandent qu’elle soit abandonnée. D’un autre, il y a ceux pour qui la langue française est la langue du colon et qu’elle véhicule, par conséquent, la culture et l’idéologie de ce dernier, et que pour ces raisons, il faut y renoncer.

La langue anglaise : la langue universelle (or the “money langage”), «Do we like it or not»

Un autre débat – qui a, en fait, commencé déjà dans les années 2000, voire même plus tôt selon certains – consiste à proposer que l’on remplace le français par l’anglais. L’argument ici – vrai ou faux (that is the question) – est que l’anglais est davantage que le français une langue de science de «business». Pour certains, il n’est pas question de remplacer le français car c’est un «butin de guerre» et qu’il est profondément intégré dans la vie sociale, culturelle et professionnelle des Algériens. Pour d’autres, l’anglais doit désormais remplacer le français comme langue de recherche et la langue du «business».

La réalité est que lorsqu’on compare comment ces deux langues sont utilisées dans les deux domaines, on observe que les deux langues sont utilisées partout dans le monde de façon quasi semblable, même si quantitativement – en termes de population – l’anglais est certainement utilisé par un plus grand nombre de personnes et d’organisations dans le monde.

En effet, le français est utilisé aussi bien dans les affaires que dans la recherche et il en est de même de l’anglais. Un autre débat au sein de ce débat est celui qui concerne la qualité (et l’efficience) des résultats atteints par les chercheurs et les hommes d’affaires dans chacune des deux langues. Pour certains, les anglophones ont plus et mieux réussi dans les affaires et la recherche que les francophones. Tout dépend, bien sûr, de comment on évalue ces résultats : en argent, en volume d’affaires et de produits de recherche, en qualité, etc.

La seule chose qui est certaine est que la langue anglaise est plus universelle – «we like it or not» – que la langue française. Elle joue un peu le rôle que le dollar joue dans le monde monétaire et économique, ce qui fait que j’appelle parfois la langue anglaise «the money language» (la langue-monnaie). Un troisième débat compare les deux langues – la langue de Molière et la langue de Shakespeare – dans le domaine de la littérature. Ici aussi, le constat est qu’on trouve de grandes œuvres et de grands écrivains dans les deux langues et que dans ce domaine, encore plus que dans les domaines des affaires et de la recherche, il est difficile, voire impossible de dire quelle langue domine.

Conclusion

Il est donc évident, sur la base des constatations précédentes, que l’Algérie n’a rien à gagner à passer son temps dans ce débat concernant laquelle des quatre langues doit être adoptée ou abandonnée et quelle est celle qui doit venir la première (le fameux «egg and chicken problem»).

Elle aurait plutôt intérêt à utiliser et à développer les quatre langues en même temps. Tamazight est indispensable si l’Algérie veut fouiller un peu plus dans son histoire identitaire et bâtir une cohésion nationale plus grande et éviter une guerre linguistique, ethnique et culturelle à l’avenir. Il en est de même de la langue arabe qui servirait à connaître un pan important de l’histoire algérienne. Pour ce qui est de l’anglais et du français, ces deux langues ne pourraient qu’apporter un élément de compétition et de complémentarité dans les domaines de la science, des affaires et de la littérature.

L’Algérie n’a donc pas intérêt à abandonner le français ou à refuser d’utiliser l’anglais. Au contraire, jouer les deux cartes linguistiques ne pourrait que faire profiter les Algériens des fenêtres que ces deux langues ouvrent sur le monde.

Même au niveau intérieur, pour éviter d’avoir une connaissance partielle, partiale et biaisée de sa propre histoire, l’Algérie aurait intérêt à encourager des études comparées dans les deux langues. En effet, encourager les historiens des deux langues et dans les deux langues – conjointement aux historiens autochtones – à entreprendre des recherches sur l’histoire nationale ne ferait qu’introduire plus d’objectivité.

Plus encore, en dehors de ces quatre langues, l’Algérie pourrait aussi encourager l’apprentissage d’autres langues, ce qui ne pourrait que la rapprocher encore plus du reste du monde comme le suggère l’épigraphe en amazigh cité au début de cet article et que l’on peut traduire comme suit : «Les êtres humains sont nés libres et égaux avec une dignité et des droits.

Ils sont dotés d’une raison et d’une conscience et devraient agir les uns vis-à-vis des autres dans un esprit de fraternité.» (Art.1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, cité in «Atlas Tamazight, Omliglot, Online Encyclopedia of Writing Systems and Languages).

Par Arezki Ighemat,

Ph.D en économie
Master of Francophone Literature (Purdue University, USA)


>> Guerre linguistique par procuration entre Molière et Shakespeare


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