Roman : « GRANDE TERRE, TOUR A » de Kadour Naïmi – partie V, chap. 5-6

La Tribune Diplomatique Internationale publie ce roman

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       depuis  le 21 décembre

 

 

 

 

5. Dette, encore

Le lendemain, à dix heures précises, Zahra arrive à la porte de l’hôpital, où l’attend Karim qui lui avait donné rendez-vous.

– Je dois, lui dit-il, te parler de quelque chose de très urgent. Comme je suis normalement de service, j’ai demandé à une collègue de me remplacer un moment pour venir te rencontrer. Allons à ce banc ; c’est un endroit tranquille pour parler.

Ils s’y dirigent et s’assoient, à l’ombre d’un joli arbre aux feuilles touffues.

Karim expose le projet de crèche. Immédiatement, les yeux de Zahra se mouillent de larmes.

– Excuse-moi de pleurer, dit-elle. Auparavant, les malheurs ne provoquaient pas mes larmes ; au contraire, ils m’endurcissaient. Je serrais les dents. Je me sentais un boxeur sur un ring ; il me fallait donc savoir recevoir les coups, même les plus violents, sans me lamenter, puis me relever, et continuer à combattre. Cependant, depuis que je te connais, je pleure souvent, mais ce sont des larmes de joie ! Tellement tu me rends heureuse, moi qui n’y croyais jamais… Cette proposition de crèche, aussi, est une très belle nouvelle, car j’adore les enfants !… Comment cette idée est venue à ton esprit ?

– Oh ! Ce n’est pas moi, c’est Si Lhafidh qui en est l’auteur. Et tu veux savoir comment ?

– Oui.

– Voici ce qu’il m’a dit. « L’espèce humaine est une continuité, les générations se suivent l’une après l’autre ; la suivante dépend toujours du soin que la précédente lui a manifestée. Ainsi, chaque génération a une dette envers celle qui existait auparavant, puisque la précédente s’est efforcée de  donner à la suivante de meilleures conditions pour vivre. Ma génération, par exemple, a une dette envers celle qui lui a offert l’indépendance nationale. Et cette génération de patriotes, à son tour, a une dette envers les générations qui avaient résisté au colonialisme, d’une manière ou d’une autre, et, ainsi, semé les grains afin de poursuivre la lutte. En remontant les générations, nous arrivons aux révoltes des esclaves… C’est ainsi que l’idée de crèche s’est présentée. N’est-elle pas l’une des manières, peut-être la plus belle et la plus importante, de fournir à la génération montante ce que les générations précédentes ont gagné ?… La crèche est donc une très noble manière d’honorer la dette que nous devons à nos prédécesseurs de la planète entière. Ils nous ont donnés quelque chose d’utile, de bon et de beau. À notre tour de le transmettre aux enfants. »

Zahra reste pensive, en s’efforçant à bien comprendre cette explication ; elle n’est pas habituée à ce genre de raisonnement. Karim le devine :

– Est-ce clair ce que j’ai dit ?

– Je crois que j’ai compris. La dette ! Oui, la dette !… Moi, aussi, je l’avais et je l’ai encore envers mes parents. Si on l’oublie, il ne reste plus rien.

– Certainement, affirme Karim… À propos de crèche, Si Lhafidh m’a dit encore une chose qu’il te plaira t’entendre. Il déclara : « La société est décidément mal faite, et voici pourquoi. Les personnes qui s’occupent de crèche, ainsi que les enseignants des écoles primaires sont les moins payés parmi les gens qui travaillent dans le secteur de l’éducation. N’est-ce pas là une grave erreur ?… En effet, l’avenir d’un enfant, sa situation d’adulte ne dépendent-ils pas, d’abord et principalement, de la toute première éducation qu’il reçoit ? N’est-ce pas celle-ci qui permet de produire des citoyens bons ou mauvais à eux-mêmes et à leur collectivité ? N’est-ce pas, donc, la justification légitime pour accorder aux éducateurs de la toute première enfance le plus haut salaire, en reconnaissance de l’importance fondamentale de leur travail ? »

Soudain, le visage de Zahra s’assombrit légèrement :

– À propos de la crèche, et si la police révèle mon passé ?

– J’y ai pensé. Nous devons la prendre de vitesse. Nous marier le plus tôt possible et, tout de suite après, annoncer l’existence de la crèche. Si les parents se rendent compte qu’elle marche bien, ils ne croiront pas à ce que dirait la police. Et même s’ils y croient, il y aura bien parmi eux certains assez intelligentes et sensibles pour apprécier davantage une femme qui a renoncé aux avantages de la vente de son corps, et aux privilèges d’être une moucharde de la police, pour s’occuper d’un si noble travail : éduquer des enfants. Ajoute à cela la situation catastrophique de la soit disant « éducation » nationale. La crèche sera donc une bénédiction. D’autant plus que, à propos de l’accès, j’ai pensé à un plan. La crèche pratiquera des prix abordables pour les familles de travailleurs ; en outre, elle acceptera un quota d’enfants dont les parents, trop pauvres, ne peuvent pas payer une cotisation. Ainsi, j’ai calculé : une quinzaine de petits enfants. En plus, pas de loyer à payer : la crèche sera dans l’appartement de ma mère ; ni de collaborateurs à payer : tu auras le concours gratuit de ma mère et de ma sœur.

– Ta sœur ? s’inquiète Zahra, qui connaît son problème de santé mentale.

– Tant qu’elle prend ses médicaments, tout va bien. En plus, je surveillerai, ou plutôt toi et moi ensemble (puisque, une fois mariés, nous vivrons dans la maison de ma mère), nous surveillerons son comportement. Qu’en dis-tu ?

– D’accord ! répond Zahra, extrêmement émue.

Karim remarque en lui-même : « Elle n’a pas ajouté la traditionnelle formule : « Inchallah ! »[1] C’est bon signe. Car tout dépend de nous, uniquement de nous. »

– Comment avoir des petits enfants pour la crèche ? interroge Zahra.

– Toi et moi, répond Karim, nous parlerons aux voisins du quartier.

Une idée surgit dans son esprit. Il hésite à la formuler, par crainte d’embarrasser Zahra. « Non, il faut !… se ravise-t-il. Si je veux construire une bonne relation avec elle, je ne dois rien lui cacher. » Alors, il lui demande, d’un ton prévenant :

– Aimerais-tu lire un livre que j’ai lu et aimé ?

Elle le regarde, très étonnée et un peu gênée :

– Lire un livre ?!… Depuis que j’ai quitté l’école primaire, je n’ai jamais pris un livre dans mes mains.

– Moi, aussi, j’ai passé une partie de ma vie à ne pas m’intéresser aux livres, les croyant inutiles. Puis, j’ai découvert l’existence de quelques uns, très précieux pour savoir comment vivre le mieux possible.

Il sourit, puis ajoute :

– Tu sais, c’est aussi grâce à certains livres que je me suis intéressé à toi.

– Je ne sais pas si je suis capable de lire, avoue Zahra.

– Je t’aiderai.

– Alors, d’accord.

– Oh ! Il ne s’agit pas, précise Karim, de lire pour se pavaner en faisant croire qu’on est cultivé. Non ! Pas du tout ! Il s’agit de lire pour savoir comment bien vivre. Le livre auquel je pense concerne directement la création et la gestion de la crèche.

– Ah, c’est bien !

 

Deux jours après, le soir après dîner, dans le salon de son appartement, Karim est assis sur le divan, en compagnie de Zahra. L’ordinateur allumé de Karim est posé sur ses genoux. Il présente le texte « L’école moderne » de Francisco Ferrer, déchargé du disque externe de Si Lhafidh.

– Chaque fois, dit Karim à Zahra, qu’un mot ne t’est pas clair, arrête-moi et demande-moi. Pardonne-moi si j’insiste. Ne laisse pas un seul mot sans explication, sinon le reste te devient difficile. Je te dis cela sur la base de mon expérience. Au début, c’est un peu pénible de s’arrêter à trop de mots ; cependant, par la suite, après l’acquisition d’un certain vocabulaire, la lecture devient plus facile. D’accord ?

– D’accord.

Lentement et distinctement, Karim commence sa lecture. Soudain, il s’interrompt :

– Autre chose encore !… Chaque fois que tu en as besoin, je te traduirai le texte dans notre langue maternelle.

– Alors, propose Zahra, au lieu de lire en français, est-ce que tu peux lire toi-même, puis me traduire directement dans notre langue ?… Pour moi, ce serait plus facile.

– D’accord ! J’espère y réussir.

Karim, pour la première fois de sa vie, traduit en langage oranais un texte français. La procédure se révèle pas très facile, mais elle est efficace : le contenu, exprimé en langue parlée, est mieux accessible à Zahra.

Sortant de sa petite chambre à coucher, la mère de Karim apparaît ; elle s’assoit près de son fils.

– Moi, aussi, je veux entendre ce que tu dis, déclare-t-elle, d’un air intéressé. Puisque je dois aider Zahra pour la crèche.

De la cuisine arrive Zahia, avec sa démarche très discrète, sans bruit. Elle s’assoit avec les autres, et se met à l’écoute.

En présence de ces trois femmes aimées, attentives à sa lecture, Karim a la nette impression de rêver les yeux ouverts, d’assister à un incroyable miracle.

 

6. Ah ! La vache !

 

Vient enfin le matin où Karim se rend chez la mère de Zahra pour lui demander officiellement d’épouser sa fille. Selon la coutume, l’aspirant époux est accompagné de sa propre mère. À cette occasion, ils ont porté avec eux une très belle et grande tarte, offerte à la future belle-mère. De son coté, cette dernière a préparé un couscous avec du poulet.

Une fois tous assis autour de la table basse, Karim et sa mère, ainsi que Zahra et la sienne demeurent un instant silencieux. Ils ne savent pas comment démarrer la « négociation » au sujet de la dot de mariage.

En outre, Karim est embarrassé : il n’aime pas la sauce où de la viande a été cuite. Cependant, il ne peut pas décliner l’invitation à manger : ce refus serait interprété comme une grave offense. Quant à sa mère, au courant de son choix végétarien, elle ne sait pas quoi dire. Karim raisonne, exerce sur lui-même le maximum effort et parvient à accomplir honorablement son rôle d’invité. Il réussit à manger du couscous et des légumes, sans toucher à la viande. Devant la gentille insistance de la mère de Zahra pour la consommer, il invente un pieux mensonge, ne pouvant pas confesser son orientation alimentaire :

– Ces jours-ci, déclare-t-il, je ne peux pas manger de la viande, à cause d’un petit problème de santé.

L’argument convainc la généreuse hôtesse. La mère de Karim, pour sa part, ne réagit pas ; en elle-même, elle apprécie la manière courtoise employée par son fils afin de ne pas mettre dans l’embarras la mère de Zahra.

Après le repas, les estomacs satisfaits permettent une certaine détente, empreinte de bonne humeur. C’est le moment propice pour le  traditionnel marchandage.

La mère de Karim demande à celle de Zahra :

– Chère voisine, voici le moment de te demander la somme d’argent que tu désires pour accorder ta fille comme épouse à mon fils.

L’interpellée, gênée et intimidée, ne sait pas quoi répondre et se tourne vers Zahra.

– Maman, déclare cette dernière avec délicatesse, laissons la tradition et ses règles… Oui ! Naturellement ! Toi et papa, vous avez dépensé de l’argent pour me faire vivre jusqu’à parvenir à l’âge du mariage. Mais Karim, lui aussi, ses parents ont dépensé de l’argent pour en faire un homme. Par conséquent, ta fille n’est pas une vache, elle n’est donc pas à vendre… La seule chose qui doit te préoccuper, maman, est de savoir si le mari qui me demande comme épouse est bon, honnête, loyal et travailleur. Je pense connaître désormais assez Karim pour dire que oui.

Connaissant la règle de la bienséance traditionnelle, Zahra n’a pas évoqué la qualité la plus importante à ses yeux, concernant le mariage : l’amour !… Cependant, elle compte sur le contenu tacite de ses propos afin que sa mère, celle de Karim et ce dernier intègrent cet élément sentimental primordial dans la description d’une heureuse union matrimoniale.

– C’est à toi de décider, mon enfant ! concède la mère de Zahra, d’un ton sincère. Ceci dit, je pense que tu as raison. En effet, quelle valeur peut avoir un être humain qu’on achète avec de l’argent ?

Elle se tourne vers la mère de Karim :

– N’est-ce pas ?

L’interrogée répond :

– Les paroles que je viens d’entendre sont très sages, et j’en suis très heureuse. Oui ! Il est temps de comprendre que ce n’est pas l’argent mais le sentiment qui doit présider aux relations humaines, et d’abord entre époux et épouse. Ce dont Zahra et Karim ont besoin, c’est de se vouloir réciproquement du bien sincèrement, dans toutes les circonstances de la vie. C’est la base du respect et de la solidarité dans le couple.

Bien entendu, tous ont compris le contenu implicite de l’expression « se vouloir réciproquement du « bien » : la traditionnelle pudeur interdit de prononcer : amour. À ce propos, une pensée surgit chez Karim : « Le jour où l’on parlera d’amour de manière normale, sans gêne, un immense progrès sera réalisé dans les relations humaines. La pudeur devrait prohiber uniquement les mots vulgaires ou méchants, et pas le mot le plus beau dont dispose l’humanité. »

La mère de Zahra conclut, en s’adressant à Karim de la voix la plus tendre, et avec beaucoup d’émotion contenue :

– Que puis-je te dire, ô mon enfant ?… Zahra est à toi, et j’en suis heureuse ! Je te connais depuis longtemps, et je suis convaincue que tu  rendras ma fille heureuse. De tout mon cœur de maman, je t’en suis reconnaissante !

– Moi, aussi, chère mère, répond Karim du même ton, je te suis reconnaissant et m’efforcerai de mériter ta confiance et celle de Zahra.

La mère de Karim intervient, très émue :

– Pour ma part, voici la « dot » que je vous offre : dorénavant,…

Elle s’adresse à la mère de Zahra :

– … tu n’es plus uniquement une voisine, tu es ma sœur.

Elle se tourne vers Zahra :

– Et toi, tu es ma fille.

Regardant la mère et Zahra ensemble :

– Vous êtes des membres à part entière de notre famille, ou, plus exactement, nous sommes désormais une seule et même famille !

A suivre …


[1]     Si Dieu veut.


 

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