De trêve en trêve, le Soudan part à la dérive : Calculs et manoeuvres occultes

Un grand nombre d’observateurs s’interroge sur les critères qui ont justifié la précipitation avec laquelle les évacuations des ressortissants ont été précipitamment organisées par les pays occidentaux, entre autres. Or, les combats ont non seulement inquiété par leur intensité mais tout prête à croire qu’ils ne vont pas prendre fin de sitôt, bien au contraire.

Le bras de fer qui plonge le Soudan dans un tourbillon sécuritaire n’est pas juste dû aux ambitions et à la rivalité qui oppose Abdel Fatah al-Burhane, chef de l’armée, à Hamdane Daglo, maître des FSR. Il y a une autre lutte, moins visible mais davantage prépondérante, entre les grandes puissances et certains pays en mal de leadership qui, derrière le rideau, défendent des intérêts majeurs. Outre les réserves d’or, dont les FSR détiennent les clés, il y a l’enjeu du Nil et de la mer Rouge de tout temps convoitée. L’entité sioniste a sans cesse manoeuvré dans ces eaux pour s’imposer comme un trouble-fête incontournable face au Soudan et à l’Éthiopie voisine.

L’assassinat d’un haut responsable égyptien lors d’une attaque contre un avion n’a pas encore dévoilé tout son mystère mais il est évident que des parties occultes travaillent à obscurcir de plus en plus le devenir du Soudan tout en impliquant son puissant voisin égyptien. La région est devenue un terrain de jeu géostratégique même si Le Caire s’efforce sans cesse de maintenir une position médiane, tout en laissant ouvertes ses frontières vers lesquelles se pressent des milliers de réfugiés soudanais fuyant la guerre. Des «fuites» de documents confidentiels au Pentagone ont nourri les réseaux sociaux, ces derniers temps, et certains d’entre eux mettent en cause l’Égypte qui aurait livré à la Russie des milliers d’obus pour la guerre en Ukraine. Cherchez l’erreur, ou mieux encore, cherchez à qui profite le crime.

L’accusation est si pernicieuse qu’elle garde une part de nuisance malgré toute la mauvaise foi qui en émane. Elle montre que les bouleversements intervenus au Proche-Orient dont la réconciliation spectaculaire entre l’Arabie saoudite et l’Iran, d’une part, et le retour plus que probable de la Syrie dans le giron arabe, d’autre part, ont de quoi alarmer les pays qui voient ces changements géostratégiques d’un mauvais oeil.

D’où la tentation d’allumer un nouveau feu dans une région qui n’a pas fini de subir le joug de la domination et de l’ingérence étrangère, le Soudan étant condamné aujourd’hui à vivre l’expérience amère de la Libye, tributaire d’une crise profonde. Sans nul doute, les groupes terroristes qui se meuvent dans toute la région subsaharienne avec une étrange et dangereuse facilité sont-ils en train de se frotter les mains tant la conjoncture conforte leur montée en puissance et leur appétit en armes et en trafics de drogue et de migrants. Déjà traumatisé par l’amputation du Sud au nom d’une prétendue sauvegarde de la démocratie teintée de croisade, le Soudan risque encore de passer par une nouvelle et tragique rupture du fragile équilibre en place depuis quelques années.


Chaabane BENSACI


                     Le Soudan se dirige-t-il vers une guerre totale ?

Au Soudan, le scénario catastrophe serait qu’un conflit prolongé entre l’armée et les paramilitaires, dans lequel aucun des deux camps ne prendrait le dessus, engendre un niveau de déstabilisation sans précédent
De la fumée s’élève d’Omdurman, près du pont d’Halfaya, lors d’affrontements entre les paramilitaires des Forces de soutien rapide et l’armée, vus de Khartoum Nord, au Soudan, le 15 avril 2023 (Reuters)

Le conflit qui a éclaté samedi 15 avril entre les Forces armées soudanaises (FAS), l’armée régulière du Soudan dirigée par Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide (FSR), les paramilitaires dirigés par Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », est d’une nature sans précédent depuis l’indépendance du pays.

Les affrontements au Soudan impliquent traditionnellement une élite armée prédatrice et kleptocrate, qui pille les ressources des régions marginalisées à la périphérie du pays, telles que le Darfour, le Kordofan du Sud ou le Soudan du Sud, aujourd’hui indépendant.

Bien que l’équilibre entre les deux forces ne soit pas total, les FSR représentent certainement le défi le plus sérieux que les FAS aient jamais eu à relever pour défendre leur hégémonie militaire dans les régions centrales du Soudan

L’armée soudanaise n’a pas évolué depuis la proclamation d’indépendance en 1956 : elle a conservé l’identité façonnée par les colons égyptiens et britanniques et reste dominée par des officiers issus d’un même milieu social, dans le nord du pays.

Ce n’est pas la première fois que des affrontements éclatent à Khartoum, conséquence des nombreux putschs – victorieux ou non – qui se sont succédé ces dernières années dans le pays, mais il s’agissait jusqu’à présent d’épisodes brefs, découlant généralement de différends idéologiques et politiques au sein de l’élite militaire. Ils n’avaient jamais provoqué de frappes aériennes d’une ampleur comparable à celles survenues à Khartoum durant le week-end du 15 et 16 avril.

Jusqu’à récemment, les groupes paramilitaires tels que les RSF n’auraient jamais cherché à s’emparer de la capitale – l’état-major de l’armée régulière les considérait d’ailleurs comme des alliés dans les conflits régionaux. Depuis la prise de pouvoir de l’ancien président Omar el-Béchir en 1989, le régime est devenu de plus en plus dépendant des milices comme celle de Hemetti.

Un conflit dangereux

La transition économique du pétrole à l’or amorcée en 2011, en réponse à la chute des exportations d’hydrocarbures, a joué en faveur de Hemetti, qui en a profité pour transformer les FSR en une armée de mercenaires semi-indépendants, qui s’est enrichie en faisant sortir clandestinement le précieux métal du Darfour et en allant prêter main-forte aux forces saoudiennes et émiraties au Yémen.

Durant la révolte de 2013, el-Béchir avait fait appel aux troupes de Hemetti pour réprimer les manifestations à Khartoum, permettant ainsi aux FSR de s’implanter durablement dans la capitale. Quelques années plus tard, en avril 2019, Hemetti avait de manière opportuniste soutenu le renversement de son ancien protecteur.

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Désormais, l’armée qualifie les FSR de « milice rebelle » – or contrairement aux autres groupes dissidents, ces dernières font partie intégrante des principaux dispositifs sécuritaires de la capitale. C’est ce qui rend le conflit actuel si particulier, et si dangereux.

L’un des signes avant-coureurs les plus clairs du conflit actuel entre Hemetti et les FAS a été le regain de confiance affiché par les vestiges du régime de Béchir affiliés au Congrès national, parti officiellement dissous.

Dans les jours qui ont précédé le début des combats, les dirigeants du Congrès national se réunissaient ouvertement, malgré l’interdiction formelle du parti à la suite de la prise du pouvoir par l’armée le 29 novembre 2019. Ils ont organisé un iftar pour Béchir à Kober, quartier urbain portant le même nom que la célèbre prison où sont détenus de nombreux oligarques islamistes déchus, et prévoyaient ouvertement un coup d’État.

Après le début des combats, Hemetti n’a pas hésité à désigner Ali Karti, secrétaire général du Mouvement islamique renaissant et ancien ministre des Affaires étrangères de Béchir, comme l’un des architectes de ce qu’il a décrit comme un effort visant à « entraîner le pays dans la guerre et [à] revenir au coup d’État [d’octobre 2021] ».

Les causes profondes

Les racines les moins profondes de la rupture entre Hemetti et Burhan remontent au coup d’État d’octobre 2021, qui a écarté par la force les civils engagés dans un partage précaire du pouvoir avec l’armée et les FSR au sein du gouvernement de transition postrévolutionnaire.

Après le coup d’État, Burhan a commencé à réhabiliter certaines personnalités de l’ancien establishment du Congrès national au sein de l’armée et de la fonction publique, ce qui a gêné Hemetti, conscient que ces figures ne lui pardonneraient jamais d’avoir trahi Béchir en 2019.

Après la destitution de ce dernier, les Forces pour la liberté et le changement (FFC) et les acteurs régionaux anti-islamistes – en particulier les Émirats arabes unis – ont vu en Hemetti un rempart potentiel contre le retour au pouvoir du Mouvement islamique et de ses alliés au sein de l’armée, même si la majorité de la rue soudanaise n’était pas prête à lui pardonner l’implication de ses troupes dans le terrible massacre perpétré lors d’un sit-in en juin 2019.

Si Burhan parvient à vaincre les FSR à court ou moyen terme, cela engendrera probablement un recul par rapport aux progrès récents vers un gouvernement civil ainsi qu’une poursuite de la réhabilitation des sécurocrates de l’ère du Congrès national au sein de l’armée et de l’appareil étatique

S’il s’est initialement rangé du côté du coup d’État de Burhan en 2021, se mettant ainsi encore plus à dos les civils, il a nommé en octobre 2022 un nouveau conseiller, Yusuf Izzat, qui a ouvert des canaux avec les dirigeants des FLC. Hemetti est ensuite devenu un fervent défenseur de l’accord-cadre de décembre 2022, qui devait établir un gouvernement de transition purement civil au Soudan, avant de reconnaître finalement que le coup d’État d’octobre 2021 avait été une « erreur ».

L’une des conditions de l’accord-cadre était l’intégration des FSR aux Forces armées soudanaises dans un délai fixé. C’est la contestation du calendrier et de la gestion de cette intégration qui a formé le contexte immédiat du déclenchement des hostilités.

À un moment donné, Burhan a insisté sur le fait que les FSR devaient être intégrées avant que le reste de l’accord-cadre ne puisse être mis en œuvre, rappelant l’entêtement des FAS en matière de calendrier qui a précédé l’éclatement du conflit au Kordofan méridional en 2011. Hemetti a pour sa part soutenu qu’il n’intégrerait pas ses forces tant que les islamistes n’auraient pas été écartés de la direction des FAS.

Alors que les tensions liées au processus d’intégration s’intensifiaient, Hemetti a commencé à déplacer ses forces de l’ouest du Soudan vers Khartoum et la ville septentrionale de Merowe, où les troupes des FAS et égyptiennes effectuaient des exercices conjoints.

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Alors que Hemetti s’était rapproché des Émirats arabes unis, les dirigeants des FAS se sont rapprochés de l’Égypte, où Burhan et les autres chefs militaires du pays avaient suivi une formation.

Le déplacement des troupes vers Merowe, où se trouve le deuxième plus grand aéroport du Soudan, semblait avoir pour but d’éviter le déploiement des forces aériennes soudanaises et égyptiennes contre les FSR dans le cadre d’un éventuel conflit.

Après un bref effort mené par des médiateurs pour éviter l’escalade des tensions entre les FAS et les FSR, des combats ont éclaté mi-avril à Merowe, Khartoum et ailleurs. Les FSR ont diffusé des images de soldats égyptiens capturés par leurs troupes à Merowe, vraisemblablement dans le but de renforcer leur image en prétendant défendre la souveraineté soudanaise.

La domination aérienne des FAS explique en partie pourquoi aucune force rebelle n’a pu marcher sur Khartoum dans l’histoire récente du pays, à l’exception de deux tentatives rapidement écrasées, soutenues par la Libye, en 1976 et en 2008.

Le problème pour les FAS aujourd’hui est que les FSR sont déjà à Khartoum. Elles disposent depuis longtemps d’une base importante à Khartoum 2, près de l’aéroport, où une bataille féroce sévit actuellement.

Une crise prolongée

Il existe désormais un risque très sérieux de conflit prolongé entre les deux belligérants.

Si les FAS ont des rangs mieux garnis, les FSR ont à leur actif une expérience au combat plus récente, notamment au Yémen, et sont capables de déployer un contingent considérable de véhicules blindés.

Pour la population, cependant, le problème est que Hemetti et Burhan, qui prospèrent grâce à des économies militarisées et à des relations clientélistes avec les puissances régionales, représentent une continuité avec les formes de politique que la révolution de 2018-2019 avait cherché à vaincre

Bien que l’équilibre entre les deux forces ne soit pas total, les FSR représentent certainement le défi le plus sérieux que les FAS aient jamais eu à relever pour défendre leur hégémonie militaire dans les régions centrales du Soudan.

Si Burhan parvient à vaincre les FSR à court ou moyen terme, cela engendrera probablement un recul par rapport aux progrès récents vers un gouvernement civil ainsi qu’une poursuite de la réhabilitation des sécurocrates de l’ère du Congrès national au sein de l’armée et de l’appareil étatique.

Une victoire nette de Hemetti face aux FAS semble moins probable, mais il espère peut-être que s’il parvient à éliminer Burhan, il sera en mesure de négocier avec les dirigeants des FAS moins proches du Congrès national.

Un tel scénario est délicat, compte tenu du mépris des dirigeants des FAS à l’égard d’un homme qu’ils considèrent comme un arriviste provincial, mais pourrait en théorie permettre à la transition actuelle de reprendre finalement son cours, même si le camp civil demeure divisé entre ceux qui sont prêts à fermer les yeux sur l’implication des FSR dans les massacres au Darfour et à Khartoum et ceux qui ne peuvent l’oublier.

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Les FSR sont encore loin de disposer d’un cadre de partisans idéologiquement engagés ou d’une base sociopolitique sérieuse, en dépit des efforts déployés par Hemetti pour en créer une par le biais de campagnes sur les réseaux sociaux. Il a toutefois cultivé des alliés parmi les élites régionales et tenté de se présenter aux dirigeants des partis politiques soudanais comme le seul acteur des services de sécurité capable de sauvegarder leurs intérêts.

Pour la population, cependant, le problème est que Hemetti et Burhan, qui prospèrent grâce à des économies militarisées et à des relations clientélistes avec les puissances régionales, représentent une continuité avec les formes de politique que la révolution de 2018-2019 avait cherché à vaincre.

Si les médiateurs nationaux ou internationaux ne parviennent pas à instaurer un cessez-le-feu, le scénario catastrophe serait qu’un conflit prolongé entre les FSR et les FAS, dans lequel aucun des deux camps ne prendrait le dessus, engendre un niveau de déstabilisation sans précédent au Soudan.

– Willow Berridge est une historienne spécialiste du Soudan moderne. Elle a écrit Civil Uprisings in Modern Sudan: The Khartoum Springs of 1964 and 1985 (Bloomsbury, 2015) et Hasan al-Turabi: Islamist Politics and Democracy in Sudan (Cambridge University Press, 2017).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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               Hemedti, itinéraire d’un seigneur de guerre au Soudan

Si l’on ne peut dissocier la crise soudanaise de son contexte économique et géopolitique, ni des forces sociales qui ont conduit au reversement d’Omar al-Bashir comme le rappelle Saïd Bouamama, cet article a le mérite de dresser le portrait du général Mohamed Hamdan Dagolo, alias Hemedti, qui conteste le pouvoir. Un portrait qui en dit long sur les tensions qui traversent le Soudan depuis de longues années. (IGA)

Des dizaines de personnes ont été tuées lors d’affrontements armés dans la capitale soudanaise, Khartoum, après des mois de tensions entre l’armée et le puissant groupe paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR). Ces tensions sont dues à des divergences sur l’intégration de ce groupe paramilitaire dans les forces armées, une condition essentielle d’un accord de transition qui n’a jamais été signé mais auquel les deux parties ont adhéré depuis 2021.

Le général Mohamed Hamdan Dagolo, plus connu sous le nom de Hemedti, est le chef des FSR. Il joue un rôle clé dans la guerre civile qui s’intensifie rapidement, comme il l’a fait à d’autres moments importants dans l’histoire récente du Soudan.

Les forces de soutien rapide de Hemedti sont dirigées par des Arabes du Darfour connus sous le nom de Janjawid. Ce terme désigne les groupes armés d’Arabes du Darfour et du Kordofan, dans l’ouest du pays. Originaires de l’extrême ouest de la périphérie, ils sont devenus, en l’espace d’une décennie, la puissance dominante à Khartoum. Et Hemedti est ainsi devenu le visage du théâtre politique violent du Soudan.

J’étudie le Soudan depuis des décennies. De 2005 à 2006, j’ai été détaché auprès de l’équipe de médiation de l’Union africaine pour le Darfour. De 2009 à 2011, j’ai également été conseiller principal auprès du Groupe de mise en œuvre de haut niveau de l’Union africaine pour le Soudan, dans la période précédant l’indépendance du Sud-Soudan. Mon dernier ouvrage, coécrit avec Justin Lynch, porte sur la démocratie inachevée au Soudan.

La carrière de Hemedti est une magistrale leçon d’entrepreneuriat politique dispensée par un spécialiste de la violence. Son comportement et l’impunité dont il jouit (jusqu’à maintenant) montrent à quel point les politiques mercenaires qui ont longtemps marqué la périphérie soudanaise ont été ramenées jusque dans la capitale.

Tout droit venu de la périphérie

Hemedti est originaire de la périphérie la plus éloignée du Soudan, il n’est pas familier à l’establishment politique de Khartoum. Son grand-père, Dagolo, était le chef d’un sous-clan qui parcourait les pâturages du Tchad et du Darfour. Les jeunes hommes issus de ce groupe de bergers de chameaux, sans terre et marginalisés, sont devenus l’élément central de la milice arabe qui a mené la contre-insurrection de Khartoum au Darfour à partir de 2003.

Hemedti a abandonné l’école pour devenir commerçant. Il n’a pas reçu d’éducation formelle. Le titre de « général » lui a été décerné en raison des compétences dont il a fait preuve comme commandant de la brigade Janjawid au Darfour méridional, au plus fort de la guerre de 2003-2005. Quelques années plus tard, il rejoignait une mutinerie contre le gouvernement, négociait une alliance avec les rebelles du Darfour et menaçait de prendre d’assaut la ville de Nyala, tenue par le gouvernement.

Hemedti conclut alors un accord avec les autorités centrales. Khartoum s’engageait ainsi à régler les salaires impayés de ses troupes et à indemniser les blessés ainsi que les familles des défunts. Quant à Hemedti, il se voyait promu général et recevait une belle somme d’argent au passage.

Après avoir réintégré les effectifs de Khartoum, Hemedti a prouvé sa loyauté. Ayant dirigé le Soudan de 1993 jusqu’à son renversement en avril 2019, le président Omar al-Bashir s’était pris d’affection pour lui. Il semblait parfois traiter Hemedti comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Cela n’a pas empêché les jeunes manifestants pro-démocratie campant devant le ministère de la Défense de voir en Hemedti le nouveau visage de l’armée après le renversement de Bashir.

Un pays dans sa poche

De retour au bercail, Hemedti a su utiliser son sens des affaires et ses prouesses militaires pour faire de sa milice une force plus puissante qu’un État soudanais en perte de vitesse.

En 2013, Al-Bashir avait constitué les Forces de soutien rapide en tant qu’unité distincte. Leur mission initiale était de combattre les rebelles de l’Armée populaire de libération du Soudan-Nord dans les monts Nouba. Cette nouvelle force arrivait alors en deuxième position. Mais, avec une flotte de nouveaux pick-up équipés de mitrailleuses lourdes, elle est rapidement devenue un acteur avec lequel il fallait compter, menant une bataille décisive contre les rebelles du Darfour en avril 2015.

À la suite de l’intervention militaire de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis au Yémen en mars 2015, le Soudan a conclu un accord avec Riyad pour déployer des troupes soudanaises au Yémen. Celui qui préside le conseil militaire de transition depuis 2019, le général Abdel Fattah al-Burhan, était alors l’un des commandants du déploiement soudanais au Yémen. Mais la plupart des combattants étaient membres des Forces de soutien rapide de Hemedti. Cette opération lui a ainsi permis de se remplir les poches d’argent liquide.

En novembre 2017, les forces de Hemedti prenaient le contrôle des mines d’or artisanales de Jebel Amer au Darfour, soit la plus grande source de revenus d’exportation du Soudan. Cette prise de contrôle faisait suite à la défaite et à la capture de son grand rival Musa Hilal, qui s’était rebellé contre Al-Bashir.

Soudain, Hemedti mettait la main sur les deux sources de devises les plus lucratives du pays.

Il a adopté un modèle de mercenariat d’État familier à ceux qui suivent la politique du Sahara. Dans la même veine, feu le président Idriss Déby du Tchad louait ses forces spéciales pour des contre-insurrections à la solde de la France ou des États-Unis. On peut s’attendre à voir un jour des troupes de la RSF déployées en Libye.

Par ailleurs, avec le déploiement routinier de paramilitaires pour combattre dans les guerres du Soudan à l’intérieur et à l’extérieur du pays, l’armée soudanaise est devenue une sorte de projet vaniteux. Elle est l’heureuse propriétaire de biens immobiliers extravagants à Khartoum, elle dispose des chars, des pièces d’artillerie et d’avions impressionnants. Mais elle ne compte que peu d’unités d’infanterie aguerries. D’autres forces sont ainsi entrées dans l’arène de la sécurité, notamment les unités opérationnelles des services nationaux de renseignement et de sécurité, les paramilitaires tels que les unités spéciales de la police – et les forces de sécurité de la République.

Moissonner la tempête

Mais il y a aussi un revers à la médaille. Tous les dirigeants du Soudan, à une exception notable près, sont issus du cœur de Khartoum et des villes voisines sur le Nil. L’exception est le Khalifa Abdullahi « al-Ta’aishi » qui était un Arabe du Darfour. Ses armées avaient fourni la majorité des forces qui ont conquis Khartoum en 1885. Or, les élites riveraines se souviennent du règne du Khalifa (1885-98) comme d’une tyrannie. Et elles sont terrifiées à l’idée d’un retour d’un tel régime.

Hemedti incarne ce cauchemar. C’est le premier dirigeant non issu de l’establishment soudanais depuis 120 ans. Au-delà des griefs contre ses paramilitaires, Hemedti est toujours reconnu comme un Darfourien et un étranger à l’establishment soudanais.

Lorsque le régime soudanais a semé le vent des Janjawids au Darfour en 2003, il ne s’attendait pas à récolter la tempête dans sa propre capitale. En fait, les graines avaient été semées bien plus tôt. Les gouvernements précédents avaient adopté une stratégie de guerre dans le sud du Soudan et le sud du Kordofan consistant à monter les populations locales les unes contre les autres. Cette stratégie a été préférée à l’envoi d’unités de l’armée régulière – composées de fils de l’establishment riverain – en danger.

Hemedti n’est autre que cette tempête qu’ils récoltent aujourd’hui. Indirectement, son ascension incarne aussi la revanche des marginaux historiques du Soudan. Leur tragédie toutefois est que l’homme qui se présente comme leur champion est en réalité le chef impitoyable d’une bande de vagabonds qui a su habilement tirer son épingle du jeu militaire transnational.


Alex De Waal est professeur de recherche et directeur exécutif de la World Peace Foundation à la Fletcher School de l’université de Tufts.


Source originale: World Peace Foundation   Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action


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