L’année 2019 a été marquée par une vague de contestation inédite en Amérique du Sud. Équateur, Chili, Bolivie… Les scènes d’émeutes se multiplient et les images montrant des militaires patrouillant dans les rues évoquent les heures sombres de certains de ces pays. Si l’Amérique du Sud actuelle — dont l’économie a été dopée par les exportations de matières premières — n’a rien à voir avec celle des années 1970, comment expliquer la colère qui s’exprime un peu partout sur le continent ?
Depuis la fin de la guerre froide, l’Amérique du Sud fait rarement la une de la presse mondiale, sinon pour évoquer ce qui peut parfois ressembler à une reprise de tout ce qui fait « cliché » ou lieu commun autour de cette région du monde, du football brésilien aux narcotrafiquants de Colombie, en passant par les considérations diverses et variées sur l’Amazonie, « poumon vert de notre planète », pour ne prendre que ces trois exemples (1). Or, les évènements politiques et sociaux graves de l’automne 2019, qui frappent différents pays de la région, rappellent toutefois une évidence : l’Amérique du Sud fait face depuis très longtemps à d’importants problèmes structurels, qu’il s’agisse de la difficulté à réduire les fortes inégalités sociales existantes, de la violence et du poids de la criminalité qui marquent de très nombreuses régions, de la persistance de tensions ethniques ou religieuses au Brésil comme dans les régions andines, ou du maintien de profondes disparités dans l’accès aux services publics et aux biens communs les plus élémentaires pour l’ensemble de la zone.
Comment doit-on interpréter ces crises en Amérique du Sud ?
Les crises actuellement en cours possèdent des origines diverses, plongeant dans l’histoire des cinq derniers siècles. L’Amérique du Sud contemporaine reste en effet le fruit d’un triple héritage indien, européen et africain. Elle est marquée par une histoire humaine et coloniale compliquée, ambivalente, faite de violence extrême et de syncrétisme culturel dans le même temps. Cet univers a conduit à l’émergence d’un monde souvent instable, qui n’est ni vraiment indien, ni réellement européen ou africain, et qui cherche encore sa place dans les grands mouvements de mondialisation actuellement en cours.
Ces crises semblent nous surprendre car l’image qui nous revient le plus souvent de l’Amérique du Sud ne traduit qu’imparfaitement la réalité des douze États qui la composent et les changements réels et importants qui se sont malgré tout accomplis ces trente dernières années. Cette difficulté à correctement appréhender les réalités de cette région du monde s’explique aussi par le fait qu’elle focalise et continue d’attirer les rêveries révolutionnaires de nombreux milieux culturels, universitaires et politiques européens ou nord-américains, avec une déformation intellectuelle favorable aux régimes « progressistes ». L’image quasi christique des tee-shirts à l’effigie d’Ernesto « Che » Guevara, portés par ceux qui croient ou qui ont cru en une dimension salvatrice de la révolution cubaine, n’est que l’une des multiples expressions de cette déformation des réalités sud-américaines, rendant encore plus compliquée l’explication objective et rationnelle des crises en cours.
L’échec politique, économique et social massif de pays comme Cuba ou le Vénézuéla bolivarien est cependant là pour nous rappeler que ces régimes ont lourdement échoué, qu’il n’existe pas de modèle idéal dans la région et que, là comme ailleurs, les raccourcis politiques se heurtent à un monde plus complexe que leur seule apparence le laisserait penser.
Interpréter globalement la crise qui frappe actuellement pêle-mêle l’Équateur, le Vénézuéla, le Brésil, le Pérou, l’Argentine, la Bolivie ou le Chili, c’est croire qu’il existe une unité de temps, de lieu et d’action en Amérique du Sud. Or, ce n’est pas le cas, si l’on s’en tient aux deux exemples les plus emblématiques de l’actuelle crise : le Chili et le Vénézuéla. Ainsi, la crise chilienne est une crise politique classique, certes grave, aux fortes origines sociales, née du coût excessif de la vie dans des villes comme Santiago, d’un blocage des structures sociales et, dans un pays démocratique et libéral, d’une difficulté à solder l’héritage structurel de la dictature militaire (1973/1990) durant ces trente dernières années. La crise vénézuélienne est pour sa part le fruit d’une politique qui est plus simplement la construction lente d’un régime dictatorial reposant sur l’accaparement de la rente pétrolière au profit d’un clan, la systématisation de la censure et de la répression policière comme mode de gouvernement, et qui a pour conséquence de pousser à l’exode des millions de Vénézuéliens qui fuient un pays où on meurt aussi de faim (on estime à 3,58 millions le nombre de Vénézuéliens actuellement réfugiés dans des pays riverains d’Amérique du Sud) et où les libertés individuelles sont en permanence bafouées.
Il faut donc comparer ce qui est comparable, faire la part des choses et voir en quoi ces crises ont des points communs, ce qui les différencie aussi et ce qui peut amener à une sortie de crise dans chacun des pays énumérés plus haut. La diversité des situations oblige évidemment à définir ce que ces crises peuvent avoir de commun soit, pour l’essentiel, les questions socio-économiques au sens large du terme, et voir en quoi ces crises ne sont pas forcément corrélées à ce qui se passe actuellement ailleurs dans le monde, malgré d’évidents parallèles faits avec la crise sociale française, les manifestations au Liban ou en Irak [voir p. 48], et les évènements de Hong Kong [voir p. 90].
Les crises sud-américaines sont la conséquence du maintien d’importants problèmes structurels
Pour n’en rester qu’à la période la plus contemporaine, celle des trente dernières années, l’histoire politique, économique et sociale des différents pays d’Amérique du Sud est marquée par une réelle volonté de nombre de ses dirigeants, de droite comme de gauche, de s’arracher à la malédiction du sous-développement, des conflits du passé hérités des rivalités frontalières entre pays riverains, des retombées locales de la guerre froide ou de régimes politiques qui ne brillaient ni par leur ouverture d’esprit, ni par leur compétence économique.
Pour la première fois depuis la période des indépendances (1810/1822), les États d’Amérique du Sud se sont globalement engagés dans des politiques de rattrapage économique, dans la construction d’organisations régionales avec un minimum d’intégration et de coopération — par exemple le Mercosur/Mercosul —, en convergeant vers des politiques d’ouverture au monde et en respectant globalement un modèle politique démocratique, plutôt que le caudillisme de droite comme de gauche.
La crise économique de 2008, qui a lourdement frappé l’Amérique latine, a fini par avoir de très importantes conséquences négatives à long terme. La région a donc buté sur trois obstacles majeurs à son développement et ces obstacles sont devenus les trois facteurs communs permettant d’expliquer les crises en cours : la force des inégalités socio-économiques dans la région ; la persistance d’une culture politique rarement faite de compromis et de consensus pour construire des réformes durables ; une mauvaise spécialisation économique, industrielle et technologique qui tend à laisser prioritairement la région dans un statut d’exportateur de matières premières, plus ou moins transformées, et qui maintient ces pays dans un fort état de dépendance à l’égard du monde extérieur.
Le maintien de fortes inégalités socio-économiques reste l’un des facteurs les plus courants pour expliquer ces crises
Premier point commun aux crises que connaissent les pays d’Amérique du Sud : le maintien de fortes inégalités socio-économiques, malgré d’importantes différences entre les pays du sous-continent. Ces inégalités nuisent tragiquement à la construction de sociétés apaisées. Pour ne s’en tenir qu’aux seuls exemples du Chili et du Vénézuéla, qui ont fait des choix politiques et économiques radicalement opposés, ces deux pays possèdent des indices de Gini élevés. L’indice chilien de Gini est de 0,466 (2) en 2018, loin des 0,572 de 1990. Ce niveau est largement meilleur que celui de nombreux autres pays de la région, mais il reste le plus mauvais de l’OCDE, dont le Chili est membre depuis mai 2010. Au Vénézuéla, la situation économique désastreuse et le climat de tension politique extrême ne permettent plus d’afficher des chiffres crédibles. Le régime présente un indice de Gini de 0,377, mais ce niveau ne correspond à aucune réalité pratique. En termes d’inégalités brutes, environ 8 % de la population chilienne vit dans des bidonvilles ou équivalents, contre globalement plus de 30 % au Vénézuéla. Si le taux de pauvreté (3) s’établit en Amérique du Sud à plus de 30 % de la population totale, selon le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), il approcherait probablement 70 % au Vénézuéla, contre environ 12 % au Chili en 2019 (4).
Malgré tout, si la crise sociale que traversent ces deux pays a donc pour point commun l’existence d’inégalités socioéconomiques, l’ampleur de ces inégalités n’est pas de même nature (5), ni leurs conséquences sur l’avenir des deux pays. De fait, le Chili est le pays de la région qui a fait le plus ces trente dernières années pour améliorer le niveau de vie de sa population, avec un PIB par habitant passé de 2294 dollars US par personne et par an en 1990 à 15 923 dollars en 2018, selon les estimations de la Banque mondiale, alors que, dans le même temps, le Vénézuéla s’est effondré socialement et économiquement, et affichait au mieux un PIB par habitant et par an de 5594 dollars en 2018. Pour le Chili, la crise a donc d’importantes bases sociales structurelles qui montrent que les efforts accomplis pour réduire les inégalités restaient insuffisants, mais cette crise est surmontable à moyen terme. Pour le Vénézuéla, par contre, la profondeur de la crise empêche de voir à quel horizon ce pays pourrait un jour se redresser.
La culture politique d’Amérique du Sud ne pousse pas aux réformes structurelles
Deuxième point commun et facteur explicatif aux crises touchant les pays de la région, l’absence de culture politique du compromis et du consensus qui n’a pas permis d’établir les bases de stratégies politiques visant à réduire efficacement et à long terme les problèmes structurels. Malgré l’existence d’une majorité de systèmes politiques pacifiés et démocratiques depuis bientôt quarante ans, les positions politiques marquées et maximalistes sont monnaie courante, du Vénézuéla d’Hugo Chavez au Brésil de Jair Messias Bolsonaro, empêchant le vote de mesures consensuelles destinées à lever les problèmes structurels. Les coups d’État militaires et civils, la violence et les élections truquées étaient une constante de la vie politique sud-américaine aux XIXe et XXe siècles. Ces « traditions » semblent resurgir à la faveur de la crise sociale des derniers mois, ne facilitant en rien la résolution des crises. La Bolivie a ainsi cumulé des élections truquées et contestées en octobre 2019, des affrontements sanglants entre factions politiques faisant 23 morts en novembre 2019, le non-respect des dispositions de la Constitution sur les mandats par le président sortant en exil Evo Morales, et l’instauration d’un pouvoir de fait avec l’arrivée à la présidence par intérim de la vice-présidente du Sénat, l’avocate Jeanine Anez. De même, en Équateur, l’explosion sociale d’octobre 2019, liée à l’augmentation des prix des carburants, a aussi conduit ce pays au bord du chaos. Conformément à ses engagements pris avec le FMI, le président équatorien Lenin Moreno a adopté le 2 octobre 2019 le décret 883 libéralisant le prix des carburants. C’est cette mesure, un peu comme l’augmentation du prix des tickets de métro de Santiago au Chili, qui a déclenché la crise. Mais, pour faire simple, comme en Bolivie, les affrontements idéologiques entre tenants d’une ligne bolivarienne et plutôt indigéniste d’une part, d’une ligne plus libérale et plus à droite d’autre part, ont conduit le pays dans une impasse (6), même si l’accord conclu le 14 octobre 2019 entre la présidence et les manifestants indigénistes sur le prix des carburants permet temporairement d’apaiser les tensions.
Au Chili, pour éviter la situation de chaos de la Bolivie ou de l’Équateur, les partis politiques ont récemment décidé de trouver une issue commune à la crise, en essayant de prendre le contre-pied des pratiques politiques traditionnelles dans la région. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les manifestants arrêteront leur mouvement. Le Congrès chilien et le président Miguel Juan Sebastian Pinera Echenique se sont accordés sur la nécessité de réformer la Constitution par référendum, prévu en avril 2020, et de préparer d’importantes réformes structurelles avec, à la clef, des élections générales en octobre 2020. La crise peut donc être appelée à se poursuivre, mais les responsables politiques chiliens, droite et gauche confondues, ont tenté de trouver une issue destinée à satisfaire les revendications des manifestants avec les accords du 15 novembre 2019. Le proche avenir dira si cette stratégie est effectivement la bonne pour le Chili.
Des difficultés économiques structurelles persistantes pour l’ensemble de la région
Troisième et dernier point commun aux pays de la région pour expliquer ces crises, l’Amérique du Sud a certes fait des progrès économiques spectaculaires en trente ans, mais ses difficultés économiques structurelles persistent. Pour rattraper leur retard et rembourser leurs dettes, de nombreux pays se sont inscrits dans des stratégies d’ajustement structurel inspirées du FMI, mais ces politiques n’ont pas forcément été couronnées de succès, comme l’a montré le cas argentin dans les années 1990, malgré les sacrifices consentis par la population. Les pays, comme le Vénézuéla, qui n’ont pas voulu s’inscrire dans cette démarche, n’ont pas mieux réussi, ont même fait pire et l’économie de ce pays s’est appauvrie pour finalement s’effondrer en 2018.
De fait, ces crises dépendent de situations économiques contrastées à travers le sous-continent, mais elles ont pour point commun d’intervenir dans des pays où la diversification économique, industrielle et technologique reste extrêmement limitée. La montée en gamme n’existe pas, sauf exceptions dans certains secteurs économiques brésiliens, et la région reste prioritairement un exportateur de matières premières, le plus souvent non transformées, et un importateur de produits à haute valeur ajoutée venus de Chine, des États-Unis, du Japon, de Corée du Sud ou d’Europe. Cette situation tend à faire perdurer un modèle hérité de la période coloniale qui ne favorise pas franchement la création et la répartition des richesses. C’est d’ailleurs un sentiment commun de frustration quant à cette situation qui semble dominer dans des pays aussi différents que la Bolivie, le Chili, l’Équateur ou même le Brésil. En effet, dans ce dernier pays, la victoire du président Bolsonaro était aussi la conséquence du sentiment qu’avaient les classes moyennes brésiliennes de reculer face à l’expansionnisme économique chinois ; un thème largement utilisé dans la campagne électorale pour les élections des 7 et 28 octobre 2018. Mais, face aux réalités et au poids du partenaire chinois dans l’économie brésilienne, le président Bolsonaro est allé lui-même à Canossa et a dû composer avec les dirigeants chinois lors du sommet des BRICS tenu au Brésil du 13 au 15 novembre 2019, au point d’affirmer que « la Chine fait de plus en plus partie de l’avenir du Brésil ». Nul ne sait si cette formule est la marque d’un constat d’impuissance face à la Chine ou le début d’une prise de conscience quant à la nécessité de rééquilibrer les rapports sino-sud-américains.
Quelles perspectives ?
Constater que les différents pays d’Amérique du Sud font face à des crises sociales, économiques et politiques de grande ampleur n’est pas une première dans l’histoire de l’Amérique du Sud. En conclure que ces évènements relèvent des mêmes causes reste cependant un raccourci approximatif. Si les pays d’Amérique du Sud devaient être classés sous une forme d’échelle de Richter des crises, le cas le plus extrême serait sans doute celui du Vénézuéla et le cas le plus modéré, celui de l’Uruguay. Les récentes élections présidentielles et parlementaires des 27 octobre et 24 novembre 2019 y ont surtout été le reflet de l’augmentation manifeste de l’insécurité dans un pays longtemps appelé « la petite Suisse de l’Amérique latine » et qui connaît maintenant l’intrusion croissante des cartels de la drogue.
Il existe toutefois une certitude majeure : la forte politisation d’une masse croissante de populations sud-américaines, qui rend difficile un règlement des crises par les seules élites politiques, d’ailleurs très souvent discréditées, à droite comme à gauche. Si ces pays veulent les surmonter, il leur faudra donc s’attaquer réellement aux trois grands facteurs explicatifs de ces crises présentés dans cet article. Sinon, sans réforme structurelle, la région court un risque majeur, celui de rester un acteur marginal et dominé des futures relations internationales économiques et politiques. L’Amérique du Sud mérite beaucoup mieux.
Auteur : Christophe-Alexandre Paillard
Haut fonctionnaire, maître de conférences à Sciences Po Paris, à l’IEP de Rennes et à l’Institut catholique de Paris, chercheur associé de l’Université Bernardo O’Higgins (UBO, Santiago, Chili), responsable du cours sur l’économie et la société brésilienne de l’École de guerre économique (EGE).
Notes
(1) Sur l’importance réelle du bassin amazonien pour l’environnement planétaire, voir l’ouvrage L’Amazonie : histoire, géographie, environnement du géographe François-Michel Le Tourneau (CNRS Éditions, 2019).
(2) Selon l’INSEE, l’indice de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de revenus, de niveaux de vie). Il varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité parfaite où tous les salaires, les revenus, les niveaux de vie seraient égaux. À l’autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus inégalitaire possible, celle où tous les salaires (les revenus, les niveaux de vie) sauf un seraient nuls. Entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que l’indice de Gini est élevé.
(3) Dans son rapport Vaincre la pauvreté humaine (2000), le PNUD définit spécifiquement trois catégories : l’extrême pauvreté, la pauvreté générale et la pauvreté humaine. Ainsi, « une personne vit dans la pauvreté extrême si elle ne dispose pas des revenus nécessaires pour satisfaire ses besoins alimentaires essentiels — habituellement définis sur la base de besoins caloriques minimaux ».
(4) Le rapport annuel « Panorama social de l’Amérique latine » de la CEPAL (Comisión Económica para América Latina y el Caribe) fait le point sur ces questions. Le rapport 2018 est disponible sur le site suivant : https://www.cepal.org/es/publicaciones/ps.
(5) Sur la société chilienne, le seul ouvrage disponible en langue française qui permet d’aborder ses contraintes et ses obstacles reste Vivre le Chili : le guide pratique de la vie au Chili (éditions Hikari, 2008).
(6) On peut se référer à l’article rédigé par l’ancien président équatorien Rafael Correa (2007/2017) dans le numéro du Monde diplomatique de novembre 2019 pour donner une interprétation plutôt d’orientation bolivarienne à la crise en cours (https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/CORREA/60918).