Nous sommes avec la Palestine qu’elle ait tort ou raison !

         

 

Par Yazid Ben Hounet, anthropologue

«Nous sommes avec la Palestine qu’elle ait tort ou raison !» (Nahnu m‘a falastîn zâlimâ au mazlûma) est une phrase prononcée en 1974 par l’ancien président algérien, Houari Boumediene. Elle est, depuis, devenue un credo en Algérie. Cette même année, Yasser Arafat, leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), que l’on qualifiait à l’époque de terroriste, était venu pour la première fois à l’ONU prendre part aux débats concernant la Palestine. Décision historique, prise grâce à l’initiative du président de la 29e session de l’Assemblée générale des Nations unies – Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères de l’Algérie et bras droit de Houari Boumediene –, et ce, en dépit de l’opposition d’Israël et des états-Unis.
Le discours de Yasser Arafat résonne encore fortement avec la triste actualité que nous observons :
«Je suis un rebelle, ma cause est la liberté. Vous êtes nombreux dans cette salle à avoir connu par le passé la même situation que moi : la position de résistance dans laquelle je suis et dans laquelle je dois lutter. Vous aussi avez dû vous battre pour faire de vos rêves une réalité. Aujourd’hui, vous devez partager mon espoir. Monsieur le président… [se tournant vers Abdelaziz Bouteflika, puis vers la salle] Je suis venu un rameau d’olivier dans une main, un fusil de combattant dans l’autre. Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier de ma main ! Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier de ma main ! Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier de ma main !»
Depuis lors, la Palestine est devenue membre observateur à l’ONU mais le processus colonial a continué, le rameau d’olivier est tombé, son porteur est mort dans des circonstances troubles et les oliveraies ont continué à être accaparées et détruites (pour terroriser les Palestiniens).
La formule – «Nous sommes avec la Palestine qu’elle ait tort ou raison !» – n’est pas, loin s’en faut, le pendant du «soutien inconditionnel à Israël». Elle a été prononcée par une personne qui savait très bien ce qu’était le combat contre le colonialisme, et contre les procédés de disqualifications morales des luttes de libération nationale.
Houari Boumediene était lui aussi un ancien officier de l’Armée de libération nationale (ALN), branche armée du Front de libération nationale algérien (FLN), selon le point de vue algérien… ou d’un mouvement terroriste selon le point de vue, à l’époque, de la puissance occupante (la France).

Le fait n’est pas propre à l’Algérie. Beaucoup de mouvements de libération nationale – comme l’ANC de l’honorable Nelson Mandela – ont été qualifiés de groupes terroristes.
Affirmer que «Nous sommes avec la Palestine qu’elle ait tort ou raison !», c’est donc dire combien nous sommes conscients en tant qu’anthropologue, chercheur et citoyen des mécanismes de délégitimation de la cause palestinienne, comme cela a été le cas pour d’autres causes de libération nationale.
Nous avons ainsi été sommés de condamner les actes de terreur du Hamas par ceux-là mêmes qui ont été complices, ou se sont tus, pendant les décennies (75 ans) de terreur qu’Israël infligeait aux Palestiniens, et en particulier aux Ghazaouis.
Nous avons été sommés de croire que le Hamas ne représentait en rien les Palestiniens, sans entendre une seule fois le point de vue des principaux concernés : les Palestiniens.
Nous avons été sommés de ne pas manifester publiquement notre solidarité et notre affection pour Ghaza et la Palestine.
Nous avons été sommés d’accepter le droit d’Israël à se défendre, quand bien même cela ne voudrait dire factuellement qu’une seule chose : les Palestiniens n’ont que le droit de mourir en silence…
Comme l’écrivait déjà Gilles Deleuze, en 1983 : «C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes.»1)
«Nous sommes avec la Palestine», c’est commencer déjà par adopter une perspective quelque peu émic, approche chère à l’anthropologue, c’est-à-dire en suivant le point de vue des premiers concernés. On remarquera alors qu’au lendemain du 7 octobre, aucun porte-parole officiel de la Palestine (membres du Fatah, branche rivale du Hamas) – que ce soit Hala Abou-Hassira, l’actuelle ambassadrice de la Palestine en France (également ici), l’ex-représentante de la Palestine en France, Leila Shahid, ou encore Riyad Mansour, l’ambassadeur de la Palestine aux Nations unies – n’ont condamné l’attaque contre Israël. Non pas qu’ils n’aient de compassion envers les victimes israéliennes.

Mais ils savent mieux que quiconque, que toute condamnation unilatérale – toute condamnation de la mort de civils israéliens, sans prise en compte des milliers de Palestiniens assassinés par l’État colonial et des effets d’une occupation longue de près de 75 ans – est un quitus à Israël dans son appel à un «soutien inébranlable pour se défendre», selon l’expression de l’ambassadeur israélien au Conseil de sécurité de l’ONU.
Les Palestiniens savent très bien, car ils en ont l’amère expérience, ce que cela veut dire concrètement. Et d’ailleurs, sans unanimité du Conseil de sécurité de l’ONU s’agissant de la condamnation du Hamas, cela n’a nullement empêché Israël (avec l’aval des USA et de l’Europe) de mettre en place le blocus total (eau, nourriture, électricité, gaz) pour toute la population de Ghaza, et de bombarder de manière continue des bâtiments à Ghaza, faisant des milliers de victimes, essentiellement civiles – dont énormément d’enfants. Que se serait-il passé si le Conseil de sécurité de l’ONU s’était aligné sur la position israélienne – et donc américaine et européenne ?

«We are not subhumans», telle était l’expression forte de Riyad Mansour, au Conseil de sécurité de l’ONU (8 octobre 2023), un jour avant que le ministre israélien de la Défense n’osa publiquement et en fanfaronnant dire ceci à propos du siège de Ghaza : «Nous combattons des animaux et nous allons donc les traiter comme tels.» Phrase dont l’intention génocidaire est évidente.
Quant aux réactions des autorités politiques et médiatiques en Amérique du Nord et en Europe, elle n’ont fait que confirmer l’hypocrisie abyssale entre les valeurs promues et la pratique. Elles n’ont que contribué à ouvrir un peu plus grand «les portes de l’enfer sur Ghaza», à y propager encore davantage une «atmosphère de fin du monde» pour toute une «enfance orpheline» (Fanon, 1959).(2)
A contrario, dans le Sud Global, mais également ici et là en Europe et en Amérique du Nord, elles ont aidé encore davantage, pour reprendre Frantz Fanon, à démystifier «définitivement les plus aliénés des colonisés».(3)


Y. B. H.


1) Gilles Deleuze, 2003 (1983), «Grandeur de Yasser Arafat», dans Deux régimes de fous, Editions de Minuit, Paris, p.222. Texte initialement paru en 1984, daté de 1983, dans la Revue d’études palestiniennes.
2) «Mme Christiana Lilliestierna, journaliste suédoise, s’est entretenue, dans un camp, avec quelques-uns des milliers d’Algériens réfugiés. Voici un extrait de reportage : «Le suivant de la chaîne est un garçon de sept ans marqué de profondes blessures faites par un fil d’acier avec lequel il fut attaché pendant que des soldats français maltraitaient et tuaient ses parents et ses sœurs. Un lieutenant avait tenu de force ses yeux ouverts, afin qu’il vît et qu’il se souvînt de cela longtemps…» «Cet enfant fut porté par son grand-père pendant cinq jours et cinq nuits avant d’atteindre le camp. L’enfant dit : ‘’Je ne désire qu’une chose : pouvoir découper un soldat français en petits morceaux, tout petits morceaux.’’ Eh bien cet enfant de sept ans, croit-on donc qu’il soit facile de lui faire oublier à la fois le meurtre de ses parents et sa vengeance énorme ? Cette enfance orpheline qui grandit dans une atmosphère de fin du monde, est-ce là tout le message que laissera la démocratie française ?» (Frantz Fanon, Sociologie d’une révolution, Maspero, 1959 p. 11.)
3) «Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que «comptent pour du beurre» la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avait précisément motivé l’embuscade.» Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, 2002 [1961], p.86.

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